Qui d'entre nous pourrait affirmer qu'un texte visant à protéger les librairies indépendantes des marchands de marchandises culturelles en ligne ne serait ni nécessaire ni indispensable ? Quel est le député qui ne s'inquiète pas pour la survie des librairies de proximité ? Quel est l'élu qui ne craint pas la disparition des libraires et de leur savoir-faire, ou qui n'est pas conscient du fait qu'une librairie qui ferme, c'est du lien social qui disparaît, ce sont des emplois détruits, un territoire qui perd de son attrait et une raréfaction de l'accès à la culture pour tous et partout ? Le numérique n'est pas seul en cause : des ventes déloyales et pernicieuses grugent le consommateur et le rendent dépendant, alors qu'il se croit gagnant. Quel est, enfin, le parlementaire qui ne serait pas conscient des méfaits – pour ne pas dire des ravages – causés par les nouveaux Terminator du commerce moderne, les Attila de la société de consommation culturelle, les Amazon & Cie, qui préfèrent vendre à perte pourvu qu'ils gagnent des marchés et capturent de nouvelles clientèles ?
Sans aucun état d'âme, ils traitent et transforment leurs salariés en machines, au point même, pour accroître la ressemblance, de racheter Kiva Systems, un fabricant de robots qui remplaceront bientôt les ouvriers dans les entrepôts. Sans scrupules, ils pratiquent une vente déloyale qui ajoute la gratuité du port à la remise de 5 % prévue par la « loi Lang ». Sans vergogne, ils font subventionner des créations d'emplois, plus ou moins effectifs, tout en se jouant de la législation fiscale des pays dans lesquels ils sont implantés. Ils doivent plus de 200 millions d'euros au fisc français et le Congrès des États-Unis prépare à leur encontre une nouvelle contribution, la « taxe Amazon ».
Dans cette situation, c'est bien le moins que soit débattu à l'Assemblée nationale un texte qui vise à renforcer la protection des libraires indépendants contre Amazon & Cie. Que ce texte vienne de l'UMP et soit présenté par M. Christian Kert peut surprendre, mais devons-nous pour autant manquer d'indulgence et refuser la repentance ? De fait, alors qu'en août 1981 était votée à l'unanimité la « loi Lang », protégeant le produit culturel qu'est le livre et permettant le maintien des librairies de proximité – à une époque, certes, où il n'existait ni vente en ligne, ni liseuses, ni Amazon –, en mai 2008, dans le cadre du projet de loi de modernisation de l'économie, piqués par je ne sais quelle mouche, la majorité d'alors et, plus précisément, M. Christian Kert, ont remis en cause le principe du prix unique du livre en le limitant fortement dans le temps. Sous l'effet d'efficaces pressions, la raison a heureusement prévalu et, après maints débats, les amendements en ce sens ont été rejetés.
En septembre 2013, est-ce pour vous racheter que vous nous présentez, un peu confus, cet article unique ? Il faut louer l'intention, prendre le geste en considération et ne pas rejeter le fond mais, comme vous l'avez vous-même relevé, monsieur le rapporteur, cela reste un peu court, un peu modeste, un peu timide, et ne répond pas à toutes les problématiques. Faire payer les frais de port à domicile n'empêchera pas Amazon de livrer gratuitement dans les points-livre et, compte tenu des problèmes liés au service de La Poste en ville, certaines des personnes qui commandent des livres préféreront aller les chercher au point de vente qui se trouve près de chez eux plutôt que de les recevoir détériorés ou bien plus tard – voire jamais – dans leur boîte aux lettres.
La question est l'une des plus importantes que l'on ait à traiter dans le domaine culturel et l'article qui nous est proposé n'a pas l'ambition qu'elle mérite. Le sujet, c'est l'exception culturelle française. C'est un choix de société, et même un choix de civilisation : c'est le choix de la diversité, le choix entre l'être et l'avoir, entre la consommation à tout crin et l'accès à une culture de qualité pour tous et partout.
Ne nous contentons pas de ce simple article qui, s'il a le mérite d'exister, n'a pas les moyens de moyens de freiner Amazon dans sa course infernale. Rien n'échappe au groupe américain : parti du livre, abordant tous les domaines, il touche aujourd'hui au marché de l'art, à la presse et aux carottes crues. Il est donc de notre devoir de proposer au sein de cette commission un texte qui soutiendra les libraires, les éditeurs, toute la chaîne et l'économie du livre en légiférant contre la concurrence déloyale, en accompagnant les libraires dans la mise en place de leurs propres sites de vente en ligne tels que librairie.com, en les maintenant sur nos territoires et en sauvegardant leur savoir-faire.
En cet instant, libraires, syndicats du livre et de l'édition ont les yeux rivés sur nous. Ils veulent non pas un projet a minima, mais une proposition aboutie. La ministre de la culture, Mme Aurélie Filippetti, travaille sur ce dossier depuis des mois et veut le mieux pour ce secteur capital de la culture. Le gouvernement, le Président de la République même, sont attentifs à nos débats et ne comprendraient pas que nous nous contentions d'un texte voté à la va-vite. Il y a nécessité, il y a urgence, nous en sommes tous conscients. Le sujet demande à être retravaillé.
Le plus sage ne serait-il pas, pour être efficaces, de revoir un texte consensuel comme le fut la « loi Lang », car la culture ne se marchande pas, ne se négocie pas : c'est un droit pour tous et l'une de nos valeurs essentielles.