Je vous remercie de votre invitation, particulièrement bienvenue au regard des sujets d'importance actuellement sur la table. Alors que le programme quinquennal de Stockholm arrive à son terme et que le Parlement européen sera renouvelé dans quelques mois, un état des lieux et une redéfinition des priorités s'imposent.
L'Union européenne s'est d'abord faite dans le champ économique, même si cela devait aboutir à une construction politique, selon le sens initial du projet européen édifié à l'issue de la Seconde guerre mondiale : il s'agissait alors, non seulement de traduire une longue dynamique historique, mais aussi d'oser dire que l'on peut changer le cours de l'histoire.
La matière judiciaire – qui, parce qu'elle relevait du troisième pilier, requérait l'unanimité – n'est devenue un enjeu européen qu'à partir du Conseil européen de Tampere, en 1999 ; en réalité, c'est avec le traité de Lisbonne en 2009 qu'elle a quitté le champ intergouvernemental, pour entrer dans le droit commun de l'Union. Entre-temps se sont tenus les Conseils européen de La Haye, en 2004, et de Stockholm, en 2009.
C'est au cours du Conseil européen de Tampere, en ce sens fondateur pour la justice en Europe, que furent énoncés les principes qui régissent toujours les directives et règlements, à commencer par le principe de la reconnaissance mutuelle des décisions de justice. Signe de cette ambition de créer un espace européen de justice, de sécurité et de liberté, c'est à une vice-présidente de la Commission qu'ont été confiées les questions touchant à la justice.
Il est devenu banal de décrier l'Union européenne, parfois pour de bonnes raisons, que l'on gagnerait cependant à nuancer par la conscience des apports de cet espace institutionnel dans un monde où les échanges se multiplient. En matière judiciaire, l'Union européenne est incontestablement un moteur de progrès pour les droits et libertés des citoyens. Les textes européens ne s'imposent effectivement pas à nous, monsieur le président Urvoas, mais pour autant que nous participions activement à leur élaboration. Aussi, depuis le mois de juin, j'assiste régulièrement au Conseil « JAI », où je puis vous dire que la voix de la France a du poids.
Au terme du programme de Stockholm, il nous faut donc dresser un bilan. Plusieurs textes constituent de réelles avancées en matière de droits et de libertés. La directive relative au droit à l'interprétation et à la traduction, transposée en août dernier, est contraignante mais elle représente une protection supplémentaire pour les justiciables ; quant à la directive relative au droit à l'information dans le cadre des procédures pénales, elle doit être transposée avant juin 2014, et celle sur le droit d'accès à un avocat ou de communication avec un tiers, avant fin 2016. S'agissant de ce dernier texte, la France a d'ailleurs obtenu de haute lutte la création d'un instrument législatif européen sur l'aide juridictionnelle, en s'appuyant sur le principe de l'effectivité des droits.
La protection des données personnelles est bien entendu un dossier majeur. Outre le projet de règlement relatif aux données à caractère civil et commercial, en chantier depuis deux ans, un projet de directive sur les fichiers de souveraineté fait l'objet de discussions plus longues encore, étant entendu que les fichiers mixtes – tels que les dossiers administratifs susceptibles de devenir des sources d'informations en matière pénale ou les fichiers des personnes interdites de stade – ne sont pas concernés en l'état actuel du texte, la France ayant très tôt soulevé des questions sur ce point. Sur le projet de règlement, la présidence lituanienne a décidé de prolonger les travaux après avoir constaté l'impossibilité de conclure, comme avait dû le faire la présidence irlandaise malgré des espoirs en sens contraire.
L'Union européenne, ces exemples le montrent, est devenue un espace de dialogue entre les États et de production de normes en faveur des droits et des libertés ; elle permet aussi des avancées dans la lutte contre la criminalité transfrontalière, le terrorisme, les violences et les trafics de stupéfiants, notamment à travers cet instrument essentiel qu'est le mandat d'arrêt européen.
Dans le domaine civil, le règlement Bruxelles II bis, qui prévoit la reconnaissance mutuelle des décisions de justice en matière matrimoniale, facilite le règlement des litiges binationaux entre parents, sujet sensible s'il en est. Autant l'entraide pénale fonctionne plutôt bien, autant le contentieux familial est l'un des plus difficiles à régler dans le cadre des accords bilatéraux : à une charge émotionnelle forte s'ajoutent les traumatismes de l'éloignement et, parfois, de la scission culturelle. Le règlement Bruxelles II bis offre de ce point de vue un cadre juridique appréciable.
Les perspectives découlent bien entendu des principes définis par le Conseil européen de Tampere : améliorer la reconnaissance mutuelle des décisions de justice en les traitant comme des décisions nationales ; poursuivre l'harmonisation des incriminations et des peines ; renforcer, enfin, les garanties procédurales apportées aux justiciables. Quant à l'effectivité des droits, elle passe par la mise en oeuvre des instruments et des moyens financiers nécessaires. Il nous faut enfin renforcer le socle institutionnel, notamment à travers la création d'un parquet européen. À l'occasion de l'anniversaire du traité de l'Élysée, en janvier 2013, mon homologue allemande et moi avons adressé une lettre à la vice-présidente de la Commission pour lui détailler notre conception de ce projet et notre détermination à le voir aboutir, rappelant qu'il devait reposer sur Eurojust, selon les dispositions des articles 85 et 86 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, et être en mesure de protéger les intérêts financiers de l'Union, sans entrer en contradiction avec les systèmes judiciaires nationaux. Cette initiative franco-allemande a débouché sur la création d'un groupe informel réunissant quatorze États membres – l'Espagne l'ayant réintégré après avoir pris du recul. Cela n'a pas empêché la Commission de continuer à travailler sur son projet ; aussi ai-je précisé à la vice-présidente qui en a la charge que la France n'entendait lui opposer aucune alternative, mais seulement l'enrichir en facilitant les échanges. Si cette démarche diplomatique a fait retomber les tensions, elle n'a pas permis d'infléchir la position de la Commission quant à la création d'un procureur unique qui, disposant d'une compétence quasi exclusive en matière de protection des intérêts financiers de l'Union, pourrait donner des instructions aux enquêteurs et à nos parquets, ce qui est évidemment inconcevable au regard de l'architecture de notre système judiciaire et de ses traditions.
Il nous semble peu probable que la Commission parvienne à rallier neuf pays sur ce projet dans le but d'établir une coopération renforcée. De toute façon, le carton jaune la contraint à revoir son texte, ce qu'elle pourra faire sur le fond ou d'une façon plus formelle : sans lui faire de procès, nous resterons vigilants.
Je le répète, il n'y a pas d'ambiguïté sur la détermination de la France. Nous souhaitions d'ailleurs que le parquet européen se voie doté d'une compétence en matière pénale mais, l'Allemagne s'étant montrée réticente, nous avons différé cette demande afin de ne pas entraver notre dynamique bilatérale. Au demeurant, la protection des intérêts financiers conduira forcément à d'autres procédures pénales.