Intervention de Laurent Fabius

Réunion du 1er octobre 2013 à 17h00
Commission des affaires étrangères

Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères :

La dernière session de l'Assemblée générale des Nations unies fut très active et plutôt fructueuse. Nous revenons de New York avec une résolution sur les armes chimiques en Syrie et une date pour la conférence de Genève II ; il s'est en outre produit un changement de tonalité dans les relations entre l'Iran et la communauté internationale, spécialement les pays occidentaux. Bien sûr, il faudra voir quelles en seront les suites et, en attendant, rester lucide et prudent ; mais, sans avoir la présomption d'écrire l'histoire avant même qu'elle n'ait eu lieu, il est possible que cette semaine ait été l'occasion d'un dégel international.

Pour ce qui est de la Syrie, nous avons beaucoup bataillé pour obtenir l'adoption d'une résolution relative aux armes chimiques. Celle-ci est imparfaite, mais la France n'est pas toute seule au Conseil de sécurité : il ne suffit pas d'avancer nos propositions, encore faut-il qu'elles soient acceptées par les autres membres !

Nous avions posé, avec le Président de la République, trois exigences, que l'on retrouve dans le texte final.

Première exigence : qu'il soit dit expressément que toute attaque chimique est considérée comme une atteinte à la sécurité internationale, ce qui signifie, en droit, que le Conseil de sécurité doit pouvoir s'en saisir à tout moment.

Deuxième exigence : que les responsables de ces exactions atroces – le massacre chimique du 21 août et, d'une manière générale, toute attaque à l'arme chimique – soient considérés comme pénalement responsables ; certes, la résolution adoptée ne fait pas mention d'une comparution devant la Cour pénale internationale, mais dès lors qu'il s'agit, selon les termes du secrétaire général des Nations unies, d'un « crime contre l'humanité », il n'existe qu'une juridiction compétente…

La troisième exigence – qui fut la plus débattue – concernait le fameux chapitre VII de la Charte des Nations unies. Toutes les résolutions du Conseil de sécurité sont obligatoires ; en revanche, certaines sont exécutoires, d'autres non. On a beaucoup discuté pour savoir si l'ensemble de la résolution devait être placée sous le chapitre VII ; les Russes l'ont refusé. De nombreuses résolutions ne sont sous aucun chapitre ; ce qui importe, ce sont les termes qui sont employés : le Conseil de sécurité peut « proposer », « remarquer », « décider », etc. : plus il « décide », plus la résolution est exécutoire – ce qui est le cas de la résolution 2118. Quant à la mention du chapitre VII, elle tombait sous le sens, puisque l'accord de Genève signé entre les Russes et les Américains y faisait référence ; lorsque mon homologue Sergueï Labrov a montré des réticences, je lui ai dit qu'il ne pouvait pas se dédire. Concrètement, cela signifie que si l'on constate une infraction aux accords passés avec l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC) et avec le Conseil de sécurité, l'affaire sera portée devant ce dernier pour qu'il discute des sanctions à prendre au titre du chapitre VII. On nous répond qu'un des membres permanents pourra toujours utiliser son droit de veto ; c'est exact, mais cela aurait été le cas même si l'ensemble de la résolution avait été placée sous le chapitre VII : c'est ainsi que le Conseil de sécurité fonctionne !

Nos trois exigences ont donc été satisfaites. Certains auraient souhaité aller plus loin, d'autres moins loin, mais nous avons fini par trouver un accord – et c'est l'essentiel.

Que va-t-il se passer maintenant ? Il s'agit d'un accord double, au sens où il concerne à la fois l'OIAC et le Conseil de sécurité des Nations unies ; au stade où nous en sommes, la balle est plutôt dans le camp de l'OIAC. Des inspecteurs sont d'ores et déjà partis pour la Syrie ; les autorités syriennes ont fourni une première liste de sites de production et de stockage – qui, selon les informations dont nous disposons, serait digne d'intérêt. Les inspecteurs de l'OIAC ont pour première mission de vérifier sur place si les sites indiqués correspondent à la réalité et s'il n'en existerait pas d'autres ; il faudra ensuite faire un travail d'investigation, d'inventaire, puis de destruction.

Les spécialistes qui ont examiné la question sont en désaccord : je ne suis pas encore en situation de trancher. La plupart considèrent que la liste est exacte ; en revanche, certains pensent que les armes chimiques seront difficiles à détruire, surtout en temps de guerre, tandis que d'autres ont un avis contraire, vu qu'une partie des armes sont vieillottes. Mes homologues aussi ont des opinions divergentes : l'un, qui avait eu par le passé à traiter de ce sujet en tant que fonctionnaire, m'a dit qu'un accord conclu dix-huit ans auparavant avec un autre pays était en train d'être appliqué ; un autre pense que grâce aux nouvelles techniques, ce sera une question de mois. J'ai demandé à mes services de creuser le sujet, mais ce sera plus aisé dès lors que les investigations sur le terrain auront commencé.

S'agissant du coût de l'opération, les évaluations sont là aussi très différentes. Certains parlent en millions, d'autres – plus nombreux ! – en milliards.

Bien évidemment, des Européens, et parmi eux des Français, participeront à cet exercice ; ce n'est pas au pouvoir syrien de décider qui est persona grata ! L'OIAC dispose d'agents extrêmement compétents, qui feront leur travail, non au nom d'une nation, mais en tant que fonctionnaires internationaux.

La dernière fois, nous étions tombés d'accord pour dire que même si l'on arrive à régler ce problème des armes chimiques, il n'en reste pas moins que sur le terrain, les combats se poursuivent : on déplore chaque jour des centaines de morts. Je pense que nous tomberons également d'accord sur le fait qu'une approche purement militaire ne suffit pas – même si cette dimension peut avoir une incidence : il est maintenant communément admis que si une politique de grande fermeté n'avait pas été adoptée, sous l'impulsion notamment de la France, jamais les Russes n'auraient fait une telle proposition, et jamais les Syriens ne l'auraient acceptée. Se pose donc la question de la solution politique.

De ce point de vue, on note des avancées : après des discussions serrées, le « P5 » – c'est-à-dire les cinq membres permanents du Conseil de sécurité – et le secrétaire général des Nations unies, M. Ban Ki-moon, se sont mis d'accord pour proposer une date pour Genève II : la conférence pourrait se réunir à la mi-novembre. C'est M. Lakhdar Brahimi, envoyé spécial des Nations unies et de la Ligue arabe, qui est chargé de la préparer. Certains auraient voulu que l'on y parle de la Syrie en général, mais le secrétaire général des Nations unies a fort opportunément refusé. Son mandat restera donc celui qui avait été défini à Genève I – à savoir : « Constituer par consentement mutuel – c'est-à-dire entre les représentants du régime et ceux de l'opposition – un gouvernement de transition chargé de tous les pouvoirs exécutifs ».

Évidemment, cela soulève d'énormes difficultés. M. Bachar el-Assad a déclaré urbi et orbi qu'il allait désigner ses représentants ; toutefois, on ne peut qu'être saisi d'un doute devant le fait qu'il envoie des personnes discuter de la constitution d'un gouvernement de transition appelé à se saisir de ses propres pouvoirs…

Du côté de l'opposition aussi, des problèmes se posent. Certains, dont M. Bachar el-Assad, disent : « L'opposition, c'est les terroristes ». D'autres ont une vision plus nuancée et estiment que l'opposition comporte une composante « modérée », que la France soutient, et une composante terroriste, qui progresse et que nous ne voulons en aucun cas soutenir. Mais pour les Russes, la Coalition nationale syrienne n'est pas représentative. Pour pouvoir trouver une solution politique, il faut donc à la fois convaincre les représentants de l'opposition de venir à Genève – car beaucoup considèrent que ce serait trahir – et régler le problème de la représentativité.

En dépit de ces difficultés, il y a de la part des cinq membres permanents du Conseil de sécurité une volonté forte d'aller vers une discussion politique, sinon les combats continueront et les violences s'exacerberont, de la part tant du régime que des terroristes. La thèse de M. Bachar el-Assad est que même s'il n'est pas un gouvernant exemplaire, il faut le soutenir, sinon les chrétiens et les alaouites seront laminés ; de leur côté, les terroristes disent : si vous êtes contre el-Assad, n'allez pas avec les modérés, mais avec nous, qui sommes des durs. Quoiqu'en apparence ils se combattent, ils se confortent mutuellement ! D'ailleurs, je rappelle qu'en juin 2011, M. Bachar el-Assad avait ouvert les portes des prisons pour libérer des personnes qui se trouvent à l'origine du Front al-Nosra ; certains soutiennent même qu'un mouvement terroriste ayant pris possession d'un puits au nord-est de la Syrie vend du pétrole au régime. Notre position est qu'il faut éviter à tout prix les terroristes et aboutir à une solution politique sur la base d'une discussion entre certains éléments du régime et la composante modérée de l'opposition : c'est l'objectif même de Genève II.

Il y a aussi un enjeu humanitaire. Les Australiens et les Luxembourgeois ont déposé il y a longtemps un projet de résolution, qui s'est entre-temps transformé en projet de déclaration présidentielle, visant à autoriser les convois humanitaires à accéder au territoire syrien : l'un des drames de ce conflit, c'est que l'on tue les médecins pour que les blessés ne soient pas secourus. Nous avons soutenu cette initiative. La déclaration présidentielle est en cours de discussion ; pour le moment, elle ne rencontre pas d'opposition majeure, mais je ne parierai pas qu'elle sera appliquée car cela impliquerait des évolutions importantes sur le terrain, notamment des cessez-le-feu partiels.

J'en viens à l'Iran. Ce fut là encore une semaine importante : pour la première fois depuis longtemps, des rencontres et des discussions ont eu lieu entre plusieurs dirigeants de pays occidentaux et les nouvelles autorités iraniennes. Le Président de la République française fut le premier chef d'État à discuter avec M. Rohani, à la demande de ce dernier. Pourquoi avoir accepté ? Sans doute vous rappelez-vous que j'avais reçu l'ambassadeur d'Iran et qu'à sa demande, nous avions pris rendez-vous avec le ministre iranien des affaires étrangères ; mais vu l'évolution des choses en Syrie, nous avons jugé opportun d'avoir une discussion à un autre niveau ; c'était aussi l'occasion de voir si le nouveau discours correspondait à une réalité. Quoi qu'il en soit, nous pensons que le rôle de la France est d'être en avance sur certaines évolutions ; nous avons d'ailleurs été rapidement rejoints par d'autres pays – certains privilégiant le téléphone, mais il vaut mieux avoir son interlocuteur en face de soi ! La rencontre entre les deux présidents a été complétée par celle que j'ai eue avec mon homologue iranien et par une réunion entre les membres du groupe des « 5+1 » – les cinq membres permanents du Conseil de sécurité plus l'Allemagne – et le représentant de l'Iran chargé des négociations sur le dossier nucléaire, qui se trouve maintenant être le ministre des affaires étrangères, alors qu'il s'agissait auparavant d'une personne dépendant directement du Guide.

À l'occasion de ces conversations, nous avons noté un changement de ton indiscutable – ce qui n'est pas rien, car une conversation est toujours plus fructueuse quand votre interlocuteur ne commence pas par vous traiter de tous les noms. Les échanges ont porté sur des sujets précis : avec le président Rohani ont été abordées les questions du nucléaire, de la Syrie et des relations bilatérales – gelées depuis bien longtemps –, tandis que les réunions avec mon homologue furent consacrées plus précisément à l'étude du dossier nucléaire. Elles ont débouché sur un résultat concret : nos directeurs politiques se retrouveront le 15 octobre à Genève pour examiner des aspects techniques, comme le programme iranien d'enrichissement de l'uranium et la situation des installations de Fordow ou d'Arak, afin de voir si les discours correspondent à des réalités.

Le représentant iranien a commencé par nous dire qu'il considérait comme totalement illégal l'ensemble des résolutions du Conseil de sécurité relatives aux sanctions contre l'Iran ; ce à quoi il lui a été répondu que des sanctions décidées à l'unanimité par le Conseil de sécurité des Nations unies ne correspondaient guère à la définition de l'illégalité et que s'il voulait que nos discussions aboutissent à un résultat, une autre entrée en matière serait préférable ! Il nous a ensuite assuré que l'Iran ne recherchait pas une utilisation militaire du nucléaire – c'est ce qui nous importe. À partir de là a commencé la litanie des « mais » : « Nous sommes prêts à discuter, mais il ne faut pas de sanctions, mais nous devons avoir le droit d'enrichir, etc. ». Catherine Ashton, qui mène le groupe des « 5+1 », lui a répondu qu'il y avait depuis longtemps sur la table des propositions – dites « d'Almaty » – et que l'Iran devait y répondre. Pour ma part, j'ai fait observer que notre interlocuteur envisageait que les discussions s'étalent sur un an, alors que le président Rohani proposait trois mois. Or, pendant la négociation, les centrifugeuses tournent… L'Iran en possède aujourd'hui 18 000, dont plusieurs de deuxième génération, capables d'enrichir l'uranium de 2,5 % à 20 %, puis de 20 % à 90 %. Surtout, il y a ce réacteur plutonigène à Arak, qui pourrait être achevé d'ici à un an, et qui, une fois qu'il sera mis en service, ne pourra plus être détruit. Si la négociation est appelée à durer, voilà qui changera la donne ! Autant de points qu'il faudra examiner avec précision à partir du 15 octobre.

Les autorités iraniennes nous ont donc tenu un langage incontestablement nouveau, agrémenté d'amabilités sur le grand pays qu'était la France ; j'ai répondu à mon interlocuteur que la France était toujours un grand pays, mais que nous étions opposés au développement par l'Iran d'un programme nucléaire militaire, et non civil, en raison du risque de dissémination. Reste à savoir si les actes suivront.

Au cours de cette session, de nombreux autres sujets ont été abordés : les questions climatiques, avec le rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) ; le Sahel : une visite de M. Ban Ki-moon, en compagnie du président de la Banque mondiale et du président de la Banque africaine de développement, est prévue en novembre ; le Mali : une réunion avec le nouveau président a été organisée ; la République centrafricaine.

La situation là-bas est épouvantable : j'ai parlé de « non-État ». Des exactions ont été commises dans tout le pays par des bandes issues de la Séléka ; pour le moment, il s'agit de bandits de grand chemin, mais nous craignons qu'ils ne se transforment en groupes terroristes, avec une dimension religieuse.

Nous avons sur place 450 hommes chargés de protéger à la fois les ressortissants français et européens et l'aéroport ; d'autres pays disposent de quelques forces. Des réunions politiques ont été organisées, notamment à Libreville ; une feuille de route a été tracée ; il faut maintenant donner force de loi à tout cela. La France a tiré la sonnette d'alarme pour appeler l'attention internationale sur ce qui est déjà un désastre humanitaire et sera peut-être demain un désastre politique.

La République centrafricaine est entourée de pays comme le Tchad, le Cameroun, le Soudan. Si une situation de non-droit s'enkyste là-bas, c'est l'ensemble de cette partie de l'Afrique qui risque d'être contaminée. Quatre pays ont d'ores et déjà décidé d'envoyer 850 hommes ; nous pourrions pour notre part augmenter à titre provisoire notre contingent, mais à condition d'adopter une démarche stratégique d'ensemble et de donner un support juridique aux opérations : comme pour le Mali, un soutien international est nécessaire. Probablement procéderons-nous en deux étapes : présentation d'un premier projet de résolution en octobre, puis d'un deuxième au printemps, afin de lancer une opération de maintien de la paix – ce qui est impossible aujourd'hui, puisqu'il n'y a pas la paix.

Il faut savoir que les Nations unies sont assez réticentes à créer une nouvelle mission ; si les Américains et les Britanniques en comprennent l'objectif, ils se demandent – surtout les Britanniques, très attachés à l'opération en Somalie – sur quels crédits seront pris les financements. Nous préparons donc une première résolution de cadrage, qui aura une portée juridique et définira l'objectif de l'opération, ainsi que les forces et les financements nécessaires. Son adoption permettrait d'envoyer des hommes sur le terrain, de préparer la transition politique, de réduire à quia la Séléka et de protéger les populations, afin qu'au printemps l'on puisse mettre en place une opération plus robuste de maintien de la paix.

Entre-temps, en décembre, les chefs d'État africains viendront à Paris discuter de la sécurité en Afrique. Beaucoup ont des problèmes dans ce domaine – même si les situations sont différentes. Ils essaieront à cette occasion d'établir, en liaison avec la France, l'Union européenne et la communauté internationale, une typologie des problèmes rencontrés. Comment constituer des forces nationales ? Serait-il possible de créer des forces régionales d'intervention rapide ? La France n'a pas vocation à intervenir dans tous les conflits ! S'il avait existé une force régionale, c'eût été à elle d'intervenir au Mali. Quels rôles doivent jouer l'Europe et la communauté internationale ? Ce sommet sera également l'occasion de faire le point sur le dossier centrafricain ; comme la France assurera alors la présidence du Conseil de sécurité de l'ONU, je présiderai moi-même une réunion soit sur le Sahel, soit sur la République centrafricaine, soit sur la sécurité en Afrique.

Voilà quelques éléments d'information que je souhaitais vous donner ; je suis maintenant à votre disposition pour répondre à vos questions.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion