Intervention de Gilles de Robien

Réunion du 9 octobre 2013 à 16h30
Commission d'enquête relative aux causes du projet de fermeture de l'usine goodyear d'amiens-nord, et à ses conséquences économiques, sociales et environnementales et aux enseignements liés au caractère représentatif qu'on peut tirer de ce cas

Gilles de Robien, ancien ministre, ancien maire d'Amiens :

Pour Amiens, l'histoire de Goodyear est une vieille histoire, faite d'amour et de haine, de conflits et d'accords, de dialogue et de rupture, de pneus fabriqués et de pneus brûlés… Je suis honoré d'avoir l'occasion de l'évoquer devant vous, car elle a forcément touché l'ancien maire d'Amiens que je suis : je me suis longuement battu, et suis toujours prêt à le faire si cela peut être utile, pour trouver une solution dans ce dossier.

Mes premiers souvenirs remontent à 1990, date du rachat par Goodyear de l'usine Sumitomo d'Amiens, elle-même située, à l'époque, à quelque deux cents mètres de l'usine Goodyear. Le rachat de l'usine Dunlop par le groupe japonais avait d'ailleurs laissé craindre une délocalisation entraînant la fermeture du site. Or les Japonais avaient fait preuve de beaucoup de subtilité, se montrant ouverts au dialogue, conviant les responsables syndicaux au Japon pour leur faire découvrir les usines du groupe, ses méthodes de management et les modalités du dialogue social. La transition de Dunlop à Sumitomo s'était donc déroulée dans les meilleures conditions. Le rachat par Goodyear a suscité de nouvelles interrogations : le groupe avait-il un projet dynamique pour le site, ou entendait-il délocaliser l'activité, non pas forcément très loin, mais par exemple en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Italie, en Espagne, en Pologne ou même dans une autre région française ?

En 1995, le passage aux 4x8 fut d'emblée rejeté par les salariés, fortement mobilisés derrière le syndicat majoritaire, la Confédération générale du travail (CGT). Je me suis alors efforcé d'encourager le dialogue, tant il est d'usage que chaque partie adopte d'abord une position brutale, afin d'évaluer jusqu'où l'autre peut aller.

En 1999, les syndicats ont fermé la porte des négociations, en affirmant que la direction voulait fermer l'usine, ce qui était à nos yeux un procès d'intention ; quant à la direction, elle s'est montrée particulièrement maladroite, adoptant une ligne dure qui révélait son incapacité en la matière. C'est la raison pour laquelle, accompagné de Joël Brunet, premier vice-président de la communauté d'agglomération et maire communiste de Longueau, de Bernard Désérable, président de la chambre de commerce et d'industrie, et de mon directeur de cabinet, Marc Foucault, je me suis rendu à Akron pour rencontrer Sam Gibara, président-directeur général du groupe ; il connaissait très bien le site d'Amiens, pour y avoir débuté sa carrière. Nous lui avons dit, d'une part, que les collectivités locales utiliseraient tous les moyens légaux pour aider le groupe à développer le site et y maintenir l'emploi, et, d'autre part, qu'elles feraient tout pour faciliter le dialogue, en se tenant à égale distance de chacune des parties. Nous leur avons expliqué qu'Amiens était, par tradition, une terre d'accueil pour l'industrie, et que la collectivité entendait se mobiliser avec ses partenaires institutionnels sur la formation professionnelle ou le foncier.

Nous avons aussi dit à Sam Gibara que l'attitude de la direction, sur place, n'était ni décente ni efficace, qu'elle ne pouvait laisser espérer aucun accord, et que la France avait la culture de la négociation : M. Gibara en a convenu. La discussion, même dans le cadre amical d'un bon restaurant de la ville, était cependant restée difficile ; elle s'est d'ailleurs prolongée le lendemain dans le bureau de M. Gibara, qui nous a ensuite menés dans une grande salle où étaient exposées les maquettes des usines du groupe dans le monde : à cette échelle, le site d'Amiens apparaissait fort modeste. Les exigences des actionnaires, la surproduction de pneus et les résultats du groupe, nous a-t-il expliqué, l'obligeaient à améliorer la productivité dans un marché très concurrentiel, comme les Français pouvaient au demeurant le constater avec Michelin. Bref, il nous a fait comprendre qu'une usine pouvait être fermée aussi facilement qu'on enlève une chaise dans la salle où nous nous trouvons : la démonstration était cruelle, mais elle a redoublé notre motivation pour défendre le site d'Amiens.

Après ce séjour de vingt-quatre heures à Akron, nous nous sommes rendus à Cincinnati, au siège de Procter & Gamble – qui emploie aujourd'hui quelque 700 salariés à Amiens –, pour rencontrer la direction et lui témoigner notre soutien, comme les collectivités doivent le faire auprès des entreprises qui créent des emplois de qualité. Ce contact fut aussi apprécié que fructueux.

Dès notre retour, nous avons fait part de nos impressions auprès des syndicats. Le dialogue nous semblait trop souvent bloqué par des procès d'intention. Sam Gibara nous avait d'ailleurs déclaré qu'en cas d'issue favorable, l'usine d'Amiens, à laquelle il se disait très attaché, pourrait connaître un développement comparable à l'usine polonaise, dans le cadre d'une réunion des sites de Dunlop et de Goodyear : le président de la chambre de commerce et d'industrie – laquelle est propriétaire du terrain – a aussitôt proposé de construire un accès pour relier les deux sites. Je ne sais si notre intervention fut déterminante ; mais le rôle des décideurs publics, dans ce type de circonstances, est bien de proposer des offres de services et de faciliter le dialogue entre les parties.

Les accords ont donné un souffle nouveau au site d'Amiens-Nord, et une longue passerelle a même été installée pour relier les deux usines : preuve que le groupe entendait développer leur synergie.

En 2004 et 2005, le groupe, à l'échelle française et européenne, nous a alertés sur les problèmes de productivité du site, en soulignant que les usines installées en Allemagne et en Grande-Bretagne étaient devenues plus compétitives que celle d'Amiens-Nord – alors même qu'une usine avait été fermée en Grande-Bretagne, à la fin des années quatre-vingt-dix, pour renforcer le site d'Amiens ; d'où, ajoutait-elle, la nécessité de renégocier les horaires de travail. Les syndicats, exprimant un ras-le-bol, ont aussitôt mis en doute la parole de la direction. C'était évidemment leur droit ; mais quand bien même, leur objectais-je, il n'y aurait qu'une chance sur mille pour que la direction dise vrai, il est de votre devoir de saisir cette chance. Ils s'y sont refusés, affirmant que la direction avait, de toute façon, l'intention de fermer l'usine. La direction, de son côté, exigeait des horaires élastiques, y compris le vendredi, le samedi et le dimanche, avec des délais de convocation très courts. Je comprends donc l'hésitation des syndicats, déjà « échaudés » par certaines mauvaises manières à l'encontre des salariés sur d'autres sites producteurs de pneumatiques ; mais ils auraient pu, selon la logique du pari de Pascal, accepter les conditions de la direction, quitte à dénoncer les accords au bout de quelques mois si celle-ci n'honorait pas sa promesse d'investir 52 millions d'euros. Plutôt que de mettre ainsi la direction au pied du mur, les syndicats ont préféré multiplier les procédures judiciaires.

À l'OIT se tient actuellement, sous ma responsabilité, une épineuse négociation opposant employeurs et salariés sur la supervision des normes. Un groupe de six personnes, réunissant les représentants des uns et des autres, se réunit, de façon discrète, pour trouver un terrain d'entente : cela n'a pas empêché les syndicats, au beau milieu d'un séminaire de deux jours, de brandir la menace d'une saisine de la Cour internationale de justice. Bref, la procédure judiciaire peut être complément à la négociation, mais non une alternative, comme elle l'est devenue dans le cas de Goodyear : j'ai le sentiment que c'est, depuis trois ou quatre ans, le principal problème de ce dossier.

Néanmoins, je ne crois pas la situation perdue : « tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir », dit l'adage. Une commission d'enquête est utile pour tirer les enseignements de ce cas, comme le suggère le titre de la vôtre, mais il est grand temps que les pouvoirs publics, à commencer par les décideurs politiques, toutes sensibilité confondues, aillent plaider le dossier auprès de la direction à Akron, précisant ce qu'ils peuvent faire pour aider au maintien de l'emploi, et engagent les partenaires sociaux à se remettre autour de la table. Peut-être l'avez-vous fait, mais jusqu'à présent, je n'ai pas perçu de mobilisation politique, au-delà des clivages partisans, sur ce point. Or, à travers le désastre ou le succès de ce dossier se joue non seulement l'avenir de l'emploi en Picardie, mais aussi, un peu, l'image de la France.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion