Intervention de Michel Sapin

Séance en hémicycle du 6 juin 2013 à 9h30
Rétroactivité des lois fiscales — Présentation commune

Michel Sapin, ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social :

Je souhaite en effet vous montrer que notre Constitution répond déjà à l'objectif de sécurité juridique auquel sont attachés les auteurs de ces propositions – comme l'est le Gouvernement – et que les évolutions proposées ne constituent pas une réponse adaptée au défi, bien réel, de la stabilité fiscale.

La jurisprudence du Conseil constitutionnel autorise, certes, la rétroactivité de la loi dans les matières autres que pénales. La rétroactivité de la loi est exclue par la Constitution en matière pénale et plus largement en matière répressive, mais elle est théoriquement autorisée dans les autres domaines, y compris le domaine fiscal. La formule célèbre de l'article 2 du code civil que vous avez citée, monsieur le rapporteur : « la loi ne dispose que pour l'avenir », n'est en effet pas un principe de valeur constitutionnelle.

Tel est le point de départ de votre raisonnement ; c'est ce qui motive vos propositions. Néanmoins, le Conseil constitutionnel limite d'ores et déjà sévèrement la rétroactivité des lois. Il le fait au titre de la garantie des droits, au titre de la liberté contractuelle, et au titre du contrôle des lois de validations. Dans une décision du 18 décembre 1998, le Conseil constitutionnel a bien résumé sa doctrine à ce sujet. Il a jugé – permettez-moi de citer, un peu longuement, cette décision – que « le principe de non-rétroactivité des lois n'a valeur constitutionnelle, en vertu de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qu'en matière répressive, que néanmoins, si le législateur a la faculté d'adopter des dispositions fiscales rétroactives, il ne peut le faire qu'en considération d'un motif d'intérêt général suffisant » – vous faites d'ailleurs référence à ce critère dans votre proposition de loi organique – « et sous réserve de ne pas priver de garanties légales des exigences constitutionnelles ».

Ainsi, en se référant à la notion d'intérêt général suffisant, le Conseil constitutionnel exerce un contrôle de proportionnalité. Il vérifie que l'atteinte portée au droit individuel est strictement nécessaire à la réalisation de l'objectif d'intérêt général invoqué. Et le Conseil constitutionnel, comme vous le savez, monsieur le rapporteur, n'est pas indulgent dans ce domaine ! Il n'admet pas, par exemple, que la recherche d'un rendement budgétaire soit un motif d'intérêt général suffisant. Tels sont, mesdames et messieurs les députés, les critères, strictement contrôlés par le Conseil constitutionnel, qui définissent d'ores et déjà, dans notre droit actuel, le principe de sécurité juridique.

En matière fiscale, le droit applicable est le droit en vigueur au moment du fait générateur de l'impôt. En d'autres termes, le droit qui s'applique est celui qui existe au moment où la dette d'impôt du contribuable est effectivement constituée. Vous avez fait allusion à ce principe, monsieur le rapporteur, qui a été élaboré par la jurisprudence du Conseil d'État, et a été jugé conforme à la Constitution par le juge constitutionnel.

Pour l'impôt sur le revenu, la dette du contribuable est constituée le 31 décembre de l'année. Pour l'impôt sur les sociétés, elle est constituée à la clôture de l'exercice comptable, c'est-à-dire, pour les sociétés dont l'exercice est calé sur l'année civile, au 31 décembre, même si l'impôt est définitivement liquidé et payé au printemps de l'année suivante. Pour ces deux impôts – impôt sur le revenu et impôt sur les sociétés – la règle fiscale votée par le Parlement peut être adaptée tout au long de l'année. Le Parlement n'a pas manqué d'utiliser cette possibilité à de nombreuses reprises. Vous avez dû vous-même, monsieur le rapporteur, voter de nombreuses dispositions de cette nature au cours des années passées.

La règle fiscale peut donc être votée en fin d'année, et s'appliquer à l'ensemble du revenu ou du bénéfice accumulé au cours de l'année, sans être juridiquement rétroactive. Le résultat pratique de cette situation, c'est – vous y avez fait allusion – de donner à la règle fiscale un caractère rétrospectif : c'est ce que l'on appelle sa « rétrospectivité ». Vous avez critiqué cela, mais vous l'avez fait en opportunité, non pas en légalité, car il n'y a pas là de rétroactivité au sens juridique du mot. C'est pourquoi, en l'état actuel de vos propositions, telles qu'elles ont été examinées en commission des finances, cette « rétrospectivité » ne serait pas affectée !

Mais alors, me direz-vous, pourquoi ne pas interdire aussi la « rétrospectivité » de la loi fiscale ? Parce que la règle de l'annualité budgétaire, également reconnue par la jurisprudence constitutionnelle, et qui est fondamentale pour la gestion du budget de l'État, s'en trouverait gravement fragilisée. En effet, si l'on interdisait la « rétrospectivité », le législateur perdrait toute influence sur les recettes d'impôt sur le revenu et, dans une large mesure, d'impôt sur les sociétés pour l'année à venir. Le législateur serait privé, au moment de l'examen de la loi de finances pour l'année suivante, de toute marge de manoeuvre en matière d'impôt sur le revenu et d'impôt sur les sociétés. Il faut bien avoir ces conséquences en tête : les effets réels d'une modification, réalisée à la fin d'une année n par le Parlement, des règles de l'impôt sur le revenu ou de l'impôt sur les sociétés, n'interviendraient qu'au cours de l'année n+2 ! Les marges de manoeuvre budgétaires seraient alors concentrées sur la seule fiscalité indirecte, car elle seule est payée au fil de l'eau, au fur et à mesure de la réalisation des opérations taxées. Pour l'État, la TVA deviendrait le seul outil disponible pour faire évoluer les prélèvements d'une année sur l'autre. Est-ce souhaitable, en termes de politique fiscale et économique ? Pour ma part, je ne le crois pas.

II y a en réalité très peu de lois fiscales réellement rétroactives, au sens juridique du mot. Hormis les lois de validation, les seuls cas notables pour lesquels le Conseil constitutionnel autorise la rétroactivité sont les entrées en vigueur anticipées à la date d'adoption en Conseil des ministres des nouvelles dispositions fiscales. Une disposition peut entrer en vigueur à la date de présentation du projet de loi au Conseil des ministres, bien que la loi ne soit effectivement adoptée et publiée qu'en fin d'année.

La loi a donc ici un caractère évidemment rétroactif, mais la jurisprudence du Conseil constitutionnel admet cette rétroactivité car elle est limitée à quelques mois et fait partie du dispositif d'entrée en vigueur de la loi nouvelle. C'est par exemple le cas des mesures visant à lutter contre les abus. Dans ce domaine, en effet, il est indispensable, pour que la loi soit efficace, qu'elle prenne effet dès son annonce : il faut éviter que certains contribuables s'organisent pendant la courte période qui sépare l'annonce d'une mesure de son entrée en vigueur pour tenter d'y échapper. Veut-on se priver de ce moyen d'éviter les comportements d'optimisation fiscale, qui sont préjudiciables au bon fonctionnement de notre système fiscal – voire de notre République tout entière ? Je ne le pense pas.

Enfin, mesdames et messieurs les députés, tout ne se résume pas à une question juridique. Le Gouvernement, qui prépare les lois de finances, est soucieux de garantir les droits des contribuables, et d'assurer la prévisibilité du droit fiscal. Ce souci est largement partagé sur ces bancs, comme vous l'avez rappelé ; c'est aussi le souci du Gouvernement.

À cet égard, vous aurez noté que le pacte de compétitivité a prévu la sanctuarisation, pour toute la durée du quinquennat, de cinq dispositifs fiscaux à propos desquels les contribuables ont besoin de visibilité. Il s'agit du crédit d'impôt recherche, de la cotisation économique territoriale, des aides à l'investissement au capital des PME, des pactes d'actionnaires pour faciliter la transmission d'entreprise, et des exonérations sociales en faveur des jeunes entreprises innovantes.

Le pacte de compétitivité promeut également une relation de confiance entre les entreprises qui le souhaitent et l'administration fiscale. Les entreprises volontaires pourront, en échange d'une plus grande transparence vis-à-vis de l'administration fiscale, obtenir des réponses plus rapides de cette dernière ; leurs déclarations fiscales seront validées au fil de l'eau, ce qui leur évitera d'avoir à se justifier, trois années plus tard, à l'occasion d'un contrôle fiscal. J'espère que les entreprises se saisiront de cet outil important pour renforcer la sécurité juridique.

Vous le voyez : la rétroactivité de la loi, et en particulier de la loi fiscale, est déjà encadrée, principalement au titre du principe constitutionnel de garantie des droits énoncé par la Constitution. Ce n'est qu'au motif d'un intérêt général suffisant et à la stricte condition que l'atteinte portée au principe de garantie des droits soit proportionnelle au motif d'intérêt général invoqué, qui ne peut être uniquement budgétaire, que la rétroactivité est acceptée par le juge constitutionnel.

Ainsi, il existe un équilibre entre la garantie des droits des contribuables et la liberté du Parlement d'adopter des mesures fiscales dans les conditions qu'il juge nécessaires. Il me semble que cet équilibre est aujourd'hui parfaitement cohérent, comme le montre la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Ces propositions de lois, constitutionnelle et organique, n'ajoutent en réalité strictement rien à cet état du droit, puisqu'elles prévoient que la loi fiscale ne peut être rétroactive sauf à justifier d'un motif d'intérêt général. Or le contrôle du Conseil constitutionnel s'exerce déjà selon ces critères !

Je conclurai en citant Montesquieu : « Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires ».

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