Intervention de Christiane Taubira

Réunion du 6 novembre 2013 à 16h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Christiane Taubira, ministre de la Justice, garde des Sceaux :

Sur la protection des données personnelles, le projet de règlement, d'application immédiate, doit être très précis. Mes services, en lien avec notre représentation permanente à Bruxelles, y ont activement travaillé. Une collaboratrice de Mme Reding s'est rendue par deux fois à la direction des affaires civiles et du sceau pour des séances de travail, dans le cadre d'échanges bilatéraux que j'avais sollicités.

Les deux textes, à commencer par le projet de règlement, obéissent chacun à deux objectifs potentiellement contradictoires : protéger les citoyens et alléger les formalités pour les entreprises. Un faible niveau de protection des citoyens n'est évidemment pas acceptable à nos yeux ; aussi nous sommes-nous appuyés sur la loi de 1978 à l'origine de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), tout en veillant à préserver la compétitivité des entreprises françaises et européennes, notamment des PME, déjà victimes de distorsions de concurrence assez fortes par rapport aux grands groupes américains et asiatiques, dont certains, comme Facebook et Google, ont un siège social en Europe. La France a cependant refusé l'idée d'un guichet unique selon laquelle l'autorité compétente, s'agissant du traitement des données, serait celle du pays où l'entreprise a son siège. De fait, les grands groupes internationaux s'installent souvent dans des pays où les règles sont moins strictes qu'en France. La bataille n'est cependant pas gagnée ; mon ministère, par nature plus sensible à la protection des citoyens, a donc travaillé sur le dossier avec ceux du redressement productif et de l'économie numérique, par nature soucieux de la protection des entreprises. Le projet qui en est ressorti, déposé sous forme de non-papier devant la Commission européenne, consiste à accepter le guichet unique tout en impliquant les autorités nationales dans la décision. En d'autres termes, il suffirait qu'un citoyen français soit concerné pour que la CNIL devienne partie prenante.

Nous espérions que le Conseil européen sur le numérique de fin octobre statue sur ces questions, mais il n'en a rien été. Un comité d'experts européens et américains a été installé en juillet, après l'interpellation de la France et de l'Allemagne lors de la réunion informelle des ministres européens de la justice à Vilnius, initiative qui avait conduit l'ensemble des pays de l'Union à élever une protestation contre le programme « Prism ». Cette mobilisation très forte laissait espérer une position européenne plus claire, plus diligente et plus efficace ; mais les États-Unis, grâce à leur capacité de mobilisation bilatérale, sont parvenus à fissurer le bloc européen.

Les écoutes directes dont Mme Merkel et Mme Rousseff semblent avoir fait l'objet sont particulièrement choquantes au regard du principe de souveraineté nationale ; d'où la nécessité, pour l'Allemagne et le Brésil, de réactions lisibles. Reste que la France n'est pas inactive, loin s'en faut. Si les discussions n'ont toujours pas abouti, c'est d'ailleurs parce que le niveau de protection n'est pas satisfaisant à nos yeux. Sur le guichet unique, l'Allemagne, qui s'en remet plutôt au Conseil européen, a d'ailleurs une position un peu différente de la nôtre.

Sur l'opt-out, mes homologues britanniques me préviennent toujours préalablement de leurs décisions par téléphone. La relation du Royaume-Uni à l'Union européenne n'est un secret pour personne : « I want my money back », disait Mme Thatcher dans un résumé d'une extrême brutalité. Cette relation n'est cependant pas sans ambiguïté, tant le Royaume-Uni se montre actif dans les Conseils des ministres européens, y compris sur les sujets pour lesquels il fait jouer l'option de retrait.

Ce sont 133 instruments qui seront concernés par l'opt-out, sachant que le Royaume-Uni envisage parallèlement de participer à 35 de ces instruments, parmi lesquels le mandat d'arrêt européen. Il ne souhaite pas, en revanche, réintégrer la convention d'entraide judiciaire de mai 2000 – et son protocole de 2001 – sur les demandes relatives aux comptes bancaires. Selon l'étude d'impact réalisée par notre magistrat de liaison à Londres, un quart de la coopération judiciaire entre nos deux pays est concerné par les options de retrait et d'adhésion.

Sur le mandat d'arrêt européen, les Britanniques souhaitent introduire un principe de proportionnalité, en matière d'émission de ces mandats. Nous suivons ce dossier de près, car il intéresse l'évolution de notre coopération judiciaire.

La France, comme je l'ai dit, oeuvrera ardemment à la création d'un parquet européen. L'Allemagne ne souhaite pas en élargir les compétences au champ pénal en raison de son organisation fédérale. Il faut d'ailleurs savoir que le ministère de la justice français est sans doute, parmi ses homologues étrangers, celui qui a le champ de compétences le plus vaste.

Le Sénat est très volontaire aussi sur le sujet ; il a fait sienne la proposition du Gouvernement d'un parquet collégial, incluant un représentant de chacun des États membres, avec la possibilité de réunions plénières. Surtout, cette instance devrait s'articuler avec les systèmes judiciaires nationaux et non les surplomber. Une telle organisation nous semble possible à partir d'Eurojust, qui a vu ses moyens consolidés en août dernier.

Nous ne disposons pas d'éléments tangibles sur le projet de directive relative à la présomption d'innocence, monsieur Pueyo. On peut s'étonner d'une apparente contradiction entre la défiance des citoyens à l'égard de l'Europe et les recours toujours plus nombreux qu'ils déposent devant les juridictions européennes. Selon un sondage récemment commandé par la Commission, la France est l'un des pays où le taux de recours devant les juridictions européennes est le plus élevé, et où le niveau de connaissance qu'en ont les citoyens est parmi les plus faibles. L'explication est que ces recours sont décidés par les avocats : les citoyens ne perçoivent pas immédiatement que l'Europe leur offre souvent des garanties supplémentaires.

L'effectivité des droits est mesurable à travers l'aide juridictionnelle, monsieur Piron ; c'est la raison pour laquelle nous nous sommes tant battus pour la création d'un instrument en ce domaine, dans lequel la France – sans être championne d'Europe, j'en conviens – dispose d'un système de solidarité bien pensé. Certains systèmes sont plus rémunérateurs pour les avocats, comme au Royaume-Uni, mais leur champ est bien plus restreint. En matière judiciaire, la France a une culture de la solidarité que beaucoup de pays européens n'ont pas ; or, proclamer un droit d'accès à l'avocat dans des pays dépourvus d'aide juridictionnelle revient à réserver ce droit à ceux qui en ont les moyens. L'effectivité se mesure enfin à la qualité des procédures et au vu des résultats statistiques.

Le projet européen est en effet à un carrefour, monsieur Herbillon, mais cela fait des années que l'on s'interroge sur son sens. J'ai longtemps enseigné l'histoire de la construction européenne, qui m'a toujours émerveillée par son audace, et ce dès mes années de lycée. Que des pays ayant des contentieux historiques, des cultures et des langues différentes se rassemblent dans un espace commun m'a toujours fascinée. Cependant les responsables politiques, depuis des années, n'ont pas su raviver la flamme de cette grande idée, qui ne peut plus avoir le même sens qu'en 1945 ou 1957, à la lumière de l'évolution du monde. Deux solutions s'offrent à nous pour le faire. La première, pragmatique, consiste à rappeler, et pas seulement lors des campagnes électorales, les apports de l'Union à travers ses fonds et ses programmes : il est de la responsabilité de chacun, au niveau national comme dans les territoires, de le redire ; cependant, limiter l'idée européenne à cet aspect ne rendrait pas hommage à ses fondateurs. Il faut donc en revenir au sens initial : l'édification d'un espace plus large que celui de la nation, dont il ne remet au demeurant pas en cause l'identité construite au fil du temps ; en d'autres termes, l'édification d'un espace commun et solidaire, qui réunit les peuples au-delà de leurs différences. Toute génération contient en son sein une élite capable d'appréhender le monde ; mais cette élite, que je ne réduis évidemment pas à celle des diplômes, n'est pas suffisamment consciente ou soucieuse du sens de l'idée européenne – à moins qu'elle ne le juge d'une évidence telle qu'il n'a pas besoin d'être explicité. Il incombe dès lors au politique de porter une parole forte et stimulante, qui mette en lumière toute la modernité de cette idée.

S'agissant des gardes d'enfants de parents divorcés, Monsieur Lequiller, nous disposons d'un instrument avec le règlement Bruxelles II bis, qui prévoit la reconnaissance mutuelle des décisions de justice.

Des difficultés se posent néanmoins avec certains pays, en particulier l'Allemagne. Les cas sont peu nombreux, mais tous douloureux ; ils font donc l'objet d'une médiation internationale.

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