Intervention de Jean-Paul Herteman

Réunion du 17 septembre 2013 à 17h15
Commission de la défense nationale et des forces armées

Jean-Paul Herteman, président de Safra :

Merci de nous accueillir au sein de votre commission.

Safran est un groupe en fort développement, puisque son chiffre d'affaires progresse à un rythme d'environ 10 % par an, et a même augmenté de 15 % en 2012. Ces résultats tiennent à l'essor de l'aéronautique civile et, dans une certaine mesure, à nos investissements dans le domaine de la sécurité. Notre entreprise emploie 65 000 personnes – dont près de 38 000 en France –, et son rythme d'embauches a représenté, au cours des trois dernières années, quelque 10 % de ses effectifs par an, de façon à peu près égale en France et à l'international. Le taux de démissions et de départs en cours de carrière étant très faible en France et plus élevé dans des pays tels que l'Inde ou les États-Unis, la croissance des effectifs est un peu plus rapide en France. Les résultats économiques sont aussi au rendez-vous, avec une progression d'environ 20 % par an depuis plusieurs années. La capitalisation boursière atteint aujourd'hui environ 18 milliards d'euros. L'État, premier actionnaire, détient 27 % du capital, suivi par les salariés, qui en détiennent environ 15 %. Le reste du capital est flottant.

Autre signe de la dynamique du groupe : 40 % des effectifs ont moins de trois ans d'ancienneté, soit, à peu de choses près, un score de start-up. L'intégration de ce flux exige un travail particulièrement stimulant.

Depuis les origines, notre stratégie repose sur la différenciation par les technologies. La recherche et développement représente 12 % de notre chiffre d'affaires, si bien qu'à brève échéance, ce sont deux milliards d'euros annuels qui y seront consacrés. Pour 70 %, ces investissements sont financés sur fonds propres, le reste provenant du ministère français de la Défense, de l'Union européenne – via les programmes de recherche collaboratifs –, de la Direction générale de l'aviation civile (DGAC) et, pour une part non négligeable, du programme d'investissements d'avenir (PIA). Safran occupe le vingt-et-unième rang du CAC 40 en termes de capitalisation boursière, le cinquième en termes de recherche et développement et le troisième pour le dépôt de brevets.

Les activités de défense au sens large qui représentent 21 % de notre chiffre d'affaires, correspondent à celles qui furent respectivement l'apanage de la Société nationale d'étude et de construction de moteurs d'aviation (SNECMA) et de la Société d'applications générales d'électricité et de mécanique (SAGEM) : elles concernent, d'une part, les moteurs et les équipements militaires, analogues à ceux que nous fournissons pour l'aéronautique et le spatial civils, et, de l'autre, les équipements et les armements, dans des domaines aussi variés que l'optronique ou la navigation inertielle, avec des systèmes de taille moyenne mais sophistiqués, tels que les drones tactiques (Sperwer et Patroller), l'équipement FÉLIN – fantassin à équipement et liaisons intégrés – ou les missiles AASM – armement air-sol modulaire.

Je n'ai aucune légitimité pour juger si le projet de LPM répond ou non à nos ambitions en matière de défense et de souveraineté. En tant que citoyen, je dirais plutôt oui, mais de justesse ; et en tant que citoyen encore, je conçois que ce projet représente un effort important de la nation dans le contexte que l'on sait. En tout état de cause, je me bornerai à évoquer les enjeux industriels, en particulier pour Safran.

Nous sommes conscients de ce que Safran doit aux efforts consentis par le pays, en matière de défense, depuis vingt ou trente ans ; dès lors, on est en droit de se demander si le joyau qu'il représente sera toujours ce qu'il est, au regard des orientations du projet de LPM, dans quinze ou vingt ans. J'évoquerai la recherche et technologie, l'exportation et enfin le maintien en condition opérationnelle (MCO), même si ce dernier n'est guère abordé par le texte du projet de loi.

La sanctuarisation des 700 millions d'euros annuels dédiés à la recherche et technologie est une bonne chose, même si nous estimons que le noyau dur des besoins en la matière avoisine plutôt le milliard d'euros. Quoi qu'il en soit, compte tenu du niveau de la dépense, mieux vaut veiller à sa pleine efficacité. La vision doit à cet égard aller au-delà du projet de LPM, car le développement de certains produits peut prendre vingt ans. Le projet de LPM ne contient guère de nouveaux programmes, ce que nous déplorons tout en le comprenant ; reste que, en matière de recherche et technologie, l'efficacité suppose une feuille de route claire : on ne peut se permettre ni des financements tous azimuts, ni des fléchages trop stricts.

L'efficacité de la recherche et technologie passe aussi par la pérennité des compétences, travail long et coûteux : je doute fort, de surcroît, que le groupe soit en mesure de retrouver des compétences qu'il aurait perdues. En effet, former de jeunes ingénieurs en chef pour obtenir, les savoir-faire nécessaires peut prendre jusqu'à vingt ans. En toute hypothèse, Safran aurait peut-être les capacités de compenser, par son savoir-faire dans les activités civiles, une régression de ses compétences dans le domaine militaire ; mais seule une poignée d'ingénieurs est en mesure de travailler, par exemple, sur la signature infrarouge des moteurs, sujet exclusivement militaire malgré des liens possibles avec le civil. La perte de ces compétences se répercuterait donc sur les performances de nos systèmes d'armes.

Dans un contexte budgétaire contraint, le choix des thèmes est enfin essentiel : les démonstrateurs sont indispensables, mais les développer au détriment des technologies de base risquerait de provoquer des pertes de performances et de compétitivité irréversibles. Il n'y a pas de bons avions sans bon moteur, non plus que de bons systèmes d'armes sans bons capteurs. On m'objectera qu'il est toujours possible d'acheter ces matériels, mais alors ils ne répondraient pas toujours aux besoins. Le dialogue que nous avons avec le ministère et la DGA sur l'utilisation des 700 millions de crédits est fructueux, mais il deviendra plus stratégique encore dans le contexte actuel.

D'aucuns pourraient m'objecter que nos activités civiles sont suffisamment florissantes pour autofinancer la recherche et technologie, ce qui, dans une certaine mesure, est vrai sur le plan économique, mais pas sur le plan technique : sauf à transformer l'entreprise en laboratoire de recherche fondamentale, la recherche et technologie n'a de sens qu'à partir d'une idée des futures applications, lesquelles sont très souvent militaires – puisque, dans la grande majorité des cas, ce sont elles qui sont transposées dans le civil, plutôt que l'inverse. Je vous ai apporté deux aubages de turbine, l'un en métal et l'autre en céramique composite, matériau développé pour les tuyères de missiles balistiques M4. La différence de masse atteint un facteur 4. La taille croissante des moteurs dans l'aéronautique civile nécessitant des turbines de plus en plus élancées, énergétiquement plus performantes, ce type d'objet pourra être, dans un futur assez proche, un facteur de différenciation ; or il n'aurait pu voir le jour sans les recherches menées au sein d'un laboratoire dont Safran est coactionnaire avec l'université de Bordeaux et le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), bref, sans cette dualité entre le civil et le militaire.

Sans ouvrir le débat sur les drones de combat, le démonstrateur nEUROn est équipé d'un moteur Adour piloté par un calculateur, et la dernière version de ce moteur, qui fut celui de Jaguar, équipe le Hawk de British Aerospace Systems. Doit-on cependant orienter la recherche et technologie vers ce produit qui date des années soixante, ou vers la conception d'un nouveau moteur, qui requiert des capacités technologiques qu'aujourd'hui Safran n'a pas ? Sans doute peut-on, à l'heure actuelle, se passer d'un tel moteur ; cependant, si celui du Rafale nous permet d'avoir des capacités analogues à celles de nos concurrents et partenaires – General Electric, en l'occurrence –, ce ne sera plus vrai dans cinq ans. Le positionnement du groupe Safran dans le monde dépendra aussi de certains choix, s'agissant par exemple de la fabrication de drones de combat, s'il veut acquérir ces nouvelles capacités avec un déphasage limité à cinq ou dix ans.

Notre entreprise exporte 40 % de sa production de matériels de défense, secteur dans lequel le budget des pays émergents croît à un rythme d'environ 10 % par an. Nous entrons néanmoins dans une nouvelle phase de mondialisation, puisque ces pays vont se doter d'une industrie de défense. Quant au Rafale, je n'ai rien à ajouter ni à retrancher à ce qu'a dit M. Trappier devant votre commission. L'armement air-sol modulaire, qui a fait ses preuves en Libye et au Mali, et qui est peut-être sans équivalent dans le monde, avait représenté pour SAGEM un investissement autofinancé de plus de 140 millions d'euros, avec des perspectives d'exportation d'environ 10 000 armes et un plancher indicatif de 200 armes par an pour la France. Aujourd'hui, les exportations sont presque nulles, et le projet de LPM prévoit, sur la période visée, une livraison de 500 armes. Nous sommes fiers d'avoir développé ce système pour nos forces, mais il n'est pas loin de constituer un acte anormal de gestion ! Si l'on veut qu'il continue d'être un atout pour le Rafale, il faut l'exporter, ce qui suppose un effort à la fois diplomatique, industriel et économique. L'impact social, quant à lui, reste quantitativement limité, mais il est sensible, d'autant que nous avons fait le choix d'implanter une nouvelle usine dans une zone industriellement peu favorisée, à Montluçon, pour un investissement de 53 millions d'euros.

Dernier sujet d'interrogation : le MCO. Les moteurs des avions militaires, soumis à rude épreuve et très sophistiqués, nécessitent forcément un entretien lourd. Il faut aller plus loin dans les partenariats entre forces, services de l'État et industrie, malgré les progrès observés au cours des dernières années, par exemple, pour le moteur du Transall, les moteurs d'hélicoptère – qui font l'objet de contrats globaux, y compris avec le Royaume-Uni – ou celui du Rafale. Si l'outil industriel est globalement le même que dans le civil, les conditions d'utilisation et les contraintes opérationnelles d'entretien sont très spécifiques, ne serait-ce que par la proximité physique, parfois, des zones de combat. Sur 100 moteurs d'avion vendus, 6 moteurs de rechange le sont également dans le civil, contre 75 dans l'armée : ramener ce nombre à une cinquantaine de moteurs permettrait des économies considérables. J'entends parfois dire que l'achat de telle ou telle prestation auprès d'un industriel revient plus cher ; mais il faut envisager le coût global, au regard de l'efficacité. Les industriels ne cherchent pas davantage à compenser les baisses de vente de matériels neufs par la prestation de services : notre approche n'est pas mercantiliste, d'autant que le budget est contraint, et le sera de plus en plus. L'intérêt bien compris de tous est d'oeuvrer à l'efficacité du système ; c'est là, non seulement notre devoir d'entreprise citoyenne, mais aussi l'un des rares leviers pour retrouver des marges.

À court terme, le projet de LPM devrait représenter un manque à gagner d'environ 150 millions d'euros par an pour Safran, montant « absorbable » au regard du chiffre d'affaires de 14 milliards – même si pour Sagem la perte devrait représenter 7 % du chiffre d'affaires –, et se traduire par quelque 500 emplois directs en moins – chiffre à multiplier par deux ou trois, bien entendu, pour l'ensemble de la « supply chain ». La situation est gérable, mais elle peut s'avérer plus difficile localement, comme à Fougères, Poitiers, Dijon ou Montluçon.

Pour le Rafale, tout dépendra des éventuelles exportations ; il en va de même pour nos produits. La baisse des commandes pour l'A400M représente également quelques centaines d'emplois en moins, notamment si l'on y ajoute la baisse des commandes des pays réunis dans l'Organisation conjointe de coopération en matière d'armement (OCCAr) dans la période de la LPM. Nous gérerons cette situation, je le répète, mais cela exigera un dialogue avec le ministère de la Défense et la DGA.

Le projet de LPM permettra-t-il à Safran de rester ce qu'il est dans dix ou vingt ans ? Si la future loi est exécutée avec intelligence et rigueur, je répondrai par l'affirmative ; mais la marge de manoeuvre est nulle. Affirmer que la loi ne sera pas rigoureusement exécutée parce qu'elle ne l'a jamais été dans le passé serait un raisonnement un peu court, même si les contraintes budgétaires pèseront sans doute longtemps encore. La probabilité d'une exécution fidèle me semble donc peu élevée en l'absence de ressources exceptionnelles dédiées, même si je conçois que ce genre de décision soit difficile. L'enjeu, au-delà des seules capacités de défense, est le maintien d'une industrie d'excellence pour notre pays, industrie d'ailleurs nécessaire à la préservation de ces capacités.

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