Intervention de Thierry Braillard

Séance en hémicycle du 3 octobre 2013 à 9h30
Non-intégration de la livraison dans le prix unique du livre — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaThierry Braillard :

Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le président de la commission, monsieur le rapporteur, chers collègues, la vie nous offre parfois de petits plaisirs. Qui d’entre nous n’a jamais goûté celui de sentir l’odeur du papier imprimé lorsque l’on pénètre dans une librairie ?

Aussi, il est évident que la proposition de loi déposée par nos collègues de l’UMP puise son inspiration dans une conception de notre culture qui transcende nos clivages partisans : le livre est un objet culturel spécifique avec lequel nous entretenons un rapport à la fois charnel et intellectuel, exigeant une distribution commerciale privilégiée et parfois personnalisée.

À l’heure des nouvelles pratiques de lectures issues de l’univers numérique et de l’essor bouillonnant du commerce électronique, à l’heure où nous constatons, voire subissons, tous, la disparition des librairies les unes après les autres, nous avons le devoir de protéger le livre face à ceux qui voudraient le réduire à un produit commercial ordinaire : trois clics et c’est fini !

Cette proposition de loi est donc bien pertinente. L’enjeu est immense car tous les acteurs du livre, auteurs, éditeurs, libraires et lecteurs sont étroitement liés, nous le savons, par le mode de commercialisation.

Mes chers collègues, la représentation nationale s’honore de débattre aujourd’hui de cette question, que sous-tend une certaine idée de l’humanité. Car il nous faut veiller à ne pas laisser la libéralisation économique digérer irrémédiablement cet « outil de liberté » comme Jean Guéhenno aimait à définir le livre dans ses Carnets du vieil écrivain.

Mes chers collègues, nous avons un devoir de prudence car nous savons qu’une nouvelle déstabilisation des librairies pourrait rapidement avoir des conséquences désastreuses sur l’ensemble de la chaîne du livre.

Car la baisse du nombre de libraires se traduit mécaniquement par un amoindrissement de la profondeur du catalogue des éditeurs et par une réduction de l’offre aux lecteurs.

Il suffit de se balader dans les librairies de nos amis américains ou anglais pour constater les ravages d’une commercialisation libéralisée : un réseau complètement sinistré, les têtes de gondoles achetées par les grands distributeurs dont l’unique objectif se résume à la vente des fameux best sellers.

Ce sont les mêmes livres qui s’empilent sur les rayons, et la production littéraire est en péril alors même qu’ils bénéficient de l’avantage de la langue anglaise. L’uniformité de la production donne des frissons à tous les grands lecteurs nostalgiques d’une découverte heureuse au hasard des rayons mal rangés de nos anciennes librairies de quartier.

La survie des librairies indépendantes et donc la diversité des auteurs dépendent intimement des éditeurs indépendants, ou bien des rares personnalités suffisamment fortes, dans les grandes maisons d’édition, pour résister à la logique financière implacable des distributeurs. La précarité économique de nos petites librairies n’est plus à démontrer et la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui nous donne l’occasion de lui permettre de lutter de façon plus équitable face aux géants de l’internet.

Nous avons eu le bonheur, en France, de trouver une solution pour que la concurrence sur le marché du livre ne se fasse pas sur le prix, mais sur d’autres paramètres, comme le conseil aux lecteurs, qui reste la valeur ajoutée des libraires passionnés qui connaissent nos goûts.

Cette solution, c’est le prix unique du livre mis en place par la fameuse loi Lang de 1981, qui fait aujourd’hui l’unanimité sur tous les bancs, avec ses deux conditions cumulatives inscrites dans son article 5 : « Les détaillants peuvent pratiquer des prix inférieurs au prix de vente au public mentionné à l’article 1er sur les livres édités ou importés depuis plus de deux ans, et dont le dernier approvisionnement remonte à plus de six mois. ». Aucune solde ou réduction au-delà de 5 % n’est autorisée pendant deux ans et six mois après le dernier réapprovisionnement.

Cette double condition a permis de limiter – mais pour combien de temps encore ? – la conquête irrésistible des parts de marché du livre par les commerçants en ligne qui vendent des livres comme ils vendent des chargeurs de portables. Cette double condition est d’ailleurs parfois attaquée, et nos amis de droite, qui la défendent et veulent la renforcer aujourd’hui, n’ont pas toujours eu cette bienveillance. Mais il n’est jamais trop tard pour bien faire !

Le constat est évident : les grands sites en ligne sont parvenus à détourner l’esprit de cette loi via les frais de livraison. En effet, les grands sites peuvent cumuler la remise de 5 % accordée sur la vente des livres avec des frais de transport gratuits, et ce sans toucher à leur marge.

Prenons un exemple, pour voir ce qu’est aujourd’hui la réalité de ce commerce en ligne. Nous avons voulu savoir de quelle façon nous pouvions acheter un livre. Au hasard, nous avons choisi En Amazonie - Infiltré dans le « meilleur des mondes » Il coûte 15 euros dans une librairie de quartier, est vendu sur le site Amazon 14,25 euros, frais de port compris. Mais, plus important encore, Amazon nous fait une autre proposition : le site nous vend le même livre pour 10,99 euros sur Kindle, une liseuse qui permet de lire les livres numériques. On est donc bien loin des moins 5 %, puisque l’on passe de 15 à 11 euros, soit 4 euros de moins. Cette pratique de concurrence déloyale renforce encore l’avantage comparatif vis-à-vis des librairies et désincite les lecteurs à se rendre dans une librairie de proximité.

Cette proposition de loi est un premier pas, ce qui ne nous exonérera pas d’une réflexion sur le livre numérique. L’exemple du Kindle que je viens de rapporter m’amène à penser qu’il faudra aussi que nous nous penchions sur cette question, car, encore une fois, on constate que le prix du livre n’est plus le même selon qu’on l’achète sur le serveur Kindle ou dans une librairie de quartier.

C’est cet équilibre fragile que nous devons renforcer face aux acteurs aux prétentions hégémoniques. Cette proposition de loi s’inscrit donc pleinement dans la politique culturelle que nous soutenons.

Madame la ministre, vous le savez malheureusement trop bien, ne pas réduire un bien culturel à une marchandise quelconque, c’est un combat, que nous vous encourageons à mener au niveau européen et au niveau mondial. Les résultats que vous avez obtenus nous agréent. C’est pourquoi le groupe RRDP se range derrière l’amendement que vous proposez ce matin, car il semble apporter plus de sécurité juridique et commerciale que l’excellente proposition de loi initiale de notre collègue Kert.

Enfin, il est bon de souligner que notre démarche renforce, trente ans après, la loi Lang, et de rappeler à nos concitoyens que le prix du livre n’augmentera pas à la suite de notre travail législatif. Il n’augmentera pas plus à compter du 1er janvier 2014, car il n’y aura aucune hausse de TVA, comme l’a très opportunément rappelé l’excellent président Bloche.

Pour toutes ces raisons, vous l’aurez compris, les députés du groupe Radical de gauche et apparentés soutiendront et voteront avec enthousiasme cette proposition de loi agrémentée de l’amendement du Gouvernement.

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