Intervention de Patrick de Schrynmakers

Réunion du 19 juin 2013 à 11h00
Commission d'enquête chargée d'investiguer sur la situation de la sidérurgie et de la métallurgie françaises et européennes dans la crise économique et financière et sur les conditions de leur sauvegarde et de leur développement

Patrick de Schrynmakers, ancien secrétaire général de l'Association européenne de l'aluminium, AEA :

Je suis né en Belgique, j'ai vécu en Afrique pendant les dix premières années de ma vie, puis, en tant qu'ingénieur commercial de l'École de Commerce de Solvay, j'ai dédié toute ma vie à l'industrie. J'ai d'abord travaillé pour Solvay au Brésil dans la finance puis pour la réorganisation de sociétés. Je suis ensuite rentré en Europe pour m'occuper d'une filature de lin pendant quinze ans. J'ai également créé de nouveaux produits composites pour l'industrie automobile – j'ai fait une alliance avec La Chanvrière de l'Aube – et, au cours des douze dernières années, jusqu'en janvier dernier, j'ai dirigé l'Association européenne de l'aluminium.

Celle-ci regroupe plus de 85 % de l'industrie de l'aluminium, dont la totalité des smelters – ou fonderies –, 90 % du laminage et plus de 75 % de l'extrusion.

Je me suis battu pendant douze ans à Bruxelles avec toute mon équipe, qui a compté jusqu'à 20 personnes, pour que la Commission européenne se dote d'une politique industrielle doublée d'une politique énergétique, les deux allant de pair.

Ces politiques ont enfin gagné en importance, la crise aidant, mais la partie est loin d'être gagnée. Il est donc essentiel que la France les influence et en encourage le développement rapide. Les grandes lignes de la politique énergétique européenne se décidant à Bruxelles, je ne puis que vous inviter à suivre activement ce qui s'y passe.

Sans politique énergétique digne de ce nom, l'industrie européenne – notamment l'industrie lourde et celle des matières premières, dont une grande partie est très intensive en énergie – est condamnée. C'est également le cas d'une partie de l'industrie française.

La Commission s'est finalement engagée dans une réflexion stratégique sur l'avenir des filières industrielles européennes incluant les multinationales, les grandes entreprises et les PME. Mais cette réflexion mettra du temps pour déboucher sur des mesures concrètes, et beaucoup de mal a déjà été fait.

Après des années de lutte pour faire comprendre à la Commission l'impact crucial de la législation européenne sur notre industrie, deux secteurs industriels européens ont bénéficié d'un projet financé par la Commission – d'un montant d'environ 1 million d'euros – : le raffinage de pétrole et l'aluminium. Jusqu'ici, la Commission s'était en effet principalement intéressée au charbon et à l'acier.

Il s'agit d'une étude intitulée « Fitness Check » – ou « vérification de santé ». Concernant l'aluminium, le développement du projet a été confié au Centre for European Policies Studies (CEPS), un institut de recherche travaillant pour la Commission sur l'aluminium et maintenant aussi sur l'acier. Ce projet commence par une description chiffrée du secteur et de sa chaîne de valeur – ce qui a déjà été fait pour l'aluminium – et se poursuit –aujourd'hui – par une analyse de l'impact de l'énergie sur le secteur. Il fera ensuite l'objet au cours du mois de juin d'une étude des impacts de la concurrence et du changement climatique. Les vacances d'été seront consacrées aux impacts environnementaux, puis aux aspects relatifs au commerce extérieur, ainsi qu'aux politiques de droits de douane et autres.

Ce travail devrait être fini fin septembre. Si le rapport décrira les impacts de la législation, il ne proposera en aucun cas une liste de recommandations. En octobre, la direction générale Entreprises et industrie (DG ENT) de la Commission devra analyser le rapport et proposer des mesures de soutien à l'industrie. Le Commissaire Tajani, est pressé car il compte sur ce travail pour pouvoir alimenter le premier Sommet européen dédié à la compétitivité de l'industrie, prévu pour février 2014. Cela devrait retenir toute l'attention de votre commission et de votre ministre Arnaud Montebourg.

Il est important de comprendre que la direction générale Concurrence (DG COMP) n'a pas voulu jusqu'à présent définir des lignes claires en matière de soutien à l'industrie qui s'appliqueraient à tous les pays. Les États membres ont donc gardé la main dans ce domaine et deux pays en profitent largement : l'Allemagne et, dans une moindre mesure, la Norvège. Beaucoup de pays tirent parti de cette situation pour ne rien faire, ce qui est dramatique pour l'évolution de l'industrie.

Le problème le plus critique est l'impact que le système ETS – Emissions Trading Scheme ou système communautaire d'échange de quotas d'émission de carbone – a sur les prix de l'électricité, ou ce que nous appelons l'impact indirect de l'ETS sur l'industrie. Cet impact va jusqu'à huit fois celui des émissions générées par notre industrie dans les électrolyses et usines de fabrication d'alumine. La DG COMP ne comprend pas assez les conséquences que cela a sur l'industrie intensive en énergie. De plus, elle s'occupe essentiellement des problèmes de compétitivité intra-européenne, alors que dans notre secteur, cela n'a pas d'importance, même si le prix de l'électricité peut être très différent selon les pays. En revanche, elle se désintéresse de la concurrence extra-européenne, ce qui devrait pourtant être l'essentiel de ses préoccupations !

Dans le passé, la plupart des smelters avaient des contrats à long terme avec les producteurs d'énergie électrique qui, lorsqu'ils avaient un projet ambitieux, souhaitaient voir une industrie de l'aluminium s'installer près d'eux – la dernière usine d'aluminium construite en Europe l'a été à Dunkerque, à proximité de la centrale nucléaire et tourne jour et nuit, utilisant une part importante de la capacité d'EDF Dunkerque. En effet, un smelter fonctionne toute l'année et a une consommation importante et invariable. Or, produire de l'énergie constante coûte jusqu'à dix-huit fois moins que de l'énergie variable. La Commission n'a jamais intégré ces données.

L'industrie de l'aluminium a décidé, dès le début, d'accélérer le programme « Fitness Check ». Elle n'a plus rien à perdre – nous avons encore une capacité de 3,1 millions de tonnes en Europe, sachant que seules 2 millions de tonnes sont produites et que si les toutes les entreprises dont les contrats venus à échéance avaient arrêté leur production, on en serait à 1 million de tonnes. Cependant, quelques usines continuent à tourner, même à perte, en espérant que le mauvais cap pourra être passé bientôt.

Or, pour les deux smelters restant en France, les contrats à long terme arrivent à échéance en 2014 pour Saint-Jean-de-Maurienne et 2017 pour Dunkerque.

Ces contrats d'électricité à long terme ne sont plus à l'ordre du jour pour les producteurs d'électricité, pour plusieurs raisons : la DG COMP s'y oppose, principalement pour des motifs nébuleux et par mauvaise compréhension des mécanismes sous-tendus, alléguant la « forclosure » ou forclusion ; surtout, le climat d'incertitude législatif européen est tel que les producteurs d'électricité privés ne veulent plus investir massivement et, partant, ne prennent plus de risques ; pour eux, les contrats à long terme avec l'industrie se justifient principalement pour aider à financer des projets de développement ambitieux, qu'ils ne peuvent avoir dans ce contexte. Bref, il n'y a pas de climat favorable au réinvestissement.

De plus, les prix de l'électricité européens souffrent d'un manque de concurrence, car il n'y a pas d'interconnexion entre les réseaux – nous la réclamons pourtant depuis des années. En fait, la concurrence est aux mains d'oligopoles. Il est grand temps d'y remédier et j'espère que vous y contribuerez !

Si certains pays continuent d'une façon ou d'une autre de privilégier leur industrie, qu'ils considèrent à raison comme stratégique, en continuant à appliquer des tarifs spéciaux à certaines entreprises, le pire est que la Commission s'intéresse de très près à ces pratiques, les condamne et applique des sanctions financières lourdes. D'autres pays compensent leur industrie pour le surcoût électrique, c'est le cas de la Norvège et de l'Allemagne, même si celle-ci a été incapable pendant un an et demi de compenser le coût de l'ETS car la DG COMP s'y est opposée. Par ailleurs, les directives en la matière ont accouché d'une souris.

En Italie, une fermeture définitive a été décidée en raison d'un système de compensation que la DG COMP a critiqué, forçant Alcoa à rembourser 450 millions d'euros, au motif que le schéma mis en place par le gouvernement italien était inacceptable au regard des règles européennes – à charge pour le consommateur industriel de payer l'addition. C'est absurde !

Cela est d'ailleurs un drame pour la Sardaigne – sachant que l'île vivait du smelter qu'elle abritait et que les deux centrales électriques ont ensuite été arrêtées, ce qui a posé des problèmes d'approvisionnement en électricité et coûté 40 % de l'emploi local. La fermeture du site de Rio Tinto dans le nord de l'Angleterre a été également catastrophique pour l'économie locale. Or la Commission n'a pas l'air de s'en soucier.

En poussant à une harmonisation des tarifs électriques européens, celle-ci entraîne par conséquent l'industrie électro-intensive dans la débâcle et le chaos. Il est vital de comprendre qu'on ne peut pas appliquer les mêmes tarifs d'électricité à toutes les catégories de consommateurs, car la structure des coûts est très différente pour le producteur d'énergie d'un client-type à un autre. Dans le passé, les États en tenaient compte et adoptaient des tarifs spéciaux pour les gros consommateurs.

Les tarifs électriques devraient être en accord avec les profils de consommation, ce que l'Europe tend à refuser jusqu'à présent. C'est une partie du noeud du problème.

Rappelons que les smelters européens ont aidé les distributeurs à éviter les coupures de courant ou « blackouts » – qui peuvent en quelques heures s'étendre à l'ensemble de l'Europe –, en coupant l'alimentation des producteurs d'aluminium pour quelques heures et en offrant une compensation à l'industrie pour le manque à gagner. Sans électro-intensifs interruptibles, comme l'aluminium, plus de sécurité d'approvisionnement !

Les sociétés d'aluminium qui ont été sollicitées dans le cadre du « Fitness Check », – une dizaine d'usines d'aluminium primaire, dont les deux françaises – ont communiqué à la Commission toutes leurs données de coûts et les détails de leurs contrats d'électricité. Elles ont décidé de jouer la transparence totale, et ce, quels que soient le pays ou la structure de l'actionnariat.

Cela n'est pas le cas de l'acier, dont le secteur bénéficiait déjà de l'organisation de tables rondes avec la Commission, ses grands patrons et les syndicats. Or, comme la Commission ne voyait pas de progrès, ce métal a été rajouté en février 2013 dans les secteurs bénéficiant d'un « Fitness Check ». Mais le secteur reste très divisé au niveau européen.

D'ailleurs, M. Tajani a félicité l'aluminium lors du dernier « European Business Summit » à Bruxelles et a blâmé l'acier pour son manque de collaboration et de transparence.

Les problématiques du recyclage, nécessaires à la conservation des matières premières, sont essentielles pour l'industrie de l'aluminium et sont également au centre des préoccupations de Bruxelles. Mais il faut mettre un terme au mythe d'une industrie circulaire, à laquelle celle-ci rêve. L'aluminium est un métal jeune, en pleine expansion, qui a commencé à être produit industriellement en 1888 en France et aux États-Unis et s'est développé dans le domaine civil après la Seconde Guerre mondiale. On le retrouve dans une multitude d'objets possibles.

Je suis favorable à la récupération de tout l'aluminium en fin de vie ou scraps. Alors que 35 % du coût de production d'aluminium primaire en moyenne mondiale sont constitués par l'électricité, recycler de l'aluminium consomme 5 % de l'énergie nécessaire pour cette production. D'ailleurs, celui-ci est un des métaux dont le recyclage demande le moins d'énergie, nettement moins que l'acier.

Chaque kilo de ce métal est un trésor, un concentré d'énergie européenne chère, que nous devons garder. Or, alors que l'Europe importait traditionnellement 400 000 à 500 000 tonnes de scraps d'aluminium, principalement de Russie, elle en exporte aujourd'hui – et ce, à bon marché – près d'un million de tonnes, essentiellement vers la Chine et l'Inde.

La Chine subventionne l'importation de ces scraps lorsqu'elle est à cours d'énergie, car elle peut ce faisant assurer la production d'aluminium nécessaire à la réalisation de ses plans avec seulement près de 5 % de l'énergie nécessaire à la production équivalente d'aluminium primaire – sans parler des incitations fiscales. En une semaine, elle a ainsi envoyé 200 personnes en Europe, qui ont collecté 500 000 tonnes de scraps. Or la Commission se veut le défenseur du marché libre de ces produits, ce qui est une ineptie.

D'ailleurs, la Chine, qui est le plus grand producteur et bientôt consommateur d'aluminium dans le monde, investit la plus grande partie de sa production de ce métal dans des applications à longue durée de vie, comme le bâtiment et les machines, et génère donc très peu de scraps. Tandis qu'en Europe, l'aluminium sert beaucoup à la fabrication de canettes ou de voitures, dont le recyclage intervient respectivement deux mois ou dix-huit ans plus tard – sachant que ces dernières, qui contiennent 140 et bientôt 160 ou 170 kg de ce métal, sont souvent démantelées hors du continent, ce qui accroît encore les exportations en la matière.

L'aluminium bénéficie en Europe d'un système de droits d'importation de 4 % sur l'alumine – sachant que quasiment toute celle-ci provient de pays ayant des accords spéciaux avec l'Europe, mais que cela posera un gros problème pour l'Islande si elle rejoint l'Union européenne –, 6 % sur le métal et 7,5 % sur les produits semi-ouvrés – les droits étant plus importants sur les produits à plus forte valeur ajoutée. Plus de 80 % de l'aluminium importé en Europe sont exonérés de droits de douane, car venant de pays de la zone « Afrique-Caraïbes-Pacifique » (ACP) notamment, les seuls pays payant ceux-ci étant principalement la Russie et le Moyen-Orient. Cela génère des tensions importantes dans l'industrie : j'ai donc obtenu, il y a quelques années, en accord avec la Commission, de réduire les droits de douane sur l'importation de métal primaire non-allié de 6 à 3 %.

La tendance actuelle à la scission de groupes très intégrés est regrettable. Norsk Hydro constitue à et égard une exception, même s'il est en train de se défaire de l'activité d'extrusion ; il en est de même d'Alcoa, dans une moindre mesure. Je suis désolé de voir notamment que Péchiney, ce précurseur et leader de technologies, a été purement et simplement démantelé !

Par ailleurs, j'ai entrepris un second ajustement, il y a environ deux ans, consistant à réduire les droits d'importation de 6 à 4,5 % sur une partie de l'aluminium primaire allié, les pains d'aluminium servant au laminage et les billettes d'extrusion utilisées pour le filage. Il devrait entrer en vigueur le 1er janvier 2014 : la France sera consultée ; j'espère que vous soutiendrez cette mesure, qui permettra de conserver un climat d'entente dans la filière, lequel est vital.

De nombreux pays ont adopté des droits de douane prohibitifs sur leur aluminium fin de vie, comme un impôt à l'exportation de 50 % Russie. D'autres, comme l'Ukraine, en ont interdit l'exportation. La Commission est de plus en plus consciente de l'importance de garder les matières recyclables en Europe, mais ne peut se décider à suivre l'exemple du reste du monde, qui soit accorde des subventions, soit octroie des avantages fiscaux ou diverses distorsions de concurrence non tarifaires.

Un des projets de la DG COMP est de supprimer les procédés anti-dumping, ce qui est un scandale, alors qu'on devrait au contraire augmenter les droits existants. Nous sommes la risée du monde !

J'ai, avec l'intermédiaire d'Eurométaux, aidé certains secteurs à concevoir des dossiers anti-dumping à coût modéré, mais l'Europe met deux ans au minimum pour se doter de dispositifs en la matière contre six mois pour les États-Unis. De plus, les critères retenus sont si sévères en Europe que 85 % des dossiers sont refusés pour insuffisance de dommage, ce qui est scandaleux. Il faut que les pays fassent pression sur la Commission pour que cela cesse.

L'aluminium est encore en plein développement, stratégiquement essentiel et sa filière de production trouve de plus en plus de ramifications et de nouvelles applications dans les produits du futur. Il n'est guère d'objet de haute technologie dans lequel il ne soit pas présent. La France se doit de maîtriser l'ensemble de la chaîne de valeur dans ce domaine, ce qui est essentiel à son indépendance.

D'autant qu'elle a été pionnière dans ce domaine, avec les États-Unis, et a bénéficié d'un avantage technique sur l'ensemble du monde – qu'elle est en train de perdre. Or plus les entreprises sont petites, plus il est difficile de les fédérer, alors que c'est pour elles que le besoin est le plus grand. Cela dit, la voix des PME a plus de portée que celle des grandes, autant vis-à-vis des responsables politiques que de la Commission.

En France, il serait très dommageable pour son économie de n'en faire profiter que les autres et plus encore de perdre sa position de force dans ce domaine.

L'AEA est là pour vous aider à Bruxelles, via l'Association française de l'aluminium (AFA) si nécessaire, pour tenter d'influer sur les aspects législatifs, qui pourraient se révéler désastreux pour l'industrie de l'aluminium – près de 80 % des projets législatifs en Europe proviennent des instances européennes elles-mêmes, bien que, parfois, il est vrai, sur recommandation d'un pays ou d'un autre. Il est toujours plus facile de prévenir que de guérir.

À cet égard, imaginer qu'on va taxer des produits importés ne satisfaisant pas aux impératifs environnementaux européens est une illusion, car il existe autant de différences d'impacts environnementaux que de smelters, d'autant que l'on ne peut établir une traçabilité de l'aluminium et qu'il est impossible de distinguer l'aluminium primaire de l'aluminium recyclé. Quelle taxe appliquer ainsi à un vélo, qui se compose de tant de matériaux différents d'origines si diverses, car taxer seulement les matières premières reviendrait à perdre une position concurrentielle sur les produits finis, et qu'il faudrait aussi protéger les produits finis pour sauvegarder notre industrie ?

La Commission européenne a fait le contraire de ce qu'il fallait faire en matière énergétique, sous couvert de très bons principes. Il serait souhaitable à cet égard que les responsables politiques aient eu quelques années d'expérience pratique dans la vie des affaires ou industrielle. Je suis moi-même pour l'écologie, mais pour une écologie raisonnée, respectueuse de l'équilibre des marchés mondiaux.

Cela étant, si l'on résout le problème du coût de l'énergie en France et en Europe, on pourra développer une industrie compétitive, car nous avons tous les atouts pour cela par ailleurs.

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