Intervention de Jean-Frédéric Poisson

Réunion du 4 juin 2013 à 17h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Frédéric Poisson :

Monsieur le président de séance, je vous prie de bien vouloir transmettre au président de notre Commission une observation statistique que je souhaite en outre voir figurer au compte rendu de notre réunion : on a tellement reproché à l'Assemblée précédente de légiférer rapidement qu'il ne me semble pas inutile de relever que de très nombreux textes ont déjà été examinés selon la procédure d'urgence depuis le début de la présente législature.

J'en reviens au texte que nous examinons. Lors de la présentation par M. Lionel Jospin de son rapport devant notre Commission, l'automne dernier, j'ai déclaré que j'étais par principe réfractaire à toute mesure ayant pour objet ou pour effet de restreindre la liberté d'expression et de travail des parlementaires, car la valeur la plus fondamentale qui nous rassemble ici est sans doute la liberté qui nous est offerte d'amender, d'écrire et de voter la loi comme nous le souhaitons, sans entrave d'aucune sorte. Nous devons y veiller.

D'autre part, je ne comprendrais pas que, dans quelque texte que ce soit, la protection de la vie privée ne soit pas parfaitement garantie par la loi, y compris lorsque cette vie privée est celle de parlementaires. Or, monsieur le ministre délégué, les dispositions que vous nous soumettez comportent des risques très importants de publicité non consentie de la vie privée, au détriment des personnes directement concernées, mais aussi de leur famille. Je n'en ai en effet trouvé aucune qui protège de l'indiscrétion le patrimoine de la famille, notamment lorsque les parlementaires sont mariés sous le régime de la communauté. J'entends bien ce qu'on nous dit : que ne sera rendue publique qu'une moitié du patrimoine déclaré. Le recto de la feuille seulement, peut-être ? On voit bien l'absurdité d'une telle proposition ! Mais, quoi qu'il en soit, le dispositif que vous prévoyez présente un danger : il concernera des personnes qui n'exercent aucun mandat – et ne sont d'ailleurs pas nécessairement ravies que leur conjoint en exerce un –, alors qu'il n'y a aucune raison que leur patrimoine soit publié, sous quelque forme que ce soit.

S'agissant, troisièmement, de la transparence, monsieur le rapporteur, les démocraties diffèrent en ceci des régimes autoritaires qu'elles acceptent la préservation d'une part de secret dans la vie de toutes les personnes, même publiques. Or tous les éléments relatifs à l'utilisation du patrimoine relèvent, à l'évidence, de cette part de secret. Je le rappelle : la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen garantit la protection de la propriété, laquelle n'a de sens que si elle permet aux individus ou aux familles d'exercer leur liberté. Rendre publique sans aucune retenue la manière dont tout un chacun dispose de son patrimoine constitue une forme de transparence haïssable. C'est en réalité un moyen utilisé par l'État pour entrer par effraction dans la vie privée des individus et des familles. C'est inacceptable. Notre Commission devrait être particulièrement vigilante sur ce point.

Quatrièmement, une loi doit viser plusieurs effets : elle se doit d'être pédagogique, de contribuer à la cohésion sociale, de combattre certains comportements par les sanctions dont elle est assortie et, enfin, d'être efficace. De ces quatre objectifs, les textes que vous proposez n'atteignent que le premier : compte tenu du battage médiatique sur ce thème, tout le monde aura bien compris que ce n'est vraiment pas bien, lorsqu'on est parlementaire, de s'enrichir indûment ou de s'arroger arbitrairement des droits !

En revanche, ces textes manquent, monsieur le ministre délégué, les autres objectifs. En matière de cohésion sociale, quel en sera l'effet, si ce n'est – comme je l'ai dit dans une tribune il y a quelques semaines – de jeter les élus en pâture à l'opinion publique ? Nous avons bien vu ce qu'a donné la publication du patrimoine des membres du Gouvernement dans la presse. A-t-elle fait cesser la suspicion ? A-t-elle été prise au sérieux ? A-t-elle échappé aux commentaires moqueurs ? A-t-elle rendu la sincérité des membres du Gouvernement plus crédible ? Non, elle n'a eu aucun des effets escomptés. Cette expérience devrait au moins vous inciter à revenir sur certaines des modalités que vous prévoyez pour la publication du patrimoine des parlementaires. Sinon, il se passera exactement la même chose. M. Geoffroy l'a dit : nous avons tous à coeur de nous défaire de la suspicion dont nous faisons tous l'objet – même lorsque l'on s'attache comme vous, monsieur Dosière, à combattre toutes sortes de dérives. Or la publication des patrimoines n'est pas la bonne méthode pour y parvenir si l'on en juge par les retombées de la publication du patrimoine des membres du Gouvernement.

Quant au renforcement des peines que vous prévoyez, il dissuadera certes de transgresser les règles de la morale publique. Mais il eût été nettement préférable de sanctionner plus sévèrement les coupables sans pour autant compliquer de manière insupportable la vie de tous ceux – l'immense majorité d'entre nous – qui se comportent normalement. Vous avez l'un et l'autre, monsieur le ministre délégué, monsieur le rapporteur, paraphrasé Camus : « Puisque les hommes n'ont pas de principes, il faut qu'ils aient des règles. » Il conviendrait plutôt de faire en sorte que ceux qui n'ont ni principes ni règles subissent de lourdes punitions, à des fins pédagogiques pour tous les autres. Quant à l'efficacité de la loi, elle ne me paraît nullement garantie, la publication du patrimoine des ministres n'ayant rien donné.

Je terminerai par trois remarques. D'abord, vous faites – singulièrement M. Dosière – une confusion entre deux mesures très différentes : renforcer le contrôle des déclarations de patrimoine des élus, d'une part ; rendre publiques ces déclarations, d'autre part. Je ne suis pas opposé à la première, à condition, comme je l'ai dit lorsque nous avons auditionné M. Jospin, que ce contrôle soit confié à une autorité au-dessus de tout soupçon, à l'abri de toute forme d'influence politique. Je le répète : il ne sert à rien d'avoir un Parlement si sa liberté d'expression et son travail sont entravés.

La loi n'a jamais empêché personne d'être malhonnête, mais soit ! Renforçons les moyens de contrôle, faisons cette concession à l'opinion publique – nous ferions pourtant mieux de lui expliquer plus précisément en quoi consiste la vie d'un responsable politique, en particulier d'un parlementaire. Cependant, je ne comprends par pourquoi vous persistez à associer contrôle et publication du patrimoine des élus : si la première mesure peut apparaître légitime et compréhensible, la seconde présente les risques que j'ai exposés.

Ensuite, confier à des associations une partie de l'action publique en matière de moralisation de la vie publique est non seulement peu conforme à nos traditions juridiques, mais ouvre la voie à des dérives. Il serait détestable que le militantisme politique prenne le pas sur la lutte contre la corruption. Il convient de l'éviter à tout prix. C'est d'ailleurs ce que vous avez dit, monsieur le ministre délégué.

Enfin, je me pose la question de l'opportunité de ces projets. Même si le rapporteur les a replacés avec raison dans une perspective historique plus longue, on ne m'empêchera pas de constater qu'ils tombent à point nommé ! J'apprécie peu le stratagème qui consiste, pour faire oublier la faute d'un seul, à la faire porter par tous. Cette forme d'exercice collectif de la responsabilité pénale n'est ni conforme à nos traditions juridiques, ni acceptable sur un plan moral : elle est injuste à l'égard de tous ceux qui exercent une responsabilité politique, notamment des parlementaires.

Pour toutes ces raisons, malgré l'ouverture toute relative faite par M. Geoffroy à la fin de son intervention, je ne voterai pas en faveur de ces textes.

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