Intervention de Didier Migaud

Réunion du 17 octobre 2013 à 11h00
Comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques

Didier Migaud, Premier président de la Cour des comptes :

Je remercie les deux rapporteurs de l'intérêt qu'ils portent à notre rapport, même si M. Loncle déplore un manque d'originalité qui, au demeurant, traduit aussi la constance de nos observations.

Les quelque 6 200 agents qui constituent notre réseau culturel sont une force tout autant qu'un talon d'Achille. La question de la professionnalisation n'est pas neuve, mais elle demeure ambiguë. La première façon de remédier aux problèmes que vous avez soulevés, s'agissant notamment du manque de qualification et de la rotation très élevée des agents, serait de placer ces derniers au sein d'un établissement public autonome, sur le modèle de l'Agence française de développement (AFD) ou, à l'étranger, du British Council. Cette solution présente un certain nombre de difficultés décrites dans le rapport. L'option retenue par la Cour – en accord, je crois, avec beaucoup d'acteurs concernés – est celle d'une amélioration de la gestion des ressources humaines dans le cadre actuel. Le préalable est cependant une analyse des compétences et des formations, qui fait l'objet de notre première recommandation. En d'autres termes, les responsables et les partenaires du réseau doivent définir la part assignée, dans les réseaux culturels, aux managers – notamment dans les grands instituts –, aux généralistes et aux spécialistes de terrain que sont a priori les recrutés locaux.

Une solution globale requiert selon nous l'action simultanée de trois leviers. Le premier est l'association de l'ensemble des réseaux relevant du ministère des affaires étrangères : la gestion des agents s'inscrit dans ce cadre, et les passerelles peuvent être salutaires ; elles sont au demeurant déjà à l'ordre du jour avec le rapprochement entre consulats et instituts français en Allemagne.

Tous les aspects de la gestion des agents doivent en deuxième lieu être concernés : la sélection, la formation, l'évaluation, les parcours et les réemplois éventuels hors du réseau. Bref, comme nous l'avons déjà indiqué dans notre récente analyse du réseau diplomatique, la gestion administrative du ministère doit être remplacée par une véritable gestion des compétences.

Cette solution globale doit enfin associer plus étroitement l'ensemble des acteurs, aussi bien les ministères associés – culture, éducation nationale et enseignement supérieur – que les opérateurs spécialisés – Institut français, Campus France, France Médias Monde ou Agence pour l'enseignement français à l'étranger (AEFE).

Nous ne préconisons pas la création d'un corps de personnels s'inspirant des pratiques du British Council ou du Goethe Institut. La notion de « corps » est inappropriée dans la perspective d'un établissement public, et la création d'un nouveau corps de fonctionnaires ne présente guère d'avantages : elle irait au rebours des nouveaux modes de gestion de la fonction publique, qui tendent à créer des corps de plus en plus larges, et ne saurait de surcroît répondre aux besoins de renouvellement des compétences et d'irrigation des organismes. Il nous semble préférable, dans le domaine culturel, de raisonner à partir de la notion de « métier ».

Même si l'on ne s'inscrit pas dans une logique de rattachement organique du réseau à l'Institut français, le rôle de celui-ci peut et doit être affirmé dans le domaine des ressources humaines. L'Institut, aujourd'hui, s'implique essentiellement dans la formation des agents, où des progrès sont également possibles, par exemple à travers le rapprochement des quatre catalogues existants, ceux de l'Institut, du ministère, de Campus France et de l'Alliance française. À l'avenir, l'Institut devrait être présent, ne serait-ce qu'à titre consultatif, à chaque étape de la sélection ou de l'évaluation des agents.

Quant à l'expérimentation, les conditions dans lesquelles elle a été conduite ne nous permettent pas de conclure qu'elle a été probante. Son cahier des charges aurait dû prévoir davantage de flexibilité, et l'Institut français aurait dû y être plus étroitement associé, y compris sur l'évaluation par le ministère. Celui-ci a continué de fixer les dotations pour les douze postes ; aucune flexibilité n'a été introduite pour les personnels, au nom de la préservation de la réversibilité de l'expérimentation ; enfin, il n'y a eu aucune possibilité de redéploiement au niveau régional. Les observations faites par la Cour s'agissant des pays visés – l'Inde, le Royaume-Uni et les Émirats arabes unis – confirment que, si le rattachement n'a pas produit certains des effets négatifs redoutés – tels que la fiscalisation des activités –, il n'a pas non plus révélé d'avantages significatifs en termes de programmation des activités, de mobilisation de ressources propres, de gestion des ressources humaines ou d'innovations dans les relations avec les partenaires locaux.

Revenir au statu quo ante supposerait de remettre en question l'existence de l'Institut français et de Campus France : cette solution, que personne ne propose, serait de surcroît contraire à plusieurs de nos recommandations antérieures. Le schéma général d'organisation relève de la loi, donc de votre assemblée. Les recommandations de la Cour montrent que des progrès sont possibles dans le cadre de la loi de 2010, qu'il s'agisse des ressources humaines, du positionnement de l'Institut comme opérateur central au service du réseau ou de sa convergence avec Campus France.

Si l'on sort de la problématique du rattachement organique du réseau, il est manifeste que l'Institut français ne peut demeurer en l'état. Ses compétences doivent être élargies dans plusieurs domaines comme le livre, le cinéma ou le soutien à la recherche. L'Institut doit aussi bien être conforté dans son rôle indispensable d'interface avec les acteurs culturels français que dans son action de modernisation et d'appui au réseau.

Si l'ambition de tirer parti du réseau culturel pour nos intérêts économiques n'est pas neuve – elle figurait déjà dans le rapport de Jacques Rigaud en 1979 –, elle s'est affirmée fortement depuis 2010 dans le cadre de la « diplomatie économique ». En l'absence d'études précises sur le sujet, il est possible de dégager trois cercles principaux : le noyau des industries culturelles et créatives – celles du livre, du cinéma, du patrimoine ou du spectacle vivant –, pour lequel la synergie repose avant tout sur une relation plus étroite entre le réseau et les acteurs concernés ; le domaine des industries et services à forte connotation culturelle, tels que le luxe ou le tourisme, où beaucoup reste à faire entre les acteurs du réseau culturel, les professionnels et les acteurs publics ; enfin, l'ensemble des secteurs de l'économie nationale concernés par les ventes ou les investissements étrangers, pour lesquels tout, ou presque, reste à faire. Cette dimension est méconnue, mais les missions effectuées par la Cour, à Hong-Kong par exemple, ont montré l'importance de l'imprégnation culturelle chez les décideurs étrangers.

De manière générale, il faut que les réseaux culturels et économiques de l'État travaillent ensemble ; c'est l'objet de notre dixième recommandation. À Paris, il est nécessaire d'associer les administrations et organismes, par exemple en établissant une convention entre l'Institut français et Ubifrance. Dans nos ambassades, les deux réseaux doivent travailler ensemble, sous l'autorité des ambassadeurs, à des plans d'action. Lors du montage de projets culturels comme les « saisons » ou les tournées, les retombées économiques, directes ou indirectes, doivent faire l'objet d'une analyse spécifique. Il ne suffit donc pas de solliciter les entreprises françaises présentes à l'étranger pour cofinancer des manifestations : il faut également intégrer leurs objectifs plus en amont, par exemple pour répondre aux besoins linguistiques de leurs salariés locaux.

Quant au pilotage interministériel, dont la Cour pointe les défaillances, il ne saurait être l'apanage d'un seul ministère, compte tenu des nombreuses parties prenantes. Le CICID pourrait être une structure utile ; la Cour, qui avait fait une recommandation en ce sens dans son rapport thématique de juin 2012, se réjouit que cette instance se soit réunie en juillet dernier. Son objet, l'aide au développement, ne paraît toutefois pas en adéquation avec les priorités géographiques ou thématiques de notre action culturelle à l'étranger. Il existe d'autres structures interministérielles, mais leur objet est également différent. Le Comité interministériel relatif aux moyens de l'État à l'étranger ne s'intéresse, comme son nom l'indique, qu'aux moyens des ministères présents à l'étranger. Un repositionnement du Comité d'orientation stratégique de l'Institut français, qui se tient actuellement en présence de deux ministres et dont le champ est encore trop étroit, pourrait être une piste plus féconde.

La coopération avec les agences culturelles de pays européens existe localement ; mais le potentiel de coopération, par exemple avec les organismes britanniques ou allemands, ne doit pas être surestimé compte tenu des caractéristiques propres de notre action culturelle centrée sur la promotion de la langue française et le souci d'un juste retour en termes d'influence ou pour l'économie. La compétition entre nos pays n'est au demeurant pas absente, par exemple en matière d'attractivité universitaire.

Des progrès sont possibles sur l'élaboration de réponses communes à des appels à projets de l'Union européenne, mais ils supposent une meilleure organisation française : la Cour a observé que les capacités d'attraction des financements européens dans le champ culturel étaient, à ce jour, faibles et dispersées.

La relation entre le réseau public et le mouvement des Alliances françaises ne saurait se borner à une cohabitation subie, voire à une guerre froide. Chaque organisation a sa place et sa légitimité : la Cour a pu vérifier sur le terrain la pertinence et l'efficacité de chacune d'elles. Pour autant, deux principes doivent être plus activement mis en oeuvre, à commencer par celui de la subsidiarité. Nous recommandons une analyse détaillée sur les avantages respectifs des deux vecteurs et la cartographie souhaitée des implantations. Cette subsidiarité peut exister entre les pays, voire au sein d'un même pays – avec une répartition des rôles dans la capitale et les villes de province –, comme de manière fonctionnelle. Une synergie est également nécessaire lorsque les deux réseaux sont présents dans un même pays, voire dans une même ville, comme à Madrid ou à Mexico, aussi bien dans les actions de promotion de la langue française que dans les manifestations culturelles. Le festival « Bonjour India », en Inde, offre un bon exemple de bonnes pratiques en matière de coopération.

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