Le groupe UMP a décidé d'inscrire ce texte à l'ordre du jour de sa journée réservée : c'est dire à quel point il juge la question urgente !
Pour m'inscrire en faux contre ce sentiment, je voudrais citer l'étude publiée le 27 mai dernier par l'Observatoire du fait religieux en entreprise. Celle-ci montre que, si près d'un tiers des responsables des ressources humaines en entreprise ont déjà été confrontés à la question du fait religieux, seulement 6 % des cas ont mené à des blocages. Seuls 2 % des managers de proximité jugent opportun d'adopter une nouvelle loi, et seulement un tiers des personnes interrogées souhaiteraient que les règles régissant le service public soient appliquées dans les entreprises privées. Nous ne disposons pas de beaucoup de travaux sur ces questions : pour une fois qu'une étude est publiée et qu'elle est argumentée, prenons la peine de l'examiner pour nous en inspirer !
Les managers ne sont pas les seuls à juger inopportun le recours à la loi : comme l'étude l'indique, c'est également le cas des salariés et des managers de proximité. Les partenaires sociaux dans leur ensemble n'ont d'ailleurs pas demandé l'inscription de la question du fait religieux dans l'entreprise dans les négociations mises en place par le Gouvernement : leurs priorités vont plutôt vers la sauvegarde de l'emploi, la formation, l'apprentissage, la question des salaires et la reprise des sites.
Enfin, l'étude publiée la semaine dernière met également en évidence le fait que les désaccords à caractère religieux d'apparence relèvent en réalité souvent de dysfonctionnements organisationnels transformés en problèmes relationnels et personnels lorsque la hiérarchie ne parvient pas à soutenir les managers de proximité.
La présente proposition de loi ne répond en aucune mesure à ces difficultés rencontrées sur le terrain : sa vocation et sa portée sont bien trop générales.
Par ailleurs, elle ignore malheureusement la mise en place, le 8 avril dernier, par le Président de la République de l'Observatoire de la laïcité, dont la création, décidée en 2007, n'avait pas encore été concrétisée. Celui-ci a notamment pour tâche d'étudier le fait religieux dans notre société, dans nos entreprises, dans nos gestionnaires de service public et dans toute organisation aux activités d'intérêt général. Il eût été sage et constructif d'attendre ses premiers travaux : l'Observatoire déposera d'ici quatre à cinq semaines un rapport intermédiaire qui fournira de premières recommandations et fera le point sur les dispositions légales adoptées en 2004 et 2010 ainsi que sur les dernières décisions jurisprudentielles.
Il eût été également judicieux d'attendre le très prochain arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme sur la loi française relative à l'interdiction du voile intégral dans l'espace public. En effet, le débat qui nous anime aujourd'hui revêt clairement une dimension européenne. Les différentes décisions l'ont montré : le débat sur le fait religieux à l'école ou dans l'entreprise existe dans la très grande majorité des pays européens.
La Convention européenne des droits de l'homme reconnaît, dans son article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion, dont fait partie la liberté de manifester sa religion, ainsi que le droit au respect de la vie privée. Ces deux principes fondamentaux ont donné lieu à une jurisprudence qui ne cesse de se renforcer depuis la décision Leyla Şahin contre Turquie, rendue en 2005, concernant une étudiante voilée au sein de son université. Dans chacune de ses décisions, la Cour européenne des droits de l'homme a cherché une solution adéquate et proportionnée aux éventuelles tensions pouvant naître entre laïcité et liberté religieuse, dans le respect des conceptions nationales et des droits humains. Ses arrêts ont souvent entraîné des modifications législatives, des adaptations de notre droit. Par exemple, le 15 janvier dernier, la Cour a estimé que le port d'une croix par une hôtesse de l'air ne nuisait pas à l'image de marque de sa compagnie aérienne.
La HALDE a récemment défendu à peu près la même position : pour toute restriction à la liberté religieuse, le chef d'entreprise doit justifier de la pertinence et de la proportionnalité de la décision au regard de la tâche concrète du salarié et du contexte de son exécution afin de démontrer que l'interdiction du port de signes religieux est, en dehors de toute discrimination, proportionnée et justifiée par la tâche à accomplir.
Malgré les dénégations de notre collègue rapporteur, je ne puis donc que constater que la proposition de loi étudiée s'inscrit dans la catégorie des lois de circonstance. Cette fois, il s'agit de faire suite au fameux arrêt de la Cour de cassation « Baby Loup ». Bien que mesurée et se voulant de portée générale, elle ravive le souvenir d'autres propositions de loi inscrites à l'ordre du jour des précédentes niches du groupe UMP – je pense notamment au rétablissement du droit de timbre pour l'accès à l'aide médicale d'État – qui nourrissaient les peurs et stigmatisaient une partie des citoyens français.
Ma collègue Esther Benbassa, intervenant au Sénat sur un texte similaire, avait souligné que nous nous attachions bien souvent à des conflits gigognes palliant un vide ou un désarroi idéologique au lieu de nous attaquer au fond des problèmes.
Avec cette proposition de loi, la loi de 1905 de séparation des Églises et de l'État voit son sens une nouvelle fois détourné. Compromis plutôt libéral, cette séparation prônait avant tout le dialogue, le consensus, la paix civile, le respect. Si nous souhaitions nous inscrire dans la lignée du législateur de l'époque, nous devrions continuer à privilégier le dialogue, la non-stigmatisation, la recherche du « meilleur vivre » et du « meilleur travailler ensemble » si souvent évoqués ces dernières semaines.
Il faudrait notamment renforcer les capacités au dialogue des partenaires sociaux dans l'entreprise, contrairement aux auteurs de ce texte qui donnent toute latitude aux employeurs pour régir le fait religieux dans leurs entreprises sans y intégrer obligatoirement la négociation entre les partenaires sociaux. C'est d'ailleurs cette question, si j'ai bien compris, qui justifie l'abstention du groupe UDI. L'obligation de saisir les partenaires sociaux de toute volonté de restreindre la liberté religieuse dans l'entreprise était d'ailleurs l'une des propositions du rapport Stasi de 2003.