Madame, monsieur les rapporteurs, je tiens tout d’abord à vous remercier pour le travail que vous avez accompli sur ce sujet hautement important.
Notre assemblée est saisie, en nouvelle lecture, du projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière et du projet de loi organique relatif au procureur de la République financier. Ces textes, faut-il le rappeler, font partie du train de mesures annoncées par le Président de la République lors de son allocution télévisée du 10 avril dernier, mesures transformées immédiatement en projets de loi et adoptés en conseil des ministres le 24 avril.
Comme les deux projets de loi relatifs à la transparence de la vie publique que la représentation nationale vient de voter définitivement il y a quelques instants, ces deux textes ont révélé de larges divergences entre les deux chambres, divergences que l’examen au pas de charge n’a pas permis de surmonter.
Là encore, la commission mixte paritaire, réunie à l’Assemblée nationale le 23 juillet, n’est pas parvenue à établir un texte commun sur les dispositions de ces deux textes restant en discussion, l’opposition étant particulièrement tranchée sur la création du procureur de la République financier, que le Sénat a rejetée pour lui préférer une extension des compétences du parquet et du tribunal de grande instance de Paris, ou encore sur le droit des associations de lutte contre la corruption à se porter partie civile. Sur ces deux points, madame la garde des sceaux, je le dis d’emblée : les députés du groupe RRDP partagent la position de la haute assemblée.
Nous avons déjà eu l’occasion de rappeler que la suppression du monopole dont bénéficie aujourd’hui le ministère public pour l’exercice des poursuites pour faits de corruption et trafic d’influence impliquant un agent public d’un État étranger ou d’une organisation internationale nous laissait extrêmement dubitatifs, et constituait un dangereux aveu. Quant au futur procureur de la République financier, nous ne sommes pas plus convaincus. Dès le départ, cette disposition, ajoutée précipitamment par lettre rectificative treize jours après le dépôt du texte, a rencontré notre scepticisme, pour ne pas dire notre hostilité, à l’instar de la quasi-totalité des magistrats qui ont eu à s’exprimer sur cette question.
En effet, comme le président de la conférence des procureurs généraux, nous estimons que la création du procureur financier va à l’inverse de la logique de transversalité qu’impose la lutte contre la délinquance financière, souvent liée au grand banditisme et au crime organisé, voire au terrorisme. En outre, l’organisation juridictionnelle qui en résultera apparaît problématique, et des conflits de compétence ne manqueront pas d’apparaître entre juridictions spécialisées en matière économique et financière. Je fais mienne l’appréciation de notre collègue sénateur Nicolas Alfonsi : une telle réforme méritait une plus grande réflexion.
Cependant, puisque l’Assemblée a le dernier mot, il est plus que probable que le procureur de la République financier verra le jour. Dans ce cas, le principe de réalité doit l’emporter : ce nouveau magistrat, rattaché au parquet de Paris, devra bénéficier des moyens nécessaires pour lutter contre la grande délinquance financière. Le renforcement des outils dont il disposera, en particulier le recours aux techniques spéciales d’enquête, devra lui permettre, souhaitons-le, d’exercer efficacement ses fonctions.
L’élargissement du champ d’application de règles dérogatoires, en particulier par rapport au régime du droit commun de la garde à vue, ne peut nous laisser insensibles. La possibilité que l’intervention de l’avocat soit différée pour une durée maximale de quarante-huit heures n’est pas anodine. J’avais eu l’occasion d’exprimer certaines préventions ici même en première lecture.
En matière de blanchiment, le renversement total de la charge de la preuve qu’impliquait la version de l’article 2 bis adoptée initialement par l’Assemblée nationale posait clairement un problème constitutionnel au regard du principe de présomption d’innocence. La rédaction qui nous est maintenant proposée, qui subordonne ce renversement à une condition préalable, liée aux conditions de réalisation de l’opération dont il faudra établir qu’elles ont pour objet de cacher sa véritable finalité, est-elle convaincante ? La complexité des montages financiers constituera une sorte d’indice d’illicéité. Les juridictions financières, les agents de TRACFIN et les enquêteurs judiciaires sauront, espérons-le, tirer profit de ce nouveau dispositif.
Enfin, s’agissant de la possibilité pour le fisc et les douanes de se fonder sur des preuves d’origine illicite dans le cadre de redressements ou d’enquêtes administratives, et plus généralement à propos de ce qu’il est convenu d’appeler le « verrou de Bercy », les débats ont été particulièrement denses. Des désaccords entre la commission des lois et la commission des finances du Sénat, l’une désireuse d’encadrer cette possibilité d’utiliser des preuves illicites en rétablissant le filtre du passage par un juge, gardien des libertés individuelles, l’autre souhaitant au contraire élargir cette possibilité, il pouvait et il devait en ressortir un point d’équilibre, point d’équilibre qui avait été exprimé par le ministre du budget, au banc du Sénat le 18 juillet. La précaution émise par le rapporteur de la commission des lois était légitime, le souci de celui des finances compréhensible. Il s’en était remis à la sagesse de l’assemblée sénatoriale, et l’amendement de notre collègue Marc, rapporteur général de la commission des finances du Sénat, à l’article 10 n’avait pas été adopté.
Aujourd’hui, le rapporteur nous propose de revenir au texte de l’Assemblée tel qu’il résultait des amendements de la rapporteure pour avis de la commission des finances. Nous souhaitons que le débat qui va s’engager soit sereins et que chacun garde à l’esprit aussi bien la nécessaire protection des droits et libertés individuels que la recherche de l’efficacité administrative, les deux n’étant évidemment pas incompatibles. Réduire le débat à un seul d’entre eux nous renverrait à l’époque de la justice retenue. Nous n’en sommes plus là. L’un n’exclut en effet pas l’autre.
Enfin, j’évoquerai le dispositif de protection des lanceurs d’alerte. Vous savez que ce dispositif nous met très mal à l’aise, pour reprendre les mots de mon collègue Alain Tourret en commission. Si l’amendement de notre collègue Goasdoué, qui tend à insérer un régime de protection générale des lanceurs d’alerte dans le code du travail et dans le statut général de la fonction publique, a été rétabli dans son intégralité alors que le Sénat avait limité cette protection aux seuls témoignages devant les autorités judiciaires ou administratives, la précision selon laquelle l’infraction pénale concernée ne pourrait qu’être un crime ou un délit et non une simple contravention a été heureusement conservée, mais les interrogations que vous avez exprimées devant le Sénat, madame la garde des sceaux, restent entières. Le projet de loi relatif à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires instaure, dans son article 3, une garantie visant à protéger l’agent public qui se fait lanceur d’alerte. Pourquoi, dès lors, maintenir le II de l’article 9 septies ?
En somme, nous aurions pu mieux légiférer en faisant preuve d’un peu moins de précipitation. Tout en étant, bien entendu, d’accord sur l’extrême nécessité de lutter contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, nous restons dubitatifs à ce stade et souhaitons que le débat qui va s’engager dissipe nos doutes et nous permette de voter, in fine, ce texte. Les errements consacrés par le temps sont difficiles à détruire. Mais il faut absolument revenir à une législation plus longtemps débattue, et donc plus légitime. N’oublions jamais que c’est la procédure d’examen et d’adoption d’une norme qui fonde sa valeur intrinsèque, avant même son contenu.