Intervention de Jean-Jacques Urvoas

Réunion du 9 octobre 2013 à 10h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Jacques Urvoas, président :

Mes chers collègues, René Dosière, Dominique Bussereau et moi-même nous sommes rendus en Nouvelle-Calédonie du 2 au 8 septembre dernier. Cette mission était la première de la commission des Lois à se déplacer sur ce territoire depuis treize ans. C'est dire si nous étions attendus en Nouvelle-Calédonie, où des échéances importantes vont intervenir en 2014.

La délégation était composée de telle sorte que puissent être réunis la meilleure expérience et l'oeil du néophyte. En effet, René Dosière s'est rendu huit fois en Nouvelle-Calédonie et Dominique Bussereau en était pour sa part à son onzième déplacement dans l'archipel. Tous deux ont été les rapporteurs de très nombreux textes, qui ont jalonné l'évolution de ce territoire. Ce sont d'ailleurs eux qui ont effectué la dernière mission de la commission des Lois en 2000, afin d'évaluer la mise en place des nouvelles institutions prévues par la loi organique de 1999. Mon expérience de ce territoire était, pour ma part, plus récente et ma connaissance en était essentiellement livresque.

Nous avons rencontré l'ensemble des acteurs, politiques, institutionnels, coutumiers, économiques, sociaux et associatifs, soit près de 115 personnes au total. Je voudrais ici les remercier de leur accueil. Il faut également saluer ici le haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie, le préfet Jean-Jacques Brot, pour son appui dans l'organisation de ce déplacement. Nous leur ferons parvenir naturellement ce rapport, en vue de poursuivre les échanges avec la Commission.

Il faut d'abord rappeler combien l'Accord de Nouméa de 1998 est novateur dans notre système institutionnel et juridique. Après les accords historiques de Matignon-Oudinot en 1988 entre Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou – deux personnalités d'exception et fédératrices – et le retour de la paix dans ce territoire meurtri, un référendum était prévu dix ans après pour amener les Calédoniens à se prononcer pour ou contre l'indépendance. À la suite des négociations engagées à partir du milieu des années 1990, l'Accord de Nouméa a permis de ne pas organiser ce que Jacques Lafleur qualifiait de « référendum couperet ».

Reconnu par le titre XIII de la Constitution, l'Accord de 1998 a organisé l'autonomie de la Nouvelle-Calédonie sur un mode totalement inédit avec des institutions propres (un gouvernement fondé sur la collégialité, un congrès, trois assemblées de province – Nord, Sud et îles Loyauté –, un sénat coutumier, avec un rôle consultatif central dans la compréhension de la culture kanak), la possibilité de voter des lois du pays dans des domaines législatifs relevant, à la suite de transferts irréversibles de l'État, de la compétence propre de la Nouvelle-Calédonie. C'est un point essentiel ; personne ne pourra jamais y revenir.

Par ailleurs, une citoyenneté calédonienne a été organisée avec un accès prioritaire à l'emploi et le droit de voter aux élections provinciales et aux futures consultations pour les seules personnes arrivées en Nouvelle-Calédonie au plus tard en 1998 et ayant au moins vécu dix ans sur le territoire.

Je crois qu'on ne dira jamais assez combien cet Accord a demandé de sens des responsabilités notamment de la part d'une majorité numérique sur le territoire, majorité qui a accepté de ne pas appliquer le principe majoritaire en gouvernant seule, ce qui aurait pu conduire au pire. L'altruisme, si on doit donner à ce mot un sens, a trouvé à s'appliquer en Nouvelle-Calédonie.

Ce processus d'émancipation de la Nouvelle-Calédonie reconnu par la Constitution a introduit dans notre système institutionnel et juridique – ce qui est trop peu souvent rappelé – une dose de fédéralisme. Avec Guy Carcassonne, on peut ainsi considérer que le titre XIII de notre Constitution comporte finalement, non pas des dispositions transitoires comme son intitulé l'indique, mais une Constitution en soi, celle de la Nouvelle Calédonie. Cela montre que notre pays sait aussi faire preuve d'imagination quand l'essentiel est en jeu. Et cela nous le devons aux Calédoniens.

Ce processus a été rendu possible parce que l'Accord de Nouméa a aussi été un moment de reconnaissance mutuelle de toutes les composantes de l'identité calédonienne, que ce soit l'apport des populations européennes ou celui des premiers habitants du territoire, les Kanak. Cette reconnaissance de l'identité kanak a été un grand pas accompli et pas uniquement par des paroles, mais également par des actes. Je pense notamment à la coutume désormais reconnue et préservée au travers du sénat coutumier, du statut civil coutumier des personnes ou bien encore des terres coutumières – qui représentent 500 000 hectares –, qui sont au coeur du système symbolique kanak.

Depuis près de quinze ans, l'esprit de l'Accord a prévalu, même si des tensions politiques locales, somme toute assez naturelles dans un contexte de compétition démocratique, sont apparues dans les dernières années et, en réalité, depuis 2010. Le territoire a connu la paix, la stabilité ainsi que le développement économique.

Cela étant rappelé, la Nouvelle-Calédonie est maintenant face à des échéances essentielles. Le territoire s'engage dans une étape décisive de son émancipation. 2014 sera une année charnière, puisque le congrès sera renouvelé en mai et c'est à ce congrès qu'il reviendra de décider, à la majorité des trois cinquièmes, d'une date de consultation sur l'accession du territoire à la pleine souveraineté. Cette consultation devra intervenir, en tout état de cause, avant 2019. Si le congrès n'en décide pas ainsi avant cette date, c'est alors au Gouvernement de la République qu'il reviendra d'organiser cette consultation.

La métropole ne peut évidemment pas se désintéresser de ces échéances et la commission des Lois se devait non seulement de mieux comprendre les enjeux qui sont devant nous, mais aussi les difficultés qui pourraient survenir.

Nous avons vu trois grands sujets de préoccupation émerger lors de nos nombreux entretiens.

Le premier correspondant aux risques qui peuvent peser sur la collégialité dans le fonctionnement des institutions calédoniennes. C'est l'esprit de l'Accord de Nouméa : le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, composé de onze membres, ne fonctionne pas selon le principe majoritaire mais selon celui de la collégialité. Or nous avons observé que le poids des rivalités politiques était très lourd aujourd'hui dans un paysage local marqué par une très grande dispersion des forces politiques.

Les accords de Matignon-Oudinot en 1988 avaient été rendus possibles par l'existence de deux grands partis – avec d'un côté le RPCR (Rassemblement pour la Calédonie dans la République) et de l'autre le FLNKS (Front de libération nationale kanak et socialiste) – capables de dialoguer ensemble. Cette structuration de la vie politique calédonienne n'existe plus en l'état. Chaque camp apparaît aujourd'hui très divisé, fragmenté, presque morcelé, et aucune personnalité fédératrice n'émerge de part et d'autre. La mission forme le voeu que cette dispersion politique ne pèse pas dangereusement sur l'avenir nécessairement commun des Calédoniens. Les élections provinciales de mai 2014 permettront probablement de clarifier la situation de ce point de vue.

Autre sujet essentiel : les transferts de compétences qui, après avoir pris du retard au départ, se sont accélérés depuis 2011. La Nouvelle-Calédonie est désormais seule compétente dans des domaines importants : outre la fiscalité, compétence plus ancienne, on trouve par exemple l'enseignement primaire et secondaire, la police et la sécurité en matière de circulation aérienne intérieure ou de circulation maritime dans les eaux territoriales.

Les transferts en matière de droit civil, d'état civil et de droit commercial sont effectifs depuis le 1er juillet dernier. En matière de sécurité civile, il faudra attendre le 1er janvier prochain.

La question des ultimes transferts de compétence, prévus à l'article 27 de la loi organique statutaire de 1999, dans des domaines comme les règles relatives à l'administration des provinces, des communes et de leurs établissements publics, l'enseignement supérieur ou la communication audiovisuelle reste en suspens, faute de demande en ce sens de la part du congrès.

D'un point de vue général, les transferts de compétence se sont bien déroulés, mais nous avons tout de même observé qu'une fois ces compétences transférées, des pans entiers du droit n'évoluaient plus, pour certains depuis des années, ce qui est curieux et même préjudiciable aux Calédoniens. Il s'agit par exemple du droit des assurances, qui n'a pas évolué depuis son transfert en 1989. De même, on peut s'étonner qu'il n'existe toujours pas de service de la législation fiscale en Nouvelle-Calédonie, alors même qu'elle jouit de la peine autonomie en ce domaine.

Nous sommes particulièrement préoccupés par la question du transfert de la compétence « sécurité civile » qui doit intervenir le 1er janvier 2014. La préparation de ce transfert a pris beaucoup de retard et aucun choix – en dépit de ce qui a pu nous être dit ici ou là – n'a été opéré à ce jour sur la future organisation territoriale des services d'incendie et de secours. C'est d'autant plus préoccupant que le territoire est confronté à des risques naturels et industriels majeurs. Il y a, en effet, au coeur de Nouméa, des usines qui ne permettent pas de réduire la question de la sécurité civile en Nouvelle-Calédonie à une simple question d'incendies ou de pompiers.

Or, la bonne organisation de ces transferts et surtout l'exercice plein et entier de ces nouvelles compétences pour la Nouvelle-Calédonie sont la condition sine qua non de son processus d'émancipation.

Deuxième sujet de préoccupation de vos rapporteurs : le contexte économique et social. Si la Nouvelle-Calédonie a connu, ces huit dernières années, des taux de croissance très soutenus avec l'exploitation du nickel – ressource importante du territoire – et la construction de l'usine Koniambo de la province Nord – que nous avons eu la chance de visiter et qui a vu près de 6 000 personnes participer à sa construction permettant ainsi de maintenir le taux de chômage de la province à un niveau très bas –, les inégalités restent bien plus fortes qu'en métropole ou que dans les départements d'outre-mer et les perspectives économiques sont inquiétantes avec la baisse des cours du nickel.

La société calédonienne est également en proie à un phénomène de « vie chère », qui a conduit à douze jours de grève générale en mai dernier. Il a fallu l'implication du haut-commissaire pour qu'un accord soit trouvé pour geler les prix de certains produits. Il est d'ailleurs paradoxal de voir que l'État a joué un rôle essentiel dans ce domaine ; alors qu'il n'a pourtant plus guère de compétence économique ou sociale.

Le fait que les négociations sur la « vie chère » se soient tenues au Haut-commissariat souligne combien l'État, par son représentant, est devenu un acteur à la fois extérieur et central et démontre qu'il aura un rôle à jouer pour garantir l'avenir de la Nouvelle-Calédonie.

Il ne faudrait cependant pas que la dégradation de la situation économique et donc sociale ait des conséquences sur la stabilité du territoire à l'heure d'échéances importantes.

Notre mission sur place nous a convaincus qu'il était temps d'ouvrir un nouveau cycle pour bâtir une solution durable, qui sera garante de l'avenir de la Nouvelle-Calédonie.

L'Accord de Nouméa signé en 1998 pour une période de vingt ans fixe lui-même les conditions dans lesquelles les citoyens calédoniens seront amenés à s'exprimer sur l'avenir politique et institutionnel de l'archipel. Sans entrer dans les détails de ce mécanisme : il faut rappeler qu'on pourrait aller jusqu'à trois consultations successives pour décider si oui ou non la Nouvelle-Calédonie accédera à la pleine souveraineté, terme qui recouvre un transfert des compétences régaliennes aujourd'hui exercées par l'État, l'accès à un statut international de pleine responsabilité – à savoir un siège à l'Organisation des Nations unies (ONU) – et l'organisation de la citoyenneté en nationalité.

Notre sentiment est que nous allons entrer dans un cycle de négociations dont l'issue pourrait, le cas échéant, constituer un nouveau compromis entre tous les Calédoniens sur leur avenir, comme ce fut le cas en 1998.

Un document nous y aidera. Il s'agit du rapport de M. Jean Courtial, conseiller d'État, et de M. Ferdinand Melin-Soucramanien, professeur à l'université de Bordeaux IV, qui se sont vus confier, en 2011, par le Premier ministre François Fillon, une mission de réflexion confirmée depuis lors, en juillet 2012, par le Premier ministre Jean-Marc Ayrault.

Leur rapport – qui sera rendu public dans les tout prochains jours – va ouvrir le champ des possibles en déclinant des scénarios juridiques et institutionnels intéressants allant de l'indépendance pure et simple à des régimes de souveraineté extrêmement avancés tout en maintenant un lien avec la France.

Au-delà de l'organisation institutionnelle proprement dite, d'autres questions ne manqueront pas de se poser, qu'il s'agisse de la clé de répartition entre les provinces – règle interne d'équilibre – ou bien de la revalorisation du sénat coutumier. Ces différentes questions feront – nous l'espérons – l'objet d'un compromis global entre les acteurs concernés.

Nombre de nos interlocuteurs ont émis le voeu qu'une réflexion puisse aussi s'engager sur les conditions dans lesquelles quelques adaptations pourraient être apportées à la définition du corps électoral, question très sensible aujourd'hui. À ce jour, mes collègues et moi constatons que le « gel » du corps électoral a fait l'objet, le 20 février 2007, d'une révision de la Constitution.

Quels que soient les choix institutionnels et politiques qui seront faits demain et sur lesquels il ne nous revient pas de nous prononcer, nous restons convaincus qu'il ne faut pas hésiter, comme en 1998, à être visionnaire et à faire confiance aux hommes et aux femmes de bonne volonté.

En conclusion, ce qui nous a profondément marqués lors de notre déplacement et ce que cherche à traduire notre rapport, c'est le besoin des Calédoniens de savoir où ils allaient et d'être rassurés sur leur avenir. Ils nous semblent tout à fait prêts à prendre leurs responsabilités, comme ils le font depuis 1988, mais peut-être moins enclins que leurs responsables politiques à s'attarder sur les questions institutionnelles ou sur le jeu politique. Il m'a semblé – et je sais que mes collègues partagent ce sentiment – qu'ils étaient plus préoccupés par les questions économiques, sociales, culturelles.

Nous espérons que ce rapport contribuera à aider nos compatriotes de Nouvelle-Calédonie à « défricher » ce chemin dans les cinq ans qui viennent. En tout cas, la commission des Lois restera attentive à la situation de ce territoire dans les mois et les années qui viennent.

C'est en effet la responsabilité du Parlement, et plus largement celle de l'État, signataires de l'Accord de Nouméa, de demeurer le témoin vigilant et indispensable pour éviter que cette histoire ne se joue à huis clos. C'est d'ailleurs en substance ce que le président de l'Assemblée nationale à rappeler hier soir aux signataires de l'Accord de Nouméa et aux élus calédoniens, qu'il avait réuni à l'occasion des vingt-cinq ans des accords de Matignon-Oudinot.

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