La séance est ouverte à dix-sept heures quinze.
Monsieur le président, soyez le bienvenu. Même si la part de l'activité de défense n'est pas majoritaire dans le chiffre d'affaires de votre entreprise, celle-ci est un acteur important de ce secteur : nous sommes donc heureux de pouvoir vous interroger sur les enjeux posés, pour votre groupe, par le projet de loi de programmation militaire (LPM).
Merci de nous accueillir au sein de votre commission.
Safran est un groupe en fort développement, puisque son chiffre d'affaires progresse à un rythme d'environ 10 % par an, et a même augmenté de 15 % en 2012. Ces résultats tiennent à l'essor de l'aéronautique civile et, dans une certaine mesure, à nos investissements dans le domaine de la sécurité. Notre entreprise emploie 65 000 personnes – dont près de 38 000 en France –, et son rythme d'embauches a représenté, au cours des trois dernières années, quelque 10 % de ses effectifs par an, de façon à peu près égale en France et à l'international. Le taux de démissions et de départs en cours de carrière étant très faible en France et plus élevé dans des pays tels que l'Inde ou les États-Unis, la croissance des effectifs est un peu plus rapide en France. Les résultats économiques sont aussi au rendez-vous, avec une progression d'environ 20 % par an depuis plusieurs années. La capitalisation boursière atteint aujourd'hui environ 18 milliards d'euros. L'État, premier actionnaire, détient 27 % du capital, suivi par les salariés, qui en détiennent environ 15 %. Le reste du capital est flottant.
Autre signe de la dynamique du groupe : 40 % des effectifs ont moins de trois ans d'ancienneté, soit, à peu de choses près, un score de start-up. L'intégration de ce flux exige un travail particulièrement stimulant.
Depuis les origines, notre stratégie repose sur la différenciation par les technologies. La recherche et développement représente 12 % de notre chiffre d'affaires, si bien qu'à brève échéance, ce sont deux milliards d'euros annuels qui y seront consacrés. Pour 70 %, ces investissements sont financés sur fonds propres, le reste provenant du ministère français de la Défense, de l'Union européenne – via les programmes de recherche collaboratifs –, de la Direction générale de l'aviation civile (DGAC) et, pour une part non négligeable, du programme d'investissements d'avenir (PIA). Safran occupe le vingt-et-unième rang du CAC 40 en termes de capitalisation boursière, le cinquième en termes de recherche et développement et le troisième pour le dépôt de brevets.
Les activités de défense au sens large qui représentent 21 % de notre chiffre d'affaires, correspondent à celles qui furent respectivement l'apanage de la Société nationale d'étude et de construction de moteurs d'aviation (SNECMA) et de la Société d'applications générales d'électricité et de mécanique (SAGEM) : elles concernent, d'une part, les moteurs et les équipements militaires, analogues à ceux que nous fournissons pour l'aéronautique et le spatial civils, et, de l'autre, les équipements et les armements, dans des domaines aussi variés que l'optronique ou la navigation inertielle, avec des systèmes de taille moyenne mais sophistiqués, tels que les drones tactiques (Sperwer et Patroller), l'équipement FÉLIN – fantassin à équipement et liaisons intégrés – ou les missiles AASM – armement air-sol modulaire.
Je n'ai aucune légitimité pour juger si le projet de LPM répond ou non à nos ambitions en matière de défense et de souveraineté. En tant que citoyen, je dirais plutôt oui, mais de justesse ; et en tant que citoyen encore, je conçois que ce projet représente un effort important de la nation dans le contexte que l'on sait. En tout état de cause, je me bornerai à évoquer les enjeux industriels, en particulier pour Safran.
Nous sommes conscients de ce que Safran doit aux efforts consentis par le pays, en matière de défense, depuis vingt ou trente ans ; dès lors, on est en droit de se demander si le joyau qu'il représente sera toujours ce qu'il est, au regard des orientations du projet de LPM, dans quinze ou vingt ans. J'évoquerai la recherche et technologie, l'exportation et enfin le maintien en condition opérationnelle (MCO), même si ce dernier n'est guère abordé par le texte du projet de loi.
La sanctuarisation des 700 millions d'euros annuels dédiés à la recherche et technologie est une bonne chose, même si nous estimons que le noyau dur des besoins en la matière avoisine plutôt le milliard d'euros. Quoi qu'il en soit, compte tenu du niveau de la dépense, mieux vaut veiller à sa pleine efficacité. La vision doit à cet égard aller au-delà du projet de LPM, car le développement de certains produits peut prendre vingt ans. Le projet de LPM ne contient guère de nouveaux programmes, ce que nous déplorons tout en le comprenant ; reste que, en matière de recherche et technologie, l'efficacité suppose une feuille de route claire : on ne peut se permettre ni des financements tous azimuts, ni des fléchages trop stricts.
L'efficacité de la recherche et technologie passe aussi par la pérennité des compétences, travail long et coûteux : je doute fort, de surcroît, que le groupe soit en mesure de retrouver des compétences qu'il aurait perdues. En effet, former de jeunes ingénieurs en chef pour obtenir, les savoir-faire nécessaires peut prendre jusqu'à vingt ans. En toute hypothèse, Safran aurait peut-être les capacités de compenser, par son savoir-faire dans les activités civiles, une régression de ses compétences dans le domaine militaire ; mais seule une poignée d'ingénieurs est en mesure de travailler, par exemple, sur la signature infrarouge des moteurs, sujet exclusivement militaire malgré des liens possibles avec le civil. La perte de ces compétences se répercuterait donc sur les performances de nos systèmes d'armes.
Dans un contexte budgétaire contraint, le choix des thèmes est enfin essentiel : les démonstrateurs sont indispensables, mais les développer au détriment des technologies de base risquerait de provoquer des pertes de performances et de compétitivité irréversibles. Il n'y a pas de bons avions sans bon moteur, non plus que de bons systèmes d'armes sans bons capteurs. On m'objectera qu'il est toujours possible d'acheter ces matériels, mais alors ils ne répondraient pas toujours aux besoins. Le dialogue que nous avons avec le ministère et la DGA sur l'utilisation des 700 millions de crédits est fructueux, mais il deviendra plus stratégique encore dans le contexte actuel.
D'aucuns pourraient m'objecter que nos activités civiles sont suffisamment florissantes pour autofinancer la recherche et technologie, ce qui, dans une certaine mesure, est vrai sur le plan économique, mais pas sur le plan technique : sauf à transformer l'entreprise en laboratoire de recherche fondamentale, la recherche et technologie n'a de sens qu'à partir d'une idée des futures applications, lesquelles sont très souvent militaires – puisque, dans la grande majorité des cas, ce sont elles qui sont transposées dans le civil, plutôt que l'inverse. Je vous ai apporté deux aubages de turbine, l'un en métal et l'autre en céramique composite, matériau développé pour les tuyères de missiles balistiques M4. La différence de masse atteint un facteur 4. La taille croissante des moteurs dans l'aéronautique civile nécessitant des turbines de plus en plus élancées, énergétiquement plus performantes, ce type d'objet pourra être, dans un futur assez proche, un facteur de différenciation ; or il n'aurait pu voir le jour sans les recherches menées au sein d'un laboratoire dont Safran est coactionnaire avec l'université de Bordeaux et le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), bref, sans cette dualité entre le civil et le militaire.
Sans ouvrir le débat sur les drones de combat, le démonstrateur nEUROn est équipé d'un moteur Adour piloté par un calculateur, et la dernière version de ce moteur, qui fut celui de Jaguar, équipe le Hawk de British Aerospace Systems. Doit-on cependant orienter la recherche et technologie vers ce produit qui date des années soixante, ou vers la conception d'un nouveau moteur, qui requiert des capacités technologiques qu'aujourd'hui Safran n'a pas ? Sans doute peut-on, à l'heure actuelle, se passer d'un tel moteur ; cependant, si celui du Rafale nous permet d'avoir des capacités analogues à celles de nos concurrents et partenaires – General Electric, en l'occurrence –, ce ne sera plus vrai dans cinq ans. Le positionnement du groupe Safran dans le monde dépendra aussi de certains choix, s'agissant par exemple de la fabrication de drones de combat, s'il veut acquérir ces nouvelles capacités avec un déphasage limité à cinq ou dix ans.
Notre entreprise exporte 40 % de sa production de matériels de défense, secteur dans lequel le budget des pays émergents croît à un rythme d'environ 10 % par an. Nous entrons néanmoins dans une nouvelle phase de mondialisation, puisque ces pays vont se doter d'une industrie de défense. Quant au Rafale, je n'ai rien à ajouter ni à retrancher à ce qu'a dit M. Trappier devant votre commission. L'armement air-sol modulaire, qui a fait ses preuves en Libye et au Mali, et qui est peut-être sans équivalent dans le monde, avait représenté pour SAGEM un investissement autofinancé de plus de 140 millions d'euros, avec des perspectives d'exportation d'environ 10 000 armes et un plancher indicatif de 200 armes par an pour la France. Aujourd'hui, les exportations sont presque nulles, et le projet de LPM prévoit, sur la période visée, une livraison de 500 armes. Nous sommes fiers d'avoir développé ce système pour nos forces, mais il n'est pas loin de constituer un acte anormal de gestion ! Si l'on veut qu'il continue d'être un atout pour le Rafale, il faut l'exporter, ce qui suppose un effort à la fois diplomatique, industriel et économique. L'impact social, quant à lui, reste quantitativement limité, mais il est sensible, d'autant que nous avons fait le choix d'implanter une nouvelle usine dans une zone industriellement peu favorisée, à Montluçon, pour un investissement de 53 millions d'euros.
Dernier sujet d'interrogation : le MCO. Les moteurs des avions militaires, soumis à rude épreuve et très sophistiqués, nécessitent forcément un entretien lourd. Il faut aller plus loin dans les partenariats entre forces, services de l'État et industrie, malgré les progrès observés au cours des dernières années, par exemple, pour le moteur du Transall, les moteurs d'hélicoptère – qui font l'objet de contrats globaux, y compris avec le Royaume-Uni – ou celui du Rafale. Si l'outil industriel est globalement le même que dans le civil, les conditions d'utilisation et les contraintes opérationnelles d'entretien sont très spécifiques, ne serait-ce que par la proximité physique, parfois, des zones de combat. Sur 100 moteurs d'avion vendus, 6 moteurs de rechange le sont également dans le civil, contre 75 dans l'armée : ramener ce nombre à une cinquantaine de moteurs permettrait des économies considérables. J'entends parfois dire que l'achat de telle ou telle prestation auprès d'un industriel revient plus cher ; mais il faut envisager le coût global, au regard de l'efficacité. Les industriels ne cherchent pas davantage à compenser les baisses de vente de matériels neufs par la prestation de services : notre approche n'est pas mercantiliste, d'autant que le budget est contraint, et le sera de plus en plus. L'intérêt bien compris de tous est d'oeuvrer à l'efficacité du système ; c'est là, non seulement notre devoir d'entreprise citoyenne, mais aussi l'un des rares leviers pour retrouver des marges.
À court terme, le projet de LPM devrait représenter un manque à gagner d'environ 150 millions d'euros par an pour Safran, montant « absorbable » au regard du chiffre d'affaires de 14 milliards – même si pour Sagem la perte devrait représenter 7 % du chiffre d'affaires –, et se traduire par quelque 500 emplois directs en moins – chiffre à multiplier par deux ou trois, bien entendu, pour l'ensemble de la « supply chain ». La situation est gérable, mais elle peut s'avérer plus difficile localement, comme à Fougères, Poitiers, Dijon ou Montluçon.
Pour le Rafale, tout dépendra des éventuelles exportations ; il en va de même pour nos produits. La baisse des commandes pour l'A400M représente également quelques centaines d'emplois en moins, notamment si l'on y ajoute la baisse des commandes des pays réunis dans l'Organisation conjointe de coopération en matière d'armement (OCCAr) dans la période de la LPM. Nous gérerons cette situation, je le répète, mais cela exigera un dialogue avec le ministère de la Défense et la DGA.
Le projet de LPM permettra-t-il à Safran de rester ce qu'il est dans dix ou vingt ans ? Si la future loi est exécutée avec intelligence et rigueur, je répondrai par l'affirmative ; mais la marge de manoeuvre est nulle. Affirmer que la loi ne sera pas rigoureusement exécutée parce qu'elle ne l'a jamais été dans le passé serait un raisonnement un peu court, même si les contraintes budgétaires pèseront sans doute longtemps encore. La probabilité d'une exécution fidèle me semble donc peu élevée en l'absence de ressources exceptionnelles dédiées, même si je conçois que ce genre de décision soit difficile. L'enjeu, au-delà des seules capacités de défense, est le maintien d'une industrie d'excellence pour notre pays, industrie d'ailleurs nécessaire à la préservation de ces capacités.
Notre commission veillera à la stricte exécution de la future LPM : nous avons eu l'occasion d'en débattre lors de la dernière Université de la défense à Pau. M. le ministre de la Défense a d'ailleurs pris lui-même un engagement ferme sur ce point, avec une clause de revoyure en 2015. Nous y serons vigilants, notamment à travers des missions d'information, même si je n'ai pas d'inquiétudes à ce sujet.
Avec six autres industriels de la défense, vous avez signé dans Le Monde un article pour rappeler le Gouvernement à ses obligations sur l'exécution des programmes militaires, relevant qu'aucun d'entre eux, dans le passé, n'avait été pleinement exécuté.
Rapporteur pour avis sur les crédits alloués aux forces terrestres, je souhaite vous interroger sur le système FÉLIN. Pour 2013, 14 206 livraisons avaient été prévues : confirmez-vous ce chiffre ? Pour 2014, ce sont 18 000 équipements qui doivent être livrés.
Les retours d'expérience après les opérations en Afghanistan, voire au Mali, vous conduiront-ils à faire évoluer cet équipement ? Certains militaires, qui l'ont apprécié, m'ont aussi parlé de son poids, qui peut poser problème dans des pays chauds.
Enfin, envisagez-vous des exportations ? Certains députés belges, que j'ai rencontrés à Pau, semblent intéressés.
Aux termes du projet de LPM, il y aura quatre régiments équipés de FÉLIN en moins, soit un arrêt d'activité un an plus tôt. Cela touche évidemment l'usine de Fougères, qui a connu quatre reconversions industrielles au cours des trente dernières années : elle est aujourd'hui spécialisée dans la fabrication du système FÉLIN et l'électronique appliquée à la défense et à l'aéronautique civile, après l'avoir été dans la téléphonie mobile. Nous pourrons néanmoins gérer la situation.
Qu'entendez-vous par là, exactement ? Les salariés de Fougères, je pense, seront attentifs à votre réponse.
En 2008, j'ai décidé l'arrêt de la production de téléphones mobiles, après trois ans de pertes cumulées atteignant 20 % du chiffre d'affaires, soit un montant équivalent à l'investissement dans un nouveau moteur d'avion civil ; nous ne représentions alors, dans ce secteur, qu'1 % du marché mondial, sans reconnaissance de marque ni capacité de différenciation. Bref, il fallait arrêter l'hémorragie. Nous avons alors décidé de reconvertir l'usine. Nous en avions une autre en Chine, dans laquelle le coût de fabrication unitaire des appareils téléphoniques était un peu moins élevé, même si l'implantation de l'ensemble de notre activité dans ce secteur n'aurait pas résolu l'équation. Reste que l'usine de Fougères était trois à quatre fois plus productive, et ses personnels impliqués de façon extraordinaire. Dans le cadre du management participatif, les industriels développent des systèmes de reconnaissance d'idées issues du terrain. L'usine de Fougères en était à onze idées primées - donc appliquées - par personne et par an, contre deux idées en moyenne dans le reste du groupe, dont j'essaie d'ailleurs d'obtenir le même niveau d'implication. Il était impossible de ne pas reconvertir ce trésor qu'est l'usine de Fougères. Ce ne fut évidemment pas simple – certains salariés ont subi du chômage partiel –, mais la transition s'est faite en l'espace de dix-huit mois, et elle a été une réussite. Nous devrons trouver des relais d'activité, même si le changement ne sera pas de même ampleur. J'ajoute que, si Safran a l'image d'une société d'ingénieurs, hautement technologique, le personnel de l'usine de Fougères est composé pour beaucoup de femmes, souvent non titulaires du baccalauréat.
Même s'il appartient aux militaires d'en juger, le retour d'expérience de FÉLIN me semble globalement très positif. Les outils de communication sur le terrain sont un atout essentiel, et la capacité à voir sans être vu procure un avantage décisif. Tout système, bien entendu, est évolutif et susceptible de progrès. Il existe des perspectives pour l'exportation : celle que vous avez mentionnée et d'autres, mais cela suppose un effort collectif.
On évoque l'arrêt de la production du système de drone tactique intérimaire (SDTI) en 2015 ou 2017 : pourriez-vous nous en dire plus ? Quelles sont les spécificités du système qui lui succédera ? Quelles sont les perspectives de livraison d'ici à 2019 ?
La phase de production, et, à moyen terme, d'opération du SDTI arrive effectivement à son terme. Ce système sera remplacé par un drone de capacité supérieure, et Safran se positionne avec un produit original et intelligent, baptisé « Patroller » : nous espérons donc lui trouver des débouchés. La France, rappelons-le, avait été le cinquième ou sixième client pour le SDTI. Safran n'est pas positionné actuellement sur le développement d'appareils plus complexes, par liaison satellite (type MALE). Cependant, le drone Patroller, d'un poids d'environ une tonne, guidé par une liaison radio VHF -, dispose d'une endurance de vol allant jusqu'à tente heures et d'une capacité de vol à une altitude de 25000 pieds. Sa plateforme est tout simplement un planeur motorisé fabriqué en Allemagne – leader pour ce type d'appareils –, équipé d'un système optronique, de contrôle de mission et d'évitement automatique des obstacles. Ce drone peut être utilisé pour des activités civiles telles que la surveillance de frontières ou l'observation d'incendies.
Enfin, l'Airbus A400M vole, après toutes les difficultés rencontrées avec le TP400 dont il faut rappeler qu'il est, à ce jour, le plus gros turbopropulseur fabriqué dans le monde occidental. Cette prouesse technologique, d'abord conçue pour un usage militaire, peut-elle trouver des débouchés dans le civil ? Elle dispose en effet de la double certification, ce qui a d'ailleurs entraîné quelques retards et surcoûts.
Même si l'on parle beaucoup de l'Europe de la défense, des partenariats existent entre industriels nationaux, dans des domaines tels que les centrales inertielles ou l'optronique. Quels rapprochements peut-on envisager pour améliorer encore la compétitivité ? Y a-t-il des stratégies industrielles en ce domaine ?
Le moteur de l'A400M est une prouesse non seulement technique, mais aussi géopolitique. Son logiciel de contrôle, à l'origine des difficultés que vous évoquez, a reçu la double certification civile et militaire ; sa fabrication avait été, pour des raisons politiques, confiée à l'industrie allemande, qui n'avait aucune expérience en la matière : cette décision fut sans doute une bonne chose pour l'Europe, mais il ne faut pas s'étonner que la fabrication ait pris du temps, d'autant que ce logiciel est quatre fois plus complexe que celui de l'Airbus A380, qui était lui-même, jusqu'alors, le plus complexe jamais fabriqué.
La création d'une structure commune, dans laquelle nous partageons le capital avec nos partenaires allemands et dont nous assurons le contrôle opérationnel, a permis non seulement de régler à l'amiable les litiges avec Airbus, mais aussi de maintenir les emplois et l'activité à Munich. Au total, l'Europe de la défense, dans sa composante industrielle, a donc progressé, malgré un parcours un peu chaotique. Les avionneurs ne s'étaient d'ailleurs pas privés de dire que nous étions sur le chemin critique du programme, sans rappeler que nous n'étions pas forcément les seuls…
Le moteur de l'A400M est d'une puissance de 11 000 chevaux ; les turbopropulseurs ne permettent pas des vols aussi rapides et à aussi haute altitude que les turboréacteurs, mais ils ont une bien meilleure efficacité énergétique : tout porte donc à croire qu'ils auront des applications civiles, sur des avions effectuant des trajets plus courts – avions de transport régional et même de gamme un peu supérieure –, ce qui marquerait le retour de l'hélice… La puissance d'un moteur pour un avion de 100 à 130 passagers, par exemple, doit être de 6 000 chevaux, si bien qu'un seul moteur de 11 000 chevaux serait suffisant, mais pas forcément accepté en termes de sécurité. Il n'y a donc pas de perspectives civiles pour l'heure, mais cela viendra peut-être un jour pas trop lointain.
Les regroupements industriels peuvent être une solution, dans une certaine mesure, comme l'illustre l'exemple de l'optronique, pour laquelle les groupes Thales et Safran ont tous deux des compétences. Nous disposions, avec Thales et Areva, d'un laboratoire commun, issu du CEALeti. Thales et Safran avaient aussi chacun son propre laboratoire. Aujourd'hui, il n'existe plus qu'un seul laboratoire, détenu à parts égales par Thales et Safran. Les équipes de chercheurs ont adhéré à ce projet, qui fait de la France l'un des trois pays au monde, avec les États-Unis et Israël, à disposer de telles compétences dans le domaine des détecteurs infrarouges – le Royaume-Uni, l'Italie et l'Allemagne en ont aussi, mais pas au même niveau. Cette réalisation marque un progrès important, même si elle ne fait pas la une des journaux.
Si notre taux de pénétration du marché est très supérieur à celui de Thales dans l'entrée de gamme de l'optronique, cette tendance est inversée dans le haut de gamme ; dans le milieu de gamme, en revanche, nos deux entreprises se partagent à peu près également le marché. La compétition étant un peu dépassée dans le contexte actuel, nous avons décidé de nous associer pour répondre aux appels d'offre français et internationaux. Nous avons mis un peu de temps à accorder nos violons, mais cela avait des implications sociales, techniques et financières importantes. Reste que nous attendons toujours la première commande… Nos discussions avec la DGA inclinent à l'optimisme, s'agissant en particulier d'un programme d'études amont (PEA) sur une boule de quatrième génération. Bref, nous progressons, mais les industriels ne décident pas toujours du « timing ».
Votre partenariat avec General Electric avait permis la fabrication des turboréacteurs CFM56 : avez-vous d'autres perspectives de ce type, notamment au sein de l'OTAN ? Cela permettrait peut-être de surmonter les difficultés que vous avez rappelées au sujet de l'Adour ou de développer de nouveaux produits, et consoliderait le retour de notre pays au sein du commandement intégré de l'Alliance.
Le CFM56, fruit d'un partenariat transatlantique exemplaire, est une réussite exceptionnelle. Notre grande fierté est d'avoir réussi la transition entre les différentes générations de ce moteur, dont la première version avait vu le jour après d'âpres négociations au plus haut niveau politique – la technologie alors apportée par General Electric n'était autre que celle du coeur à haute pression du bombardier Rockwell B-1 –, conclues à Reykjavik en 1973. Ce moteur, devenu le plus vendu de l'histoire de l'aviation, assure aujourd'hui un décollage toutes les deux secondes. Près de quarante ans plus tard, il nous fallait concevoir un nouveau modèle, le LEAP, qui consomme 15 % d'énergie en moins. Il a été conçu en partenariat avec General Electric, dans les mêmes conditions, et nous en avons déjà vendu 5 500, pour une livraison prévue en 2016 : le succès s'annonce donc au rendez-vous. Le moteur a d'ailleurs effectué ses premières rotations, et atteint la poussée maximale au décollage il y a quelques jours. Technologiquement révolutionnaire, il nous a conduits à investir dans de nouvelles usines, dont une située en Lorraine – sur les lieux naguère occupés par le 61e régiment d'artillerie –, qui produira des aubes de soufflante en matériaux composites tissés en trois dimensions.
Nous avons conclu d'autres partenariats de moindre ampleur, avec des industriels russes, ainsi qu'un autre, amené à se développer, dans le domaine militaire, avec Rolls-Royce. Chacun se souvient de la concurrence entre le M88 de la SNECMA, équipant le Rafale, et le J200 de Rolls-Royce, équipant l'Eurofighter, le seul point d'accord étant, a-t-on coutume de dire, que rien n'est négociable. Les deux groupes s'associeront néanmoins sans difficulté pour équiper un futur drone ou avion de combat européen, moyennant un partage réaliste et équitable des tâches, comme ce fut le cas pour le moteur de l'A400M, à la fabrication duquel furent aussi associés un groupe allemand et un groupe espagnol.
Nous venons par ailleurs de racheter, après des négociations de quelques mois, la participation de 50 % de Rolls-Royce dans le programme de turbines équipant le NH90. Le groupe britannique a en effet souhaité se désengager de cette ligne de produits, et Eurocopter avait besoin d'un nouveau moteur. L'Europe industrielle de la défense progresse, mais elle dépend évidemment du lancement de nouveaux programmes.
La réussite de Safran, avez-vous indiqué, repose sur une synergie entre les domaines militaire et le civil, les avancées technologiques dans le premier permettant les différenciations dans le second. Sur quelle production les restrictions prévues dans le projet de LPM auront-elles le plus d'impact ? Par ailleurs, comment se déroule l'implantation de votre usine dans la Meuse ?
Quelles sont, au regard du projet de LPM, vos perspectives en matière de coopération avec les PME françaises ?
Avez-vous eu des retombées positives des récents succès opérationnels de l'armée française ?
Si, par malheur, la LPM n'était pas rigoureusement exécutée, Safran se verrait d'abord touché dans son coeur d'activité, les moteurs d'avion.
Dans l'acronyme « CFM56 », les lettres « CF » désignent le « Commercial fan », marque originelle de General electric, et « M56 » renvoie à l'avant-projet développé par la SNECMA. Ce moteur associe donc une idée de la SNECMA à la technologie de partie chaude, que nous ne maîtrisions pas à l'époque, du bombardier B-1. Sans le moindre transfert de technologies, selon les conditions imposées par le Gouvernement américain d'alors, Safran a acquis les capacités de produire les parties chaudes du CFM56 : cela a son intérêt dans un partenariat équilibré, même si General electric continue d'assurer cette fabrication. Nous ne serions pas en mesure, en revanche, de fabriquer les parties chaudes du moteur qui succédera au CFM. Un décalage de quelques années avec le premier industriel mondial du secteur n'est pas un drame, d'autant que le partenariat sur le CFM a été prolongé jusqu'en 2040 ; mais si la LPM, dans sa dimension recherche et technologie, n'est pas pleinement exécutée, il y a fort à parier que Safran perdra à jamais ses capacités à développer cette nouvelle technologie, ce qui creuserait une faille profonde entre lui et son partenaire.
L'usine installée dans la Meuse doit ouvrir ses portes à la fin de 2014, les premières livraisons étant prévues au début de 2016. Elle emploiera 400 personnes, et les premiers recrutements ont déjà commencé. Même si notre partenaire est américain, les métiers à tisser, alsaciens, sont de la marque Stäubli.
Safran sous-traite aux PME environ 70 % de son volume de production, et s'efforce de le faire dans le cadre de partenariats durables. Des progrès sont possibles : associer les PME plus en amont dans le développement des produits, par exemple, nous permettrait de mieux profiter de leurs capacités d'innovation. Notre partenariat avec General electric concerne les gros moteurs qui équipent les Boeing 777 d'Air France. Ces moteurs sont dotés d'aubes de soufflante en matériaux composites – moins sophistiquées que celles qui seront produites dans la Meuse – qu'une seule société au monde, installée à Marmande, est capable de produire. Les PME de l'aéronautique civile ont connu des difficultés, en termes de trésorerie comme de recrutement. Aussi souhaitons-nous nous associer à l'apprentissage, en finançant l'accueil, au sein de notre groupe, de jeunes venus des PME : jusqu'à une époque récente, la loi l'interdisait, mais c'est désormais possible.
Vos propos laissent transparaître une inquiétude, sans doute tempérée par votre optimisme, par rapport au projet de LPM, à l'exécution de laquelle nous serons très vigilants. Pourriez-vous nous indiquer, sur ce point, les étapes qui vous semblent essentielles pour préserver l'avenir de votre entreprise ? Quels projets entendez-vous développer à l'exportation, dans le domaine civil, pour compenser le manque à gagner de 150 millions d'euros par an dont vous avez parlé ? Quelles assurances avez-vous reçues de Bercy à ce sujet ? Rappelons qu'avec 27 000 salariés hors de nos frontières, votre groupe est une vitrine de la France à l'étranger.
L'État a annoncé son intention de se désengager du capital de certaines entreprises. Avez-vous entamé des discussions avec lui, sachant qu'il détient 27 % du capital de Safran, et une proportion similaire de droits de vote ? Dans l'affirmative, quels seraient les risques, pour Safran, d'un tel désengagement et d'une entrée de certains actionnaires étrangers dans son capital ?
Il est important que le contrôle parlementaire sur l'exécution de la future LPM s'exerce. Safran a une sensibilité toute particulière au domaine de la recherche et technologie : la sanctuarisation des crédits qui y sont consacrés et la pertinence des plans d'action lui sont donc essentielles. Doit-on, par exemple, se préparer à la fabrication d'un drone de combat ? Si oui, faut-il l'envisager à partir des technologies les plus performantes ? Les principales questions, pour notre entreprise, concernent donc la préparation de l'avenir.
Le manque à gagner dont j'ai parlé ne représente guère plus d'1 % de notre chiffre d'affaires : il ne cassera donc pas la dynamique du groupe. Nous nous efforcerons de le compenser, non seulement par le développement d'activités civiles, mais aussi par l'exportation de matériels de défense. Pour des raisons technologiques, il serait en effet imprudent de faire passer la part de nos activités de défense sous le seuil des 20 %. La principale difficulté est de cibler au mieux les pays en développement et amis.
Pour le civil, nous avons un plan de développement agressif sur l'électrification des avions, dont nous estimons qu'elle concernera d'abord le roulage au sol. Un prototype d'Airbus A320 roulant sans utiliser les moteurs principaux a été présenté lors du dernier salon du Bourget ; cette technologie, qui entrera en service dès 2016, permettra d'économiser 5 % de carburant sur un trajet Paris-Toulouse, sans compter les bénéfices en termes de bruit et de pollution. Pour des raisons d'accès au marché et de complémentarité technologique, ce projet est conduit en partenariat avec la société américaine Honeywell. Nous avons beaucoup d'autres idées de ce genre.
En tant qu'actionnaire, l'État adhère pleinement à cette politique d'investissements – près de deux milliards d'euros en recherche et développement, autofinancés à 70 %, et de 500 à 600 millions en investissements industriels –, dont il engrange les dividendes à hauteur de 27 %, sur un total de 400 millions distribués cette année. Les discussions avec Bercy, en matière de réflexion stratégique, sont donc de très bonne qualité.
L'État s'est déjà partiellement désengagé de Safran, puisque sa participation a été ramenée de 30 à 27 %. Le marché a bien accueilli cette opération, après laquelle l'action est très vite repartie à la hausse. L'État n'a pas à m'informer de ses intentions ; s'il le faisait, je devrais à mon tour informer l'ensemble des actionnaires.
Je rappelle que notre capital est détenu à 27 % par l'État – qui dispose de 30 % des droits de vote, seuil au-dessus duquel il serait tenu de faire une offre publique d'achat –, et à 15 % par les salariés, qui disposent pour leur part de 24 % des droits de vote, ce qui fait de notre groupe le deuxième, en France, au regard de l'actionnariat salarié, le premier étant Bouygues. Le reste du capital, flottant, appartient à des actionnaires internationaux ; mais il ne faut évidemment pas y voir une prise de contrôle rampante. J'ajoute que des conventions protègent les intérêts de l'État souverain, client et agent de politique industrielle, dans le secteur de la défense, notamment pour ce qui concerne la dissuasion. Un décret de 2005 donne également au Trésor un droit de regard, validé par l'Union européenne, sur les investissements étrangers dans les industries comme la nôtre. Ce texte est analogue, bien que moins contraignant, au Control of foreign investments in the United States (CFIUS). Il ne m'appartient pas de me prononcer à la place des actionnaires, bien entendu, mais un désengagement partiel de l'État n'entraînerait pas de risques particuliers pour le pays, ni pour les personnels du groupe.
La séance est levée à dix-neuf heures.