Je suis professeur d'immunologie à l'Université Paris Diderot et à la Faculté de médecine Xavier Bichat. Depuis une vingtaine d'années, je travaille sur des phénomènes de mort cellulaire – phénomènes d'autodestruction, de mort programmée ou d'apoptose –, qu'il s'agisse de leur rôle dans les maladies ou de leur origine possible au cours de l'évolution du vivant. J'ai écrit à la fin des années 1990 un livre qui parlait de ce domaine de recherche, du nouveau regard qu'il permettait de porter sur la santé et la maladie, et sur la manière dont il renouvelait la théorie de l'évolution du vivant, tout en montrant en quoi ce regard nouveau sur les relations entre la vie et la mort pouvait avoir des implications culturelles, philosophiques et anthropologiques.
À la suite de la publication de ce livre, en 2002, des membres du comité d'éthique de l'INSERM m'ont proposé de participer à leurs travaux. Depuis dix ans, j'exerce donc cette activité essentielle et passionnante. La clinique, la recherche et la réflexion éthique procèdent en effet, selon moi, de la même démarche sous une forme différente. Peut-être que cette attitude tient-elle à mon parcours. Cela évoque aussi ce qu'Emmanuel Levinas disait de la démarche éthique, qui était pour lui un reflet de la vocation médicale de l'homme. J'ai toujours pensé que la science et la recherche scientifique devraient faire partie de la culture, et que la réflexion sur les implications éthiques de ces connaissances et applications nouvelles devrait faire partie de la démocratie vivante.
Chacun a une vision personnelle et singulière de la démarche éthique, et c'est ce qui fait sa richesse. À mon sens, il existe une relation très étroite entre cette démarche et celle de la recherche scientifique. Selon moi, il existe la même relation entre la démarche éthique, les lois, les bonnes pratiques, la déontologie, et entre la recherche scientifique et la connaissance ou le savoir. La recherche scientifique est à la fois une démarche de respect pour tout le savoir accumulé et, paradoxalement, une démarche de transgression, qui fait le pari que le meilleur service qu'on puisse rendre aux connaissances est de les remettre en question, d'explorer l'inconnu et d'essayer d'acquérir des connaissances nouvelles plus intéressantes que les anciennes. Bien que son objet ne soit pas le même, la démarche éthique est ce questionnement permanent qui consiste à se demander si ce qui a été établi jusque-là comme les meilleures solutions possibles respecte au mieux les droits des personnes, met le mieux en relation les conduites et les valeurs, voire fait ressortir, dans certaines situations anciennes ou nouvelles, des conflits entre des valeurs toutes aussi respectables les unes que les autres. Je pense aussi que la démarche éthique évolue avec la connaissance, et que la réflexion éthique influe sur la manière dont se développent et dont sont reçues les connaissances nouvelles et leurs applications. Nous sommes ici dans une « co-évolution ».
Si la réflexion éthique est entamée suffisamment en amont dans la recherche, ce qui est hélas trop rare, non seulement la démarche de réflexion éthique et la démarche de recherche scientifique se ressemblent, mais elles peuvent se confondre. S'interroger sur la signification d'une idée ou d'une application nouvelle, c'est en effet aussi s'interroger sur les implications qu'elle pourrait avoir. Se demander quelles pourraient être les conséquences de ce qu'on est en train de produire, c'est une façon de s'interroger sur la signification de ce qu'on produit. Cette dimension épistémologique est le lien, l'articulation sans doute la plus étroite, entre la recherche scientifique et la réflexion éthique.
Vous savez que le CCNE émet des avis et peut faire des recommandations. Il y a souvent une confusion entre les deux – on a tendance à comprendre un avis comme une série de recommandations. Or si les recommandations sont importantes, le travail de questionnement et d'éclairage des enjeux que reflètent les avis est sans doute le meilleur service que puisse rendre le CCNE à la société. Plutôt que de considérer qu'il va donner les bonnes solutions et dicter les conduites, il s'agit d'éclairer les enjeux du choix, et de faire au niveau collectif ce qui est au fondement de la démarche éthique biomédicale moderne : insuffler l'idée que le choix libre et informé est un processus essentiel dans une démocratie.
Le CCNE a été créé en 1983 – il fêtera son trentième anniversaire au printemps. Ce fut le premier à être créé au monde, peu après la naissance d'Amandine, conçue par fécondation in vitro. Les pouvoirs nouveaux donnés par une possibilité d'application nouvelle suscitaient alors interrogations et inquiétudes. S'il est légitime de s'interroger sur les implications des applications ou des objets nouveaux, on méconnaît souvent le fait que les questions éthiques majeures tiennent aux bouleversements des connaissances et des représentations que nous nous faisons du vivant et de l'humain apportés par des démarches scientifiques nouvelles. Le plus grand désastre en termes d'éthique biomédicale est né non de la découverte d'une application nouvelle de la biologie, mais du dévoiement d'une révolution scientifique, la théorie darwinienne de l'évolution du vivant. L'eugénisme, la stérilisation forcée de dizaines de milliers de personnes, la justification pseudo-scientifique du racisme dans des démocraties, l'assassinat de personnes handicapées mentales et le génocide dans une dictature ont été une conséquence de la manière dont une société, la politique et la culture ont revisité une théorie scientifique majeure. Les changements de regard, ce que l'on fait des nouvelles représentations et des nouvelles connaissances, sont parfois plus importants que les applications nouvelles, car ils déterminent la manière dont ces applications seront utilisées. Pour prendre un exemple, un test génétique n'est ni bon ni mauvais : ce qui est important, c'est l'idée que l'on se fait de ce qu'il va dire et de la personne pour laquelle on l'utilisera. Cette réflexion sur les nouvelles représentations est aussi importante que la vigilance, la veille et l'interrogation sur les applications nouvelles.
Un autre point, qui me semble important dans la démarche éthique et les rapports entre science et société, et qui est souvent à l'origine de chocs ou d'effets de sidération, est dû à la démarche scientifique elle-même. La démarche scientifique comprend, explore et manipule d'autant mieux ce qu'elle étudie qu'elle le considère comme un objet vu de l'extérieur. Elle est d'autant plus efficace qu'elle efface, au moins partiellement, la singularité des objets qu'elle étudie – la formalisation mathématique, qui en fait des points dans une courbe ou des chiffres dans une équation, en est un exemple. Cela ne pose pas de problème lorsqu'il s'agit de planètes ou de sable. Mais dès lors que la science étudie du vivant ou de l'humain, il y a quelque chose d'inhumain dans la manière dont elle rend compte de ce qu'elle observe, comme le dit si bien le titre de ce petit livre d'Henri Atlan, La science est-elle inhumaine ? La science, lorsqu'elle nous étudie, parle de nous à la troisième personne du singulier, alors que nous vivons à la première personne du singulier. Martin Buber, dans Je et tu, disait que la science, quand elle parle de nous, dit « il » ou « elle », ou « ceci » ou « cela », et que nous vivons comme des « je » qui disent « tu », et qui attendent qu'on leur dise « tu » pour construire un « nous ». Pour lui, l'essentiel de la démarche éthique était de permettre la réappropriation de ce que les sciences nous disent de nous vus de l'extérieur pour le mettre à profit et au bénéfice de nos relations humaines en tant que sujets et acteurs. La révolution qu'a été, au moment de l'établissement du code de Nuremberg en 1947, la notion de consentement libre et informé, qu'on appelle désormais choix libre et informé, dit quelque chose de cette hiérarchie entre la science et l'exercice de la liberté : la connaissance est au service de la personne, et non l'inverse. La démarche scientifique peut avoir une utilité profonde quand elle n'instrumentalise pas ce qu'elle observe.
La démarche éthique est au coeur d'un paradoxe. La science fait le pari que le monde est déterministe, donc qu'il n'y a pas de liberté. Pourtant, la démarche scientifique est la libre exploration de ce déterminisme. Il y a là un paradoxe : les chercheurs se sentent profondément libres en faisant le pari que le monde, l'univers qu'ils explorent est entièrement déterminé. Lorsque des chercheurs en neurosciences écrivent des articles dont la conclusion est que le libre arbitre humain n'existe pas, ils ne s'interrogent pas sur ce que peut signifier un article scientifique écrit par des gens qui n'ont pas de libre réflexion ! La démarche éthique se tient dans cette articulation entre deux approches apparemment contradictoires : le fait de poser que nous sommes libres, y compris dans notre exploration de l'univers, et le fait que dans la démarche scientifique, chaque phénomène peut être expliqué par ses causes, et donc que nous sommes déterminés.
Je souhaite également insister sur le caractère profondément démocratique de la démarche éthique. Les comités d'éthique fondent tous leur légitimité sur leur indépendance et sur la présence en leur sein de personnes dont les disciplines, le parcours ou la culture dépassent la dimension de l'expertise biologique et médicale. En bref, l'expertise est considérée comme essentielle, mais insuffisante pour asseoir une légitimité permettant de poser des questions importantes en termes de respect de la personne. C'est donc de leur transdisciplinarité, voire de leur épidisciplinarité, « au-delà des disciplines », que ces comités tirent leur légitimité. Cela reste méconnu : notre société a tendance à estimer que les experts doivent non éclairer les enjeux des problèmes, mais déterminer la manière dont nous devrions nous comporter. Dans le domaine biomédical, on a considéré – étrangement il est vrai – que la réflexion devait dépasser l'expertise. Ce type d'approche pourrait avoir valeur de modèle dans d'autres domaines.
Je suis souvent frappé de constater que, dans nos pays démocratiques, les débats débouchent sur des choix entre des opinions préétablies. La démarche du CCNE est différente : la réflexion débouche en général sur une conclusion qu'aucun de ses membres n'avait prévue. Autrement dit, la mise en commun des réflexions fait émerger quelque chose qui dépasse la somme des opinions de chacun. Il y a là un exemple de fonctionnement démocratique.
En éthique biomédicale, il y a une tendance à approcher les problèmes d'éthique par une démarche « hors sol », décontextualisée. Les débats éthiques se focalisent souvent sur le tout début de la vie, la toute fin de la vie ou la procréation. Si c'est marquer un grand respect pour la personne que de considérer que le tout début et la toute fin de la vie méritent une attention particulière, cette focalisation tend parfois à faire disparaître le reste : elle ne complète pas un souci de la personne, mais s'y substitue. La vie de l'enfant, de l'adulte ou de la personne âgée « flotte » entre ces deux extrêmes.
De même, on se focalise souvent – à juste titre – sur des applications nouvelles de la science, en oubliant que les connaissances scientifiques nouvelles peuvent revisiter des problèmes qui, eux, n'ont rien de nouveau. Ainsi, les études épidémiologiques anglaises et internationales sur les effets socio-économiques et culturels sur la santé, les maladies, l'espérance de vie et la mort prématurée sont des questions très anciennes, qui avaient déjà été étudiées au milieu du dix-neuvième siècle, mais qu'une recherche nouvelle fait ressortir d'une manière plus intéressante. Bref, il ne faut pas se focaliser sur les dernières nouveautés dans le domaine biomédical. Il est donc important d'ancrer la réflexion bioéthique dans la réalité, y compris dans sa dimension socio-économique et culturelle. À cet égard, il manque des économistes à l'intérieur du CCNE. Nous raisonnons souvent comme si l'économie était une contrainte externe, mais ne faisait pas partie de l'élaboration de notre réflexion.
La dimension internationale me paraît tout aussi essentielle. Elle l'a d'ailleurs toujours été dans l'éthique biomédicale, comme en témoignent le code de Nuremberg de 1947 et la Déclaration universelle des droits de l'Homme de 1948. Plus récemment, la Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l'Homme de l'UNESCO s'est fondée sur la double idée que le respect des droits fondamentaux doit faire partie de la démarche biomédicale, mais que la démarche biomédicale, dans sa dimension éthique, peut faire progresser le respect des droits fondamentaux.
La réflexion européenne ajoute une spécificité à cette dimension internationale. L'existence d'une Cour européenne des droits de l'Homme et d'une Cour européenne de justice assure le respect des principes fondateurs sur lesquels l'Europe s'est bâtie dans chaque pays. Dans ce cadre, il y a une subsidiarité – il suffit parfois de franchir la frontière pour le constater. La production d'un embryon aux fins de recherche est pénalement réprimée en France, mais financée par l'État en Grande-Bretagne. Dans cette diversité, le croisement des regards est source de richesse. Nous en apprenons plus sur nous-mêmes par le regard des autres, et réciproquement. Nous rencontrons deux fois par an les autres comités d'éthique européens, en particulier anglais et allemand, dans le cadre de rencontres bilatérales ou trilatérales, et au moins une fois par an les comités de la plupart des pays du monde. Ce qui fait défaut, c'est l'association plus étroite d'un certain nombre de pays européens à nos travaux. Nous comprendrions mieux pourquoi nous pensons autrement.
J'en viens à un dernier point. Les anciens présidents du CCNE en sont présidents d'honneur. Ce n'est qu'une fonction honorifique, et ils ne participent donc pas aux travaux du comité. Celui-ci ayant bientôt trente ans, cette mémoire vivante serait pourtant précieuse. En effet, le comité ne doit pas être une photographie à un instant donné de l'état de la réflexion éthique. Si je suis conduit à le présider, je souhaiterais donc associer ses anciens présidents à un certain nombre de travaux ou de missions, afin que nous puissions nous projeter dans l'avenir en bénéficiant de leur expérience.