Intervention de Alain Tourret

Séance en hémicycle du 30 octobre 2013 à 21h30
Lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière-procureur de la république financier — Discussion générale commune

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAlain Tourret :

À l’occasion de cette dernière lecture, nous pouvons regretter qu’un accord n’ait pu être trouvé avec le Sénat même si certaines de ses dispositions, qualifiées de « pertinentes » par notre rapporteur, sont venues enrichir notre texte. La lutte contre la fraude fiscale et contre la grande délinquance économique et financière s’impose à nous. Vous l’aviez dit, madame la garde des sceaux, en reprenant une phrase du Président de la République : c’est ainsi que la République affirme son exemplarité, condition même de son autorité.

C’est une nécessité absolue, tant il est vrai que la fraude fiscale est un chancre qui mine la démocratie. Elle revient à voler les pauvres, qui ne peuvent pas frauder : qu’on le veuille ou non, seuls les riches peuvent frauder. De tout temps, les Français les plus riches ont fraudé et trafiqué. Les grands fraudeurs étaient ici le roi de France, là quelque cardinal ou surintendant des finances. La IIIe République a failli sombrer sous les scandales financiers – affaire de Panama, affaire Stavisky. La Ve République a été celle de la garantie foncière. Et en 2013, alors que M. Bernard Tapie a obtenu plus de 400 millions d’euros à la suite de manoeuvres que certains qualifieront d’escroquerie en bande organisée, on apprend que le fisc, en vertu d’une décision d’un précédent ministre, ne s’est pas montré envers lui d’une rigueur insoutenable.

Il est vrai qu’en matière de fraude fiscale, les chiffres sont plus ahurissants les uns que les autres. On parle de 40 milliards, ou 50, ou même 80 milliards d’euros, alors que l’État n’en récupère que 18 milliards. Cette fraude est énorme. C’est un mal absolu. Or, paradoxe suprême, elle bénéficie d’une étonnante bienveillance de la part de l’opinion. Prenons un chef d’entreprise fraudant à la TVA et optimisant ses manoeuvres avec la complicité d’une armada de juristes dont le sens de l’État laisse à désirer : on trouve cela normal. Et le petit fraudeur bénéficie de même d’une grande complaisance, ici un artisan, là un autre professionnel…

Il est pourtant vrai que le législateur a tenté de réagir. Le 30 décembre 2009 a été créée la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale, et les peines applicables ont été alourdies. Combien de fraudeurs terminent pour autant en prison pour payer leurs délits et leurs infractions ? Très peu. Vous le savez, monsieur le rapporteur, par votre profession. Au contraire, dans les pays anglo-saxons, et en particulier aux États-Unis, les peines sont extrêmement lourdes.

En France, commettez un hold-up et volez 1 million d’euros : vous passerez aux assises et, même avec un bon avocat, vous écoperez de cinq à dix ans de réclusion criminelle. En revanche, si vous êtes un bon chef d’entreprise, bien conseillé, et que vous fraudez le fisc de la même somme grâce à un montage compliqué de sociétés écrans, on vous proposera une transaction et si vous réglez la somme convenue, vous n’aurez vraisemblablement pas à passer devant le tribunal correctionnel. Deux poids, deux mesures : dix ans de prison, contre de l’argent !

Nous comprenons bien que pour Bercy, omniprésent et omnipotent en matière de fraude fiscale, il s’agit avant tout de récupérer une partie de l’argent perdu du fait de la fraude. Mais cette manière d’agir peut-elle avoir valeur d’exemplarité ? Transiger, c’est nier l’exemplarité de la peine. Le résultat est évident : la fraude se complexifie et se renforce chaque année, tant le fraudeur, s’il est à la tête d’une grande entreprise, possède un sentiment d’impunité.

On m’objectera que l’État s’est purifié et que la fraude régresse. C’est totalement faux. L’indice de perception de la corruption publié par l’ONG Transparency International classe la France en vingtième position en 2002, mais en vingt-deuxième position seulement en 2012. Malgré tout ce qui a pu être fait, nous avons régressé. Plus grave encore : selon la même organisation, la France continue d’être perçue par les milieux d’affaires internationaux comme l’un des pays riches dans lesquels l’administration et la classe politique – malheur à nous ! – sont plus perméables qu’ailleurs à la corruption. Comment en serait-il autrement quand ces dernières années ont vu le démantèlement d’un certain nombre de brigades spécialisées ? Au lieu d’être renforcées, elles ont perdu soixante-dix enquêteurs chargés de la fraude fiscale ! Soixante-dix ! Qu’on le veuille ou non, nous venons de vivre dix années d’impuissance volontaire en matière de fraude fiscale.

Le procureur financier est-il la réponse adaptée à cet état de la délinquance ? Certains en doutent. En tout état de cause, c’est un geste fort. Toutefois, l’architecture judiciaire est déjà complexe et je crains les conflits de pouvoirs, qui se feront au détriment de l’efficacité. Il aurait été préférable de mener une réflexion autour des pouvoirs dévolus à la Chancellerie et au ministère des finances. Est-ce à cette dernière qu’il faut confier la lutte contre la fraude fiscale ? Il est vraisemblable, et d’aucuns en sont convaincus, que c’est à la Chancellerie de mener l’enquête, d’assurer les poursuites et d’engager la répression. J’ai entendu tout à l’heure le ministre du budget tenter, avec son talent habituel, de nous convaincre du contraire, en avançant un principe de « complémentarité ». Je connais son objectif et son expertise, mais je n’en demeure pas moins dubitatif. Peut-être y aura-t-il une nouvelle grande réforme sur ce sujet dans les années à venir. La fraude fiscale est en effet un crime économique et les fraudeurs, surtout en col blanc, sont des délinquants qui doivent être punis avec la rigueur de la loi.

Madame la garde des sceaux, monsieur le ministre, nous allons voter ces textes, comme vous l’avez compris, mais il sera sans doute utile de procéder à leur évaluation année après année.

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