Monsieur le rapporteur, je suis très déçue par votre proposition de loi. Une fois de plus, vous vous emparez d'un vrai sujet pour le traiter par le petit bout de la lorgnette. Faire payer les frais de port par Amazon est une bonne idée sur le papier, mais je ne peux pas croire que vous pensiez régler ainsi tous les problèmes de nos libraires. Je vous propose d'examiner la question dans son ensemble.
Vous êtes, comme le veut la doctrine de votre parti, un défenseur du capitalisme, c'est-à-dire du dogme de la concurrence libre et non faussée, de la recherche du profit, de la main invisible du marché et de la loi de l'offre et de la demande. Dans cet esprit, vous avez, durant des années, voté des lois destinées à libéraliser le commerce, déréguler les transactions, supprimer les frontières douanières et faciliter à outrance les transferts de capitaux.
Et voilà que vous feignez aujourd'hui de découvrir que, lorsque l'on permet une concurrence sauvage entre des entreprises, il y a des gagnants et des perdants. Par quel tour de magie pouvez-vous défendre la concurrence, la raison du plus fort, pour verser ensuite des larmes de crocodile sur le pauvre perdant ? Vous aurez compris que le gagnant, c'est aujourd'hui Amazon, et que les perdants, ce sont les libraires.
Croyez-vous vraiment que c'est la livraison gratuite des livres qui permet à Amazon d'engranger autant de bénéfices ? Si j'étais en position de devoir rétablir l'équilibre, j'irais plutôt chercher du côté des 200 millions d'euros que notre administration fiscale lui réclamait l'année dernière – ce chiffre énorme dépasse l'entendement.
Je m'intéresserais aussi aux impôts plus récents. Une estimation pour l'année 2011 indique ainsi un manque à gagner – en toute légalité – de 7,6 millions d'euros sur l'imposition d'Amazon. Alors que son chiffre d'affaires est estimé autour de 1,63 milliard d'euros en France, cette entreprise n'en déclare que 110 millions. Vous conviendrez sans doute que si Amazon payait correctement ses impôts en France, sans passer par le Luxembourg, elle aurait plus de mal à offrir les frais de port.
Jetons un oeil à d'autres formes d'imposition des entreprises. Selon l'étude publiée aujourd'hui par la Commission européenne, la France ne percevrait pas toute la TVA due. Le montant total a de quoi faire rêver : 32,2 milliards d'euros par an. Je suis sûre que cet argent n'est pas perdu pour tout le monde.
Amazon utilise encore d'autres moyens pour récupérer un maximum de profit.
Un livre intitulé En Amazonie, infiltré dans le meilleur des mondes, dans lequel le journaliste Jean-Baptiste Malet raconte son expérience d'intérimaire au centre logistique d'Amazon à Montélimar, est à cet égard édifiant : la précarité est la règle et les salaires sont au minimum légal. Le directeur d'Amazon France, M. Frédéric Duval, se vante de payer 10 % au-dessus de ce minimum les salariés qui restent plus de six mois – lesquels, compte tenu du nombre d'intérimaires employés, ne doivent vraiment pas être nombreux. Comme l'a constaté le journaliste, « même ceux qui sont en CDI souffrent tellement de la dureté du travail qu'ils finissent par s'en aller ».
Pour régler ces problèmes de souffrance au travail, c'est à l'inspection du travail qu'il faudrait s'adresser. Malheureusement, les dix années de la droite au pouvoir ont quasiment détruit ce service public conçu pour les salariés. En 2011, chaque agent de contrôle de l'inspection du travail était en charge de 8 130 salariés : je vous laisse juge de la qualité du travail qui peut être atteinte dans ces conditions.
Amazon abuse du système légal en suivant une stratégie bien rodée : l'entreprise profite de son poids pour baisser les prix et ainsi éliminer les concurrents ; dans un second temps, elle remonte les prix pour augmenter les profits.
J'espère que vous l'aurez compris, monsieur Kert, votre proposition de loi composée d'un unique article ne peut prétendre changer quoi que ce soit à l'état du commerce du livre en France. Vous auriez plutôt dû vous pencher sur l'avenir des livres. Amazon est le leader de la vente de licences de lectures numériques ; ses dirigeants parlent de vente de livres, mais il s'agit d'une escroquerie sémantique : le contrat que leurs clients acceptent constitue un droit à lire, pas la possession d'un fichier électronique. D'ailleurs, Amazon se réserve le droit de supprimer les livres des comptes Kindle de leurs clients. Il est urgent de mettre fin aux systèmes qui placent ceux-ci dans une position captive.
Je vous fais donc la proposition suivante – qui réglerait au passage l'un des conflits opposant le gouvernement français à l'Union européenne : la vente de livres sous forme de fichier en format ouvert devrait bénéficier d'une TVA réduite ; en revanche, les systèmes fermés comme ceux d'Amazon ou d'Apple qui consistent en une prestation de service numérique seraient taxés au taux normal.
Enfin, vous êtes passé à côté de la nécessaire adaptation des librairies aux évolutions liées à internet. Il est nécessaire d'accompagner les libraires dans une démarche de proximité avec la population, qui passe par le conseil, la mise en relation et l'accompagnement des publics à la lecture.