Intervention de Jean-Claude Ameisen

Réunion du 2 octobre 2012 à 16h15
Commission des affaires sociales

Jean-Claude Ameisen :

Je vous remercie pour toutes ces questions.

Il y a aujourd'hui une contradiction ou une tension sur le sujet que vous soulevez, madame la Présidente. Dans sa vision extrême, le déterminisme génétique revient à dire que dès que l'on a une cellule oeuf fécondée, les caractéristiques principales de la personne et les éléments essentiels de son devenir sont déjà écrits, le seul problème étant de réussir à les lire. Une autre démarche se développe depuis une vingtaine d'années : l'épigénétique, étude de la manière dont les gènes sont utilisés par les cellules et les corps en fonction de l'environnement et de l'histoire. Il apparaît en effet que celle-ci joue un rôle aussi important – voire plus important dans certaines circonstances – que la séquence même de ces gènes. Faire la part de l'inné et de l'acquis n'est donc plus poser le problème comme il se pose en biologie moderne, puisqu'il y a une intrication et une rétroaction permanentes. En fonction de la séquence des gènes, il y aura certaines interactions avec l'environnement, qui vont déterminer en retour la manière dont ces gènes vont être utilisés. La part de l'inné et de l'acquis se tresse donc pendant toute l'existence. Selon une étude conduite il y a tout juste un an, au fur et à mesure que de vrais jumeaux – donc génétiquement identiques – grandissent, les différentes cellules et les différents organes de leur corps n'utilisent pas de la même façon leurs gènes pourtant identiques. Sans même parler d'influence culturelle ou de psychologie, on constate donc qu'au niveau le plus élémentaire, leur avenir en termes de santé ou d'espérance de vie n'est pas le même : qui dit gènes identiques ne dit pas même façon de les utiliser.

Dans Le gène égoïste, publié dans les années 1970, Richard Dawkins exprimait la vision déterministe génétique extrême en disant : « les gènes sont à l'intérieur de gigantesques robots, à partir desquels ils manipulent et contrôlent le monde à distance. Les gènes sont en vous et moi. Ils nous ont construits corps et esprit, et leur propagation est la seule raison de notre existence. » À la même époque, un grand généticien américain, Richard Lewontin, disait : « l'intérieur et l'extérieur s'interpénètrent, et chaque être vivant est à la fois le lieu, l'acteur et le produit de ces interactions. » C'est cette vision qui tend à s'imposer aujourd'hui. L'acquis joue un rôle fondamental, même si on ne peut faire la part de l'inné et de l‘acquis. Il y a des circonstances – je pense aux maladies monogéniques comme la maladie de Huntington – où une séquence de gène contraint tellement le développement que l'avenir devient prévisible, non qu'il soit écrit dans les gènes, mais parce qu'il y a une telle contrainte que le champ des possibles n'est plus ouvert. Il y a des cas où l'environnement exerce une contrainte telle – je pense aux pays du Tiers-monde, avec la pollution, les maladies infectieuses, la dénutrition – que l'on peut hélas prédire l'avenir. Mais en dehors de ces situations extrêmes, les gènes ne permettent pas de prédire l'avenir.

Le CCNE a évoqué ces questions il y a quatre ans dans un avis sur la filiation. Connaître ses origines génétiques ou biologiques apporte un élément supplémentaire. Toutefois, les représentations courantes tendent à en faire la vraie connaissance, comme si ce qui est traçable d'un point de vue biologique ou génétique était l'essentiel de la vérité. L'importance que l'on attribue à cet élément dépend des représentations que l'on se fait de la part des gènes dans la construction des individus. Si c'est une partie de la vérité parmi d'autres, pourquoi ne pas chercher à la connaître ? Le problème est que beaucoup de ceux qui le font la tiennent pour LA vérité. Or il y a quelque chose de dérisoire ou de tragique dans le fait de penser que la filiation puisse venir d'une cellule, et pas d'êtres humains. Certes, les cellules participent à la construction d'un enfant, mais celui-ci est infiniment plus que l'identité particulière de la cellule qui lui a donné le jour. Bref, le débat serait plus serein si l'idée de ce qu'est la contribution génétique à la construction d'un individu était plus claire dans la société.

Il en va de même des tests génétiques, dont la commercialisation se développe considérablement. Certains disent que si le test est positif, vous avez 5 % de probabilité de plus que la population générale d'avoir un diabète ou un cancer de la prostate. Cela veut dire que si le test est positif, il y a 95 % de probabilité que vous n'ayez pas plus de risque que la population générale de développer ces maladies. Si l'on raisonnait de la même façon pour le test biologique d'infection VIH, c'est-à-dire si l'on vous disait que si le test est négatif, vous n'êtes pas infecté, et que s'il est positif, il y a 95 % de probabilité que vous ne le soyez pas, vous ne le feriez pas ! Mais l'importance attribuée aux gènes est telle que ce qui paraît absurde dans la pratique habituelle devient quelque chose de magique quand il s'agit des gènes. La société redoute hélas moins des risques environnementaux ou liés à l'histoire de 30 % qu'un risque génétique de 5 %. Il y a donc un effort majeur à faire pour que chacun comprenne de quoi il s'agit. Les choix n'en seront que plus sereins.

Le CCNE est composé de 40 membres, madame Le Callennec. Au moment de sa création, François Mitterrand a souhaité que cinq d'entre eux soient nommés par le Président de la République en raison de la famille philosophique, spirituelle ou religieuse à laquelle ils appartiennent. Siègent donc au Comité une personnalité proposée par l'Église catholique, une personnalité proposée par l'église protestante, une personnalité proposée par l'islam et une personnalité proposée par le judaïsme. Elles ne représentent pas l'instance qui les a proposées, mais elles sont choisies en raison de leur appartenance à une famille. C'est je crois une originalité du CCNE, au moins en Europe, et la réflexion gagne beaucoup à cette diversité.

Quinze personnes sont nommées par différentes instances – Collège de France, INSERM, Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Institut national de la recherche agronomique (INRA), ministère de la santé – pour leur expertise dans le domaine biologique ou médical. Enfin, 19 personnes – dont un sénateur et un député – sont nommées par d'autres instances, pour leur intérêt pour les questions éthiques. Cette composition très large assure la richesse des débats. Le nombre d'autorités de nomination est relativement important, ce qui évite tout monopole. C'est un équilibre qui fonctionne bien depuis trente ans.

Cela m'amène à la question de M. Leonetti : oui, certaines démarches éthiques sont plus particulièrement propres à telle famille religieuse ou spirituelle, à telle profession, à telle tendance politique – qu'elle soit de gauche, de droite ou du centre. Mais une véritable réflexion éthique n'a de sens que si elle inclut ces différentes composantes, pas si elle les oppose. Je le constate avec les travaux de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, dont les clivages ne recouvrent pas l'appartenance politique de ses membres. Une démarche éthique n'a d'intérêt que si elle dépasse les clivages habituels ; elle peut donc difficilement se dire « de gauche » ou « de droite ». En tout cas, de telles distinctions doivent être dépassées au niveau national ou international.

Deux questions m'ont été posées sur les cellules souches. Sur ce point, l'avis donné il y a deux ans à l'occasion de la révision de la loi de bioéthique traduit bien la volonté du Comité de substituer aux recommandations un éclairage sur les problèmes éthiques identifiés comme majeurs. Depuis l'avis n° 1, publié en 1984 et qui abordait déjà ce sujet, le Comité a en effet publié six ou sept avis relatifs à la recherche sur l'embryon, et il a toujours recommandé de l'autoriser dans certaines circonstances particulières. Il aurait donc été peu pertinent pour lui de se répéter à nouveau.

Certains problèmes éthiques sont causés par la recherche, mais dans d'autres cas, cette dernière n'intervient qu'en aval. Ainsi, après une interruption médicale de grossesse, ou lorsqu'un diagnostic pré-implantatoire a mis en évidence la présence d'une anomalie génétique chez un embryon, entraînant la destruction de ce dernier, les cellules ou les tissus de l'embryon ou du foetus peuvent faire, par la suite, l'objet d'une recherche – dans le premier cas, il suffit d'une absence d'opposition de la mère –, mais ce n'est pas l'éventualité d'une recherche qui influe sur la décision de détruire l'embryon. Or, dès lors qu'une démarche est considérée comme licite, n'est-il pas souhaitable d'en tirer des connaissances nouvelles ? Il nous a semblé, dans ce cas très précis, que la société et, peut-être, le législateur faisaient inconsciemment porter sur la recherche une suspicion de transgression alors que cette transgression est en l'occurrence inexistante.

En tout état de cause, le problème éthique posé par la recherche est très différent selon qu'il s'agit de cellules issues d'un embryon détruit ou d'un embryon vivant et en cours de développement dans un tube à essai. Le législateur semble confondre les deux ; nous avons en tout cas été étonnés qu'il ne fixe pas un terme temporel aux recherches, alors que nul ne sait jusqu'à quand il est possible de prolonger le développement embryonnaire in vitro. Paradoxalement, l'Angleterre, qui autorise la création d'un embryon à visée de recherche, interdit de travailler sur celui-ci au-delà de quatorze jours, délai correspondant à l'apparition des premières cellules nerveuses.

Je le répète, nous n'avons pas voulu prendre de nouvelles recommandations, mais plutôt relever les points obscurs ou contradictoires et pointer les éléments permettant d'éclairer les choix. Nous ne nous sommes donc pas préoccupés de savoir quelle orientation devait prendre la recherche, monsieur Touraine, mais dans quels cas la recherche pose des problèmes éthiques et dans quels cas elle n'en pose pas. En l'occurrence, la recherche sur l'embryon vivant en cours de développement nous semble mériter une interdiction assortie de dérogations, tandis que celle portant sur des cellules issues d'un embryon détruit doit pouvoir ressortir d'une simple autorisation encadrée.

À quelques détails près, les états généraux de la bioéthique, évoqués par M. Leonetti, ont d'ailleurs proposé la même chose. Cela traduit la complémentarité entre les réflexions du Comité d'éthique national et des divers comités régionaux, celles des états généraux de citoyens ou celles de groupes tels que la mission sur l'accompagnement en fin de vie. Le premier débat public organisé par le professeur Sicard a d'ailleurs eu lieu il y a une dizaine de jours à Strasbourg, toutes les personnes intéressées par ces questions étant invitées à rencontrer des experts pour une journée incluant des ateliers et un débat général. Si le grand avantage des états généraux était de permettre la construction collective d'une pensée, cette journée aura été l'occasion de voir surgir des questions, des espoirs, des inquiétudes ou des contradictions auxquels on n'aurait pas forcément songé et qui viennent nourrir la réflexion de la société.

Les états généraux ont apporté beaucoup à la réflexion éthique parce qu'ils ont montré que des citoyens, sans expérience ni connaissance spécifique, étaient capables d'élaborer une réflexion d'une grande intelligence et d'une grande cohérence. De telles formes de démocratie vivante leur permettent de s'approprier une réflexion plutôt que de contenter d'approuver ou de désapprouver des propositions élaborées « en haut ».

J'ai par ailleurs été frappé, à Strasbourg, de constater que l'adoption de positions parfois radicalement opposées n'empêchait pas l'écoute respectueuse des opinions exprimées, l'envie de partager étant plus forte que les divisions. Alors que le débat sur les nanosciences et les nanotechnologies a tourné au pugilat – au point que la commission particulière du débat public a dû se réfugier à huis clos –, les états généraux de la bioéthique ou les débats sur la fin de vie, qui concernent des questions touchant bien plus profondément à notre vie intime et quotidienne, ont été une école de respect. Il y a là une leçon à tirer.

En ce qui concerne le calendrier, la mission sur la fin de vie doit organiser des rencontres avec les citoyens dans six ou sept villes et remettre un rapport avant le 22 décembre, soit dans un délai assez court. Nous avons tendance, en France, à vouloir que de tels mouvements de réflexion soient menés très vite, alors que les questions de fond gagnent à être examinées dans la durée. Un délai de six à neuf mois, comme on le pratique dans certains pays européens, n'aurait pas été de trop.

J'en viens au risque d'une médecine à deux vitesses et au rapport coûtefficacité, autant de questions qui justifieraient la participation d'économistes aux travaux du Comité.

Lorsque la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) produisent des rapports sur l'état défaillant du système de santé dans certains pays du Sud, les conséquences de ces défaillances sont évaluées non en termes de souffrance humaine, mais de coût économique. À l'inverse, dans nos pays dotés d'un système de santé performant, nous calculons le coût de ce système, mais pas la valeur de ses bénéfices. La santé n'est envisagée qu'en tant que source de dépenses. Or l'inexistence d'un système sanitaire a aussi un coût.

C'est pourquoi le Programme des Nations unies pour le développement – PNUD – défend depuis longtemps l'idée, développée dans un rapport d'Amartya Sen, Joseph Stiglitz et Jean-Paul Fitoussi, selon laquelle la santé devrait être comptée comme une richesse. Dans une telle perspective, les dépenses de santé – ou plutôt les investissements en la matière – prendraient une tout autre signification. Pour M. Sen et pour le PNUD, des éléments tels que la santé ou l'espérance de vie devraient être pris en compte dans le calcul du produit intérieur brut (PIB). Malheureusement, cette idée n'a jamais trouvé à se concrétiser.

Je ne sais pas, monsieur Paul, quels sont les sujets les plus importants dont le Comité devrait s'emparer. Mais je suis particulièrement frappé par la fragmentation de la société et par l'isolement des personnes les plus vulnérables, qu'elles soient âgées, atteintes de maladies psychiatriques ou de handicaps. De cette fragmentation résulte une inégalité de traitement.

Je prendrai un exemple qui n'a rien d'économique. La loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et la loi Leonetti de 2005 sur la fin de vie ont permis des avancées en matière de choix libre et informé – même si celles-ci s'accompagnent d'une forme de transgression – : on ne peut désormais pas imposer à une personne dotée d'une pleine capacité de raisonnement, au nom de ce que l'on croit être son bien, un choix qu'elle refuse. Depuis 2002, un patient en pleine possession de ses moyens peut ainsi refuser un traitement susceptible de lui sauver la vie. Mais le résultat de cette avancée majeure, c'est que, dans notre pays, des personnes refusant le traitement qui leur est proposé coexistent avec des personnes n'ayant pas accès au traitement. Les premières peuvent dire « oui » ou « non » ; les secondes n'ont rien à dire.

Il en est de même au niveau international, où le développement durable ne correspond pas à un développement équitable. Selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS), 2 millions d'enfants de moins de cinq ans meurent chaque année de maladies que des vaccins ou des antibiotiques permettraient de soigner, et 2 millions de personnes meurent du Sida alors même que des traitements existent. Le bénéfice du progrès est très inégalement réparti, ce qui est d'ailleurs une préoccupation pour les comités d'éthique internationaux. Or ce constat est également valable dans nos pays, quoiqu'à un moindre degré. Au-delà de la question du rapport coûtefficacité, il importe donc de s'assurer que chacun ait la possibilité de préserver sa santé. Et dans cette question, la dimension économique joue évidemment un rôle essentiel.

Nous avons souvent évoqué la question des sondages avec M. Leonetti. Aussi intéressants soient-ils, ces derniers ne font que mettre en présence des opinions différentes, et ne participent pas à la construction d'une opinion collective. Au contraire, en laissant entendre que tout est déjà joué, ils peuvent même entraver la réflexion.

J'ai présidé le comité de révision de la stratégie nationale de la biodiversité qui, tel un « mini-Grenelle », réunissait des chercheurs, des agriculteurs, des chefs d'entreprise, des maires, des urbanistes, etc. Chaque participant représentait un secteur particulier du monde économique, et tous, malgré leurs approches parfois contradictoires, étaient désireux de contribuer à l'élaboration du bien commun. Dès lors que l'on donne à des personnes la possibilité de participer à une réflexion commune, elles sont en général prêtes à le faire.

Pour répondre à Mme Le Callennec, je rappellerai que le Comité peut être saisi par le Gouvernement, le Parlement ou d'autres institutions, mais qu'il peut également s'autosaisir et le fait d'ailleurs volontiers. Cela étant, dans l'hypothèse où la mission Sicard ne conclurait pas à la nécessité de réviser la loi, il n'est pas sûr que ses travaux donnent lieu à une saisine du CCNE.

On m'a par ailleurs demandé comment avait évolué la doctrine du Comité. En ce qui concerne par exemple la recherche sur l'embryon, les principes essentiels définis en 1984 ont continué jusqu'à ce jour à lui servir de ligne directrice. En revanche, le CCNE a évolué au sujet de la fin de vie. Tout d'abord, saisi en 1991 sur la question de l'euthanasie, il avait donné une réponse à la fois très courte et totalement négative. Puis, à propos du choix libre et informé, cette réponse a priori négative était devenue questionnement. Enfin, en 2000, dans son avis n° 63, il s'est interrogé sur la possibilité d'ouvrir une exception a posteriori, de façon à inciter le tribunal à apprécier les circonstances exceptionnelles pouvant conduire à des arrêts de vie. Cette évolution progressive, parfois mal comprise, s'explique à mon avis par le fait que le Comité consacre de plus en plus de temps à sa réflexion : alors que son premier avis tenait en trois pages, le n° 63 est beaucoup plus long. Il est donc passé d'une réaction « évidente » à un processus beaucoup plus complexe. La comparaison entre les différents avis donnés par le CCNE au fil des ans est d'ailleurs toujours intéressante, même lorsque sa position ne change pas fondamentalement.

J'espère avoir répondu à la plupart de vos interrogations.

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