Intervention de Serge Letchimy

Séance en hémicycle du 2 octobre 2013 à 21h30
Agences pour la mise en valeur des espaces urbains de la zone dite des cinquante pas géométriques — Présentation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSerge Letchimy, rapporteur de la commission des affaires économiques :

Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des affaires économiques, Serge Larcher a porté au Sénat un texte qui peut sembler anecdotique ; il ne s’agirait que de modifier des dates. En vérité, il s’est adressé, ce faisant, à toute une population, et plus encore à une partie très fragile de la population martiniquaise, guadeloupéenne, de celle de Saint-Martin, de Mayotte et d’ailleurs.

C’est quoi, cette histoire ? C’est la question que mes collègues de l’Hexagone me posent souvent. À quoi ça sert, cinquante pas géométriques ? Eh bien, c’est véritablement l’histoire de la colonisation et du peuplement de ces différents pays. Dès 1670 est apparue une bande sécurisée de quatre-vingt un mètres vingt le long du littoral, destinée à parfaire la domination de la colonisation. Cela s’est d’ailleurs appelé très rapidement les cinquante pas du roi : c’est la mesure des pas mêmes du roi qui aurait déterminé cette segmentation métrique. Il s’agissait d’une organisation de l’espace excluante, avec interdiction de passer ou d’entrer sur ce qui était alors considéré domaine militaire. Après l’abolition de l’esclavage, de plus en plus de secteurs se sont constitués sur cette bande. La plupart des bourgs des grandes villes du littoral s’y trouvent, mais aussi de très nombreux quartiers populaires, tels que Volga-Plage, à la Martinique.

C’est quoi, cette histoire ? Ce n’est pas seulement une domination coloniale, c’est un vécu, une humanité, des personnes qui ont construit et habité un lieu sans avoir jamais eu de titre de propriété, car l’instabilité juridique permanente jusqu’en 1996 ne permettait pas à ces gens, avec le passage du domaine public au domaine privé, de se fixer.

C’est quoi, cette histoire ? C’est celle d’une inégalité, non seulement juridique, mais aussi sociale. Les occupants de la bande sont souvent des personnes démunies, même si des personnes riches se sont également implantées sur ce littoral des cinquante pas géométriques et sur le domaine public maritime, sans parler de ceux qui considéraient qu’il fallait absolument maîtriser des espaces dans un intérêt personnel. Je veux parler du petit peuple. C’est à cette occasion, selon moi, que l’on a pu inventer, dans les Antilles, ce que l’on appelle le « bien-être » : la survie dans la ville, dans l’urbain – un urbain excluant. C’est une survie avec une feuille de tôle, du fibrociment, brique après brique, pour s’établir en dehors des zones rurales, à l’abandon depuis la grande crise agricole des années cinquante.

Ces gens qui se sont installés dans les quartiers périphériques sont venus avec leurs bras, avec leur seule force de travail, avec leur capacité de produire, de donner, d’enfanter, et la ville ne leur a jamais donné de droit à l’urbain. Ces gens ont habité, dans l’informel, une ville, un pays, une république, sans jamais avoir de droit. C’est dans l’autoconstruction, la résistance, un habitat pour une famille.

Aussi, en 1996, à l’initiative de quelques parlementaires – je salue la mémoire de Camille Darsières –, a été présenté un texte permettant de céder ces parcelles à des personnes qui les occupaient depuis trente, quarante ans, de leur donner la possibilité de devenir propriétaires. Le processus a été enclenché avec la création d’un outil qui s’appelle la bande des cinquante pas géométriques. Ainsi, de l’informel, de la survie est né un droit de propriété. L’accessibilité à ce droit est, de mon point de vue, le début d’une solidarité de l’État et des collectivités envers des populations démunies. C’est pourquoi il ne faut surtout pas rater cela, afin de donner à ces familles un vrai droit à la ville.

Les agences ont duré le temps qu’il fallait. Les principes étaient au nombre de deux : le premier était de céder les parcelles à leurs occupants, qui y avaient construit des maisons, le second de leur permettre d’accéder à cette propriété à un prix compatible avec leur situation sociale, avec leur histoire. La loi de 1996 a ainsi déterminé les conditions d’accessibilité financière à ces parcelles.

L’État a assumé sa responsabilité en donnant à ces personnes les moyens de devenir propriétaires, mais il s’est en même temps posé un très grave problème, au-delà même des questions de dates limites pour le dépôt des dossiers ou de la durée de vie des agences : l’État, c’est assez incroyable, a cédé des parcelles, dans des conditions exceptionnelles, mais sans que celles-ci soient systématiquement viabilisées. C’est là un véritable manque. Céder une parcelle sans la viabiliser correctement, c’est handicaper une famille déjà touchée par la misère et les difficultés de toutes sortes. C’est pourquoi nous avons lancé parallèlement, dans la plupart des pays concernés, des opérations de résorption de l’habitat insalubre, d’assainissement, d’amélioration de l’accès à l’eau…

C’est dans un tel contexte que sont nées les agences : elles ne pouvaient que céder, sans aménager. Un quartier ne fait pas 81,20 mètres de large mais beaucoup plus. C’est la combinaison des cinquante pas géométriques, du domaine public maritime et du domaine privé qui fait d’un quartier une véritable organisation, qu’il convient de réaménager globalement.

La première panne du dispositif a donc été le défaut d’articulation entre l’aménagement urbain et la cession du foncier. C’est ce que nous allons essayer de régler, dans le cadre du rapport commandé par l’État au conseil général de l’environnement et du développement durable et à l’inspection générale de l’administration, afin de créer un outil compatible avec un programme global de traitement de la situation de ces quartiers.

Il existe en effet une triple marginalité. La première est historique, sociale, je l’ai expliquée : 75 ou 80 % des personnes qui se sont implantées dans ces zones sont les fils des esclaves des plantations, et ils sont arrivés dans un milieu urbain qui leur était hostile ; car la bande des cinquante pas géométriques est toujours hostile avant d’être accueillante : il fallait maîtriser ces hommes. La deuxième chose, incroyable, c’est de leur avoir cédé un terrain sans pour cela leur donner la possibilité de vivre dans de bonnes conditions. Enfin, le plus terrible, c’est d’accorder à une partie de la population un semblant de droit, un droit qui n’existe pas en réalité, de sorte que cette population reste à la marge, sans pouvoir ne serait-ce qu’obtenir un prêt bancaire ou hypothéquer une maison car, propriétaires d’une maison, ils ne sont pas propriétaires du sol, ce qui crée une grande difficulté.

Nous l’avons réglée en grande partie grâce à la loi sur l’habitat insalubre. Il nous reste à accomplir la présente avancée. Monsieur le ministre, vous êtes un Guadeloupéen et vous connaissez mieux que quiconque cette réalité. Je suis extrêmement heureux que vous ayez porté ce dossier avec Serge Larcher, car cela nous permettra d’avancer. Vous avez raison d’exprimer ici votre engagement.

Je tiens également à féliciter François Brottes, qui a, en tant que président de la commission, accepté le principe d’une année supplémentaire pour la durée de vie des agences, par rapport aux deux années que vous avez proposée, et pour la date de dépôt de validation des actes.

La lettre que vous avez adressée aux sénateurs en charge du texte sur l’accès au logement et un urbanisme rénové nous permettra de trouver un véhicule législatif cohérent pour permettre une année supplémentaire pour la durée de vie des agences et une année supplémentaire pour le dépôt des dossiers de cession. Ne pas prévoir cet allongement serait une injustice et les familles qui ne peuvent plus déposer de dossiers depuis le 1er janvier 2013 seraient fondamentalement pénalisées.

Vous avez également évoqué la question du GIP permettant de travailler sur les actes. Je pense que c’est un problème beaucoup plus global qu’on ne peut l’imaginer, qui ne touche pas que les cinquante pas géométriques mais concerne l’ensemble de notre pays. Il faut se doter de cet outil de l’article 3, mais nous devrons trouver une solution au problème de l’indivision qui aille au-delà d’un simple outil. Le GIP va dialoguer, discuter, tenter de trouver des solutions, mais il faut des dispositions législatives puissantes et des mesures financières importantes pour permettre une sortie rapide de l’indivision. C’est un vrai problème pour les bourgs de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Guyane et d’ailleurs. Il faut reconquérir les centres urbains et les quartiers populaires.

Monsieur le ministre, mes chers collègues, contrairement à ce que l’on a pu dire, nos pays avancent, nos pays résistent, nos pays saisissent chaque occasion de montrer leur capacité à créer et évoluer, avec une imagination très productive. Cet exemple des cinquante pas géométriques est à la fois une détermination mais aussi une volonté et un droit. C’est dans ce cadre que je vous propose d’adopter ce texte conforme à la rédaction du Sénat, compte tenu de l’engagement du ministre et du président de la commission d’intervenir pour obtenir une année supplémentaire dans les deux cas que j’ai évoqués.

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