Intervention de Emmanuel Négrier

Réunion du 11 septembre 2013 à 9h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Emmanuel Négrier, directeur de recherche au CNRS-CEPEL, Université de Montpellier :

J'ajoute que j'ai également publié une étude plus qualitative sur les Eurockéennes de Belfort, et que je viens d'achever une étude sur les publics de six festivals de musiques du monde.

La première leçon que je tire de ces travaux est qu'il faut oublier l'image d'une petite famille qui se retrouverait rituellement, chaque année, à un même festival, et viendrait de loin pour assister à presque tous les spectacles proposés. En réalité, les quelque 35 000 questionnaires que nous avons traités montrent que le public des festivals est aux deux tiers, voire aux trois quarts, issu de la région où se tient le festival ; lorsqu'il ne l'est pas, il vient souvent des régions limitrophes : ainsi, les Chorégies d'Orange accueillent beaucoup de festivaliers venus du Gard ou de la Drôme. Ce public se renouvelle aussi bien plus qu'on ne l'imagine : un quart des personnes interrogées assistaient pour la première fois au festival où nous les avons rencontrées. C'est un taux de renouvellement beaucoup plus fort que pour n'importe quelle institution permanente. Enfin, assister à la totalité ou la quasi-totalité des spectacles est une pratique devenue exceptionnelle : elle ne concerne que 5 % des festivaliers. Un quart d'entre eux n'assistent qu'à une seule représentation ; certains spectateurs n'ont même pas vraiment conscience que le spectacle qui les a attirés fait partie d'un festival. C'est en quelque sorte la rançon du succès.

D'un point de vue sociologique, les catégories supérieures et plus diplômées sont bien sûr mieux représentées parmi les festivaliers que les catégories populaires, même dans les festivals de rock, et même au Hellfest, par exemple. Mais il faut noter que tous les festivals n'ont pas le même public et le même degré d'ouverture aux catégories moins favorisées : leur action compte, notamment leur action locale et leur politique de tarification.

On constate presque partout que les festivals sont de petites entreprises mixtes : les subventions forment une partie importante de leurs ressources. Elles en constituent même une donnée structurelle, mais pas plus en France que dans la dizaine d'autres pays que nous étudions. La moitié des dépenses des festivals vont au domaine artistique, et 20 % à l'administration ; les budgets de communication sont très peu importants. Les ressources propres des festivals s'élèvent à un peu moins de la moitié de leurs ressources. Ce sont aussi des entreprises mixtes au sens où le bénévolat est un élément clé de la gestion des festivals, représentant souvent plus de la moitié de l'emploi total – même si certains refusent, par principe, d'y avoir recours. Le bénévolat est souvent compris d'ailleurs, plutôt que comme un emploi, comme une autre modalité de participation au festival.

Je n'entre pas dans le débat nourri sur les retombées économiques des festivals. En moyenne, on estime que 1 euro de subventions rapporte 6 euros, mais il faut manier ces chiffres avec prudence : on ne peut crier victoire au vu des seules retombées économiques, car elles sont de toute façon inférieures à celles d'autres investissements ou d'autres types de manifestations. De plus, retombées économiques et qualité artistique ne coïncident pas : les meilleurs festivals d'un point de vue artistique ne sont ni toujours les plus confidentiels, ni toujours les plus rentables. Il n'est donc pas possible de s'exonérer d'un débat sur le soutien public à la culture.

Enfin, les festivals contribuent à l'aménagement culturel du territoire. Y a-t-il trop de festivals ? Il est vrai qu'il existe aujourd'hui, dans certaines régions, des logiques de prédation, mais il y a aussi des zones de faiblesse. La compétition peut être extrêmement acérée. Lorsque les Eurockéennes de Belfort ont été créées, il y a vingt-cinq ans, c'était le seul festival de son espèce : il a aujourd'hui une cinquantaine de concurrents directs en Europe… On pourrait se contenter de cette situation. Mais je ne suis pas un darwiniste béat : la sélection naturelle pourrait aussi ne pas choisir les meilleurs, mais plutôt ceux qui se contentent de piocher dans les tournées européennes des artistes et donc de construire une programmation réduite à quelques têtes d'affiche, une programmation sans âme et sans lien avec le territoire – ceux qui attirent des audiences sans travailler des publics.

Il n'existe pas aujourd'hui de politique nationale en matière de festivals : les choix du ministère sont trop aléatoires, ou en tout cas trop difficiles à décrypter pour que l'on puisse parler de politique cohérente. Une telle politique devrait rechercher l'équilibre entre trois critères : le critère artistique, bien sûr, car les festivals doivent permettre de faire découvrir au public de nouveaux artistes ; un critère d'action culturelle, en lien avec les autres acteurs locaux, permanents ; enfin, un travail auprès des différents publics.

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