Intervention de Jean-Christophe Lagarde

Séance en hémicycle du 3 juillet 2013 à 21h30
Interdiction du cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de député ou de sénateur -interdiction du cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de représentant au parlement européen — Motion de renvoi en commission

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Christophe Lagarde :

Je le répète : la France est un État extrêmement centralisé, contrairement aux pays avec lesquels on la compare, dès qu'il s'agit de débattre du cumul. En Allemagne, l'État est fédéral et une grande partie des règles est entre les mains des Länder, ce qui leur permet d'adapter les règles de l'éducation, de l'économie, du travail, ou encore des relations sociales, aux réalités locales.

Il est donc moins important, dans une telle structure fédérale, de relayer les pouvoirs locaux au sein du Parlement, car les règles nationales sont moins nombreuses, et le plus souvent adaptables par les assemblées locales. Un certain nombre de règles fédérales ne peuvent être décidées que si les pouvoirs locaux acceptent d'y consentir. Mieux encore, il n'est pas nécessaire, et même parfaitement inutile, de briguer des responsabilités au Bundestag, ou même au Bundesrat, si l'on veut peser sur la politique monétaire, et donc économique, du pays. En effet, ce sont les représentants des exécutifs locaux qui siègent au sein du conseil de la banque fédérale et qui y exercent une réelle influence.

On voit bien qu'en Allemagne, c'est le partage des responsabilités entre pouvoir national et pouvoir local qui a rendu inutile, sans fondement et sans intérêt le cumul de responsabilités locales et nationales. En effet, point n'est besoin, de l'autre côté du Rhin, d'être parlementaire pour espérer peser sur la politique économique, sociale et culturelle de son pays. Si l'on ajoute à cela le fait que l'Allemagne jouit d'un régime parlementaire qui permet aux partis politiques de peser réellement sur les décisions du Gouvernement fédéral, on comprend que les grands élus locaux ont, dans les débats nationaux, une influence au moins aussi importante que les parlementaires.

Rien de tel en France : les partis politiques ne servent que de rampe de lancement présidentielle lorsqu'ils sont dans l'opposition – leur contribution au programme est d'ailleurs minime – et de simples exécutants de la volonté du prince, pour ne pas dire de paillassons des gouvernements, lorsqu'ils se retrouvent dans la majorité. Ce texte nous en donnera, je crois, une nouvelle illustration.

Aux États-Unis, le cumul des mandats n'existe pas non plus : là encore, c'est la nature fédérale de l'État qui explique le caractère non nécessaire du cumul des mandats, et même son impossibilité pratique. En effet, le pouvoir des États, des comtés et des villes étant incomparablement plus étendu aux États-Unis que les quelques bribes de pouvoir qui sont concédées aux exécutifs locaux en France, il n'est nul besoin là-bas – et ce serait même souvent contre-productif – de vouloir rassembler pouvoir local et pouvoir national pour être efficace.

Le premier détermine si largement la vie des citoyens que le second est presque relégué et cantonné aux échanges internationaux, à la défense nationale et aux affaires étrangères : c'est le niveau de pouvoir qui, aux yeux des Américains, a le moins d'effets sur leur vie quotidienne, et sur lequel ils exercent le moins d'influence. Chacun comprendra que tel n'est pas le cas en France. Et là encore, la puissance des exécutifs locaux est telle qu'un gouverneur, par exemple, dispose, dans les grands débats qui traversent ce pays, d'une voix plus forte, plus entendue et plus respectée que les parlementaires nationaux.

Les États-Unis disposent, par ailleurs, d'un Parlement qui exerce un rôle législatif réel, loin de l'ersatz que la Constitution de la Ve République offre aux parlementaires français, si bien qu'être un simple parlementaire aux États-Unis est une réelle source d'influence, à la fois dans le processus législatif et sur le Gouvernement. Ce n'est absolument pas le cas dans notre pays, comme chacun et chacune d'entre nous le sait bien. Aux États-Unis, les élus couvrent des circonscriptions si larges et si peuplées, ils jouent un rôle législatif si concret et si réel, qu'on voit bien qu'ils ne pourraient pas exercer d'autres responsabilités en même temps.

Je pourrais naturellement poursuivre la comparaison avec d'autres démocraties occidentales, avec des États fédéraux comme l'Espagne, des régimes parlementaires comme l'Italie ou le Royaume-Uni : chaque fois, on s'apercevrait que le non-cumul des mandats est le résultat d'un système institutionnel donné, qui ne correspond en rien à la situation française.

Aussi, à nos yeux, pourrait-on envisager en France une règle interdisant le cumul des mandats locaux et nationaux, si celle-ci était la résultante d'un changement institutionnel profond et salutaire pour notre pays, si elle venait couronner un véritable mouvement de modernisation de la démocratie française, et si elle ne se contentait pas d'en ripoliner la façade. Cette démocratie prisonnière d'une monarchie républicaine, que tous nos princes successifs ont dénoncée lorsqu'ils prétendaient à la magistrature suprême, ils s'en sont fort bien accommodés une fois en place, notre actuel chef de l'État ne faisant aucunement exception à la règle.

Contrairement à de nombreuses autres démocraties plus modernes, l'exécutif concentre, en France, un nombre impressionnant de pouvoirs, que nous jugeons excessifs. Il peut à sa guise dissoudre l'Assemblée nationale, ce qui induit une quasi-impossibilité pour la majorité parlementaire de mettre en cause la responsabilité du Gouvernement ; il nomme, sans réel contrôle, aux plus hautes fonctions de l'État ; il nomme aussi les dirigeants des grandes entreprises publiques et des entreprises dans lesquelles l'État est fortement présent ; il est à l'origine de la plupart des projets de loi ; il peut interrompre à tout moment une discussion parlementaire, revenir sur un vote des assemblées quand bon lui semble, et même faire adopter des textes sans vote et sans majorité grâce à l'article 49-3 – désormais, il se contente même de menacer de l'utiliser.

Il n'a aucun compte à rendre sur les décisions prises dans le domaine réglementaire et la ratification par le Parlement de traités internationaux, à la négociation desquels il n'est en rien associé, n'est qu'une formalité ; l'engagement militaire des armées ne dépend que du bon plaisir du Président et les débats, désormais obligatoires au bout de trois mois, ont montré toute leur limite ; la défense nationale n'est décidée que par lui ; les services secrets ne rendent aucun compte réel à la représentation nationale, comme c'est le cas, par exemple, aux États-Unis. Je m'arrête ici, tant l'inventaire à la Prévert serait fastidieux, et parce que chacun d'entre nous, une fois les masques tombés, a conscience de tout cela, qu'il le regrette ou qu'il s'en réjouisse.

Et cette concentration excessive des pouvoirs n'est contrebalancée, contrairement à ce qui se passe dans les autres grandes démocraties, par aucun autre pouvoir qui puisse l'arrêter ou le démettre. Ainsi, le Président de la République gouverne le pays sans être politiquement responsable devant le Parlement, et la responsabilité du Gouvernement devant le Parlement – pardonnez-moi, monsieur le ministre – est une fiction qui n'a d'ailleurs été démentie qu'une seule fois en cinquante-cinq ans.

Et c'est dans ce contexte que vous prétendez renforcer le rôle des parlementaires en les affaiblissant électoralement ?

Un grand bouleversement institutionnel pourrait rendre utile, et même bénéfique, une limitation stricte du cumul des mandats. Mais sans cette concomitance, le simple fait d'interdire le cumul entre le mandat de parlementaire et celui d'un exécutif local ne pourra avoir que de lourdes conséquences sur notre système institutionnel.

Chacun d'entre nous, et plus particulièrement les promoteurs de ce projet de loi, devrait le mesurer plutôt que de se laisser aller à la facilité d'arguments populistes. Pour reprendre la formule d'un de vos amis sénateurs, et pas le moindre puisqu'il s'agit de Gérard Collomb : « La suppression pure et simple du cumul, c'est bête et méchant ».

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