Intervention de Pierre Lellouche

Réunion du 17 octobre 2013 à 11h00
Comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPierre Lellouche :

Je ne fais pas partie de la mission, mais je siège à la commission des affaires étrangères et j'ai quelque expérience, notamment personnelle, de ces questions. J'ai le tort de ne pas avoir fait l'ENA, monsieur le Premier président ; en revanche, je suis allé à Harvard – excusez du peu ! –, mais grâce à des bourses, notamment américaines. Je suis membre d'associations d'anciens élèves ; j'ai aussi enseigné à l'université Galatasaray, en Turquie. Le fait d'avoir consacré ma vie à ces sujets me donne quelque légitimité pour vous apporter mon éclairage.

Le pays dont l'influence culturelle est la plus puissante au monde, les États-Unis, est dépourvu de ministère de la culture. Son influence s'exerce grâce au réseau de l'industrie audiovisuelle, à l'industrie tout court, l'économie, et par l'intermédiaire des universités et des bourses que celles-ci délivrent. Le système est très décentralisé et la fiscalité américaine permet de créer un musée par mois aux États-Unis sans recours à l'action publique. Mais nous savons depuis Tocqueville que nos traditions divergent et que nous, Français, comptons sur l'État. Quelle est donc l'action de l'État aujourd'hui ?

Le problème, c'est que le Quai d'Orsay est à l'os, comme d'ailleurs, monsieur le Premier président, l'ensemble du domaine régalien. L'on assiste à une véritable explosion des dépenses parapubliques ou d'accompagnement social relevant du pacte républicain, au détriment des missions régaliennes de l'État, dont la défense nationale et les affaires étrangères. À l'étranger, où je me rends très souvent, j'entends partout, sur le front culturel, la même lamentation : les établissements culturels français sont à l'os et doivent se débrouiller comme ils le peuvent en levant de l'argent pour parvenir à organiser les fameuses 50 000 manifestations annuelles, lesquelles résultent souvent de bricolages ou d'aumône. On en est à financer la fête du 14 juillet en sollicitant les entreprises pour réunir des fonds !

« Contrairement à ses principaux partenaires », écrivez-vous au troisième paragraphe de l'introduction du rapport, « la France fait reposer l'action de son réseau sur une vision globale et politique ». On croit rêver ! Où est-elle, cette vision ? Vous notez d'ailleurs dans une autre partie du rapport que, depuis la nouvelle loi, il n'y a eu en tout et pour tout que deux réunions entre le ministre des affaires étrangères et le ministre de la culture, ou leurs représentants. La coordination est inexistante. Mes fonctions gouvernementales m'ont conduit à Bercy, puis au Quai d'Orsay ; la seule réunion entre les deux ministères à propos de notre action extérieure, que j'ai provoquée, a duré une demi-heure et n'a pas eu le moindre effet sur la fluidité des carrières entre Ubifrance et le ministère des affaires étrangères. Bref, la France n'a aucune stratégie globale à l'extérieur qui articule nos impératifs géopolitiques, nos intérêts nationaux, nos ambitions économiques dans certaines régions, et les vecteurs d'influence – de soft power – par l'éducation et la langue. Aucune concertation entre ministères, tous gouvernements confondus, ne le permet.

Voilà ce par quoi il faudrait peut-être commencer : se donner une stratégie et décider des actions à mener dans ce cadre. Un excellent article paru avant-hier dans Le Monde présentait notre nouvelle politique africaine, menée sous l'égide du gouvernement actuel, qui consiste à tenter de se tourner vers les anglophones au détriment des anciens francophones. La langue française, sur laquelle nous avons tout misé, est-elle le meilleur vecteur de notre action économique en Afrique ? Il est permis d'en douter lorsque l'on voit des powerhouses – pardon, des zones en développement – comme le Ghana, dont la croissance atteint 14 %, l'Afrique du Sud, dont revient le Président de la République, ou les pays de l'Est africain.

Pour procéder à cet indispensable recentrage, pour élaborer cette stratégie, pourquoi ne pas créer, comme je le demande depuis longtemps en vain, un conseil de sécurité nationale placé auprès du Président de la République, réunissant tous les instruments de l'influence française à l'étranger et chargé de fixer des actions prioritaires par zone géographique ? Le réseau actuel, fait de strates accumulées depuis le début du xxe siècle, privilégie l'enseignement de la langue au détriment de toutes les autres formes d'action.

Alors que l'influence des bourses et des boursiers peut être décisive, nous délivrons très peu de bourses privées, faute de fondations que ni notre tradition ni notre fiscalité ne favorise. Parallèlement, les bourses du Gouvernement français ne représentent plus que 74 millions d'euros, selon le rapport. L'année dernière, nous avons royalement permis de venir en France à 100 Chinois, 70 Brésiliens et 30 Russes, à comparer aux milliers d'étudiants chinois ou russes qui se trouvent actuellement aux États-Unis, aux frais des fondations et des universités américaines.

Je partage l'avis de M. Myard, en raison peut-être de notre commune expérience du terrain, outre mon passage au Quai d'Orsay : l'ambassadeur est seul capable de gérer une politique dans un pays donné. Il faut donc lui confier à nouveau le pilotage de notre politique extérieure. Un ambassadeur est comme un préfet ; donnons-lui les moyens de coordonner notre action économique, culturelle et politique. Si l'on fragmente l'action de la France au point de faire dépendre tel poste de Bercy ou d'Ubifrance et la coopération culturelle d'un autre institut, il ne restera plus à l'ambassadeur qu'à s'occuper des petits-fours et à participer, de temps en temps, à des réunions avec d'autres ambassadeurs. Voilà qui va démobiliser un ministère qui est bon, mais déjà à l'os, qui va le priver de compétences et émietter notre action entre des directions et des ministères qui ne se parlent pas.

Nous n'investissons pas moins d'1,3 milliard d'euros dans notre action culturelle extérieure, et c'est une véritable gabegie. Outre l'enseignement des langues, cette somme inclut le réseau audiovisuel dont les chaînes de télévision se battent en duel. Allez comprendre ce que c'est qu'une chaîne de télévision française lorsque vous êtes dans un hôtel à l'étranger ! Quel est le message de la France ? Voilà une question qui reste sans réponse.

Je suis très heureux que la Cour des comptes se soit emparée de ce dossier. Mais, monsieur Migaud, de l'audace ! Allez plus loin, beaucoup plus loin ! J'étais au gouvernement au moment du vote de la loi de 2010 ; je n'ai jamais cru que la direction générale de la mondialisation fût une magnifique invention. Je n'ai toujours pas compris ce qu'elle faisait. Je ne sais pas comment les Instituts français et les Alliances françaises sont coordonnés. La variation est telle d'un pays à l'autre que le capharnaüm est total. En somme, la France n'exerce pas son influence comme elle le devrait. J'aimerais que vous le criiez beaucoup plus fort, monsieur Migaud, et que vous appeliez sans hésiter à une refonte complète de nos instruments, pour que nous puissions ensuite aller de l'avant. Inspirons-nous de ce qui fonctionne autour de nous : d'autres pays se débrouillent très bien sans un tel fatras administratif.

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