Intervention de Maud Olivier

Réunion du 19 novembre 2013 à 9h30
Commission spéciale pour l'examen de la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMaud Olivier, rapporteure :

Nous sommes aujourd'hui appelés à nous prononcer, en première lecture, sur la proposition de loi n° 1437 renforçant la lutte contre le système prostitutionnel, déposée par les membres du groupe socialiste, républicain et citoyen et apparentés, enregistrée à la présidence de l'Assemblée nationale le 10 octobre 2013 et renvoyée à notre Commission spéciale.

Ce texte est le produit d'une réflexion entamée il y a plusieurs années au Parlement. À cet égard, je voudrais rappeler l'excellent travail de nos collègues Danielle Bousquet et Guy Geoffroy, respectivement présidente et rapporteur de la mission d'information sur la prostitution en France, dont le rapport, remis au mois d'avril 2011, a permis de dresser un bilan approfondi des connaissances sur le système prostitutionnel dans notre pays ainsi que des politiques publiques mises en oeuvre en France comme à l'étranger.

Ce travail considérable s'est conclu par le dépôt, le 7 décembre 2011, de la proposition de loi n° 4057 visant à responsabiliser les clients de la prostitution et à renforcer la protection des victimes de la traite des êtres humains et du proxénétisme, ainsi que de la proposition de résolution n° 3522 réaffirmant la position abolitionniste de la France en matière de prostitution. Si, comme vous le savez certainement, la première n'a pas pu être inscrite à l'ordre du jour, la seconde a en revanche été examinée par notre assemblée et adoptée à l'unanimité le 6 décembre 2011. Par ce vote unanime, la représentation nationale témoignait de sa volonté de mettre fin à un système attentatoire à certains principes fondamentaux de notre droit.

Cette résolution s'appuyait sur plusieurs constats maintes fois rappelés devant la Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes de l'Assemblée nationale, et que notre Commission spéciale a également pu vérifier au cours de ses auditions. J'en citerai quelques-uns. En premier lieu, la prostitution est un phénomène sexué qui contrevient au principe d'égalité entre les hommes et les femmes : je rappelle que si 85 % des 20 000 à 40 000 personnes prostituées en France sont des femmes, 99 % des clients sont des hommes. En deuxième lieu, la prostitution est, à ce jour et depuis les années 2000, pratiquée à 90 % par des personnes de nationalité étrangère, alors que cette proportion n'était que de 20 % en 1990. Principalement originaires de Roumanie, de Bulgarie, du Nigéria, du Brésil et de Chine, ces personnes sont le plus souvent sous la coupe de réseaux de traite et de proxénétisme organisés et violents. En troisième et dernier lieu, les personnes prostituées sont victimes de violences particulièrement graves qui portent atteinte à leur intégrité physique et psychique, comme tendent à le démontrer les études réalisées sur ce sujet et les nombreux témoignages que nous avons recueillis.

Ces quelques constats heurtent profondément plusieurs principes fondamentaux de notre droit. Tout d'abord, aux termes du préambule de la Convention des Nations unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui du 2 décembre 1949, ratifiée par la France le 19 novembre 1960, « la prostitution et le mal qui l'accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine et mettent en danger le bien-être de l'individu, de la famille et de la communauté ». Aujourd'hui, il me semble que ce constat – établi il y a près de soixante-cinq ans – prend une acuité toute particulière au regard de la situation de la majorité des personnes prostituées, parfois mineures, exploitées par des réseaux dans des conditions purement insupportables.

Ensuite, l'existence même de la prostitution semble aller à l'encontre des dispositions de l'article 16-5 de notre code civil, qui pose le principe de la non-patrimonialité du corps humain, principe qui fait obstacle à ce que celui-ci soit considéré comme une source de profit. Là encore, il me semble que l'objectif poursuivi par la proposition de loi – à savoir le renforcement de la lutte contre le système prostitutionnel et non pas, comme veulent le faire croire certains, contre les personnes prostituées – va dans le sens d'un plus grand respect de certains de nos principes juridiques.

Comment ne pas voir par ailleurs dans la répétition d'actes sexuels non désirés et dans les agressions sexuelles, physiques et psychologiques qui accompagnent souvent la prostitution une atteinte à l'intégrité du corps des personnes prostituées ? Ces dégâts physiques et psychiques ont d'ailleurs été récemment mis en lumière par le rapport de l'Inspection générale des affaires sociales sur les enjeux sanitaires de la prostitution, paru en 2012, et par celui de nos collègues sénateurs Jean-Pierre Godefroy et Chantal Jouanno, publié en octobre 2013, consacré à la situation sanitaire et sociale des personnes prostituées. Les nombreuses personnes que nous avons entendues dans le cadre de nos travaux, y compris les personnes sorties de la prostitution, ont insisté sur le fait que la violence est consubstantielle à l'univers prostitutionnel.

Enfin, la prostitution est la traduction de rapports archaïques et inégalitaires entre les hommes et les femmes et porte une atteinte fondamentale au principe d'égalité entre les sexes. À l'instar de la ministre des droits des femmes, qui s'est exprimée devant nous, je considère que l'abolition de la prostitution relève d'une obligation pour toute société humaniste ; j'ajouterai que nous devons nous souvenir que les sociétés dans lesquelles l'égalité entre les hommes et les femmes est la plus marquée sont celles qui comptent les taux les plus faibles de violences faites aux femmes. Aussi la lutte contre le système prostitutionnel ne saurait-elle être appréhendée autrement que comme un pan à part entière du combat pour l'égalité entre les sexes.

Au début de cette législature et dans la perspective de compléter et d'actualiser l'excellent travail de nos collègues Danielle Bousquet et Guy Geoffroy, la Délégation aux droits des femmes a créé, en son sein, un groupe de travail entièrement consacré à la question de la prostitution, groupe que j'ai eu l'honneur d'animer. C'est dans le cadre de ce groupe de travail qu'a été élaboré le rapport d'information sur le renforcement de la lutte contre le système prostitutionnel qui a été – et je m'en félicite – adopté à l'unanimité en septembre dernier.

Les quarante recommandations de ce rapport ont largement inspiré les auteurs de la présente proposition de loi, qui réaffirme la position abolitionniste de la France. Vous le savez, cette approche implique la suppression de toute disposition juridique susceptible d'encourager l'activité prostitutionnelle, sans pour autant l'interdire, et suppose la mise en place d'une réelle protection des personnes prostituées, notamment par la répression de l'exploitation sexuelle d'autrui, la prévention de l'entrée dans la prostitution et l'aide à la réinsertion des victimes.

Nous souhaitons nous inspirer du modèle mis en place en Suède où, en application de la loi du 4 juin 1998 modifiée par la loi du 12 mai 2011, l'achat d'actes sexuels est puni d'une amende et d'une peine d'emprisonnement. Dans ce pays, la prostitution de rue a été divisée par deux en dix ans et, aujourd'hui, seules quelques centaines de personnes prostituées exerceraient encore dans les rues du pays, tandis que la prostitution dans les hôtels et les restaurants aurait disparu. Je précise que, d'après une étude de législation comparée réalisée par le Sénat en mars 2013, rien n'indique que « la prostitution dans des lieux fermés (clubs de rencontres, hôtels…) ait augmenté du fait de l'interdiction, ni que des personnes qui se prostituaient autrefois dans la rue se soient “repliées” dans des lieux fermés pour exercer cette activité ». Il n'existe pas non plus de preuve démontrant l'existence d'un lien entre la pénalisation de l'achat d'actes sexuels et la hausse des violences subies par les personnes prostituées, contrairement à ce qu'avancent certains opposants à la présente réforme. Plus généralement, il ressort de l'évaluation de la réforme suédoise réalisée en 2010, à la demande du Gouvernement, par Mme Anna Skarhed, chancelière de justice en Suède, qui s'est exprimée dans le cadre de la rencontre organisée le 5 novembre dernier par le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes, que le vote de la loi de 1998 ne s'est pas traduit par une précarisation de la situation des personnes prostituées.

À la lumière des expériences étrangères, la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel, qui a reçu l'avis favorable du Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes, met en place un dispositif d'actions cohérent reposant sur quatre piliers.

Le premier consiste en un renforcement des moyens de lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains aux fins d'exploitation sexuelle, en particulier contre les réseaux agissant sur Internet. Pour cela, l'article 1er de la proposition de loi permet notamment à l'autorité administrative de demander aux fournisseurs d'accès Internet de bloquer l'accès du public aux sites contrevenant à la législation française sur la traite et le proxénétisme, comme cela est prévu en matière de lutte contre la diffusion d'images ou de représentations de mineurs à caractère pornographique.

Le deuxième pilier vise à améliorer la protection des victimes de la prostitution. Dans cette perspective, l'article 2 renforce les missions de l'État, dans le département, à destination des personnes prostituées tandis que l'article 3 organise un véritable parcours de sortie de la prostitution, associant la personne prostituée, l'autorité administrative et une association constituée pour l'aide et l'accompagnement des personnes prostituées agréée par l'État. Ce parcours de sortie ouvrira, aux termes des articles 5 à 8 de la proposition de loi, un certain nombre de droits aux victimes du système prostitutionnel. Éléments fondamentaux du dispositif au regard de la part d'étrangers parmi les victimes du système prostitutionnel, les articles 6 et 7 sécurisent la situation des personnes de nationalité étrangère engagées dans un parcours de ce type en leur reconnaissant un droit temporaire au séjour, indépendamment de leur coopération avec les autorités judiciaires, ainsi que le bénéfice de l'allocation temporaire d'attente. Enfin, l'avènement d'un système pleinement abolitionniste impliquant la suppression de toute forme de pénalisation de l'activité prostitutionnelle, l'article 13 abroge le délit de racolage public figurant à l'article 225-10-1 du code pénal, créé par la loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure.

Le troisième pilier a trait à la prévention des pratiques prostitutionnelles et du recours à la prostitution. Il a pour objet d'améliorer l'état de connaissances des jeunes scolarisés dans les écoles, les collèges et les lycées sur la réalité du système prostitutionnel en général et des conditions d'existence des personnes prostituées en particulier. Sur ce point, je souhaiterais rappeler les chiffres d'une enquête nationale lancée par le Mouvement du Nid en 2011 et 2012 auprès de jeunes de quatorze à vingt-cinq ans : 40 % d'entre eux considèrent qu'un acte sexuel en échange d'un objet ou d'un service n'est pas de la prostitution, 15 % pensent qu'il n'y a pas de prostitution masculine en France, 23 % que la prostitution des mineurs n'existe pas. 28 % imaginent par ailleurs que les personnes prostituées gagnent beaucoup d'argent, et 12 % qu'elles en gardent beaucoup pour elles. Un tiers des garçons interrogés pensent enfin que la prostitution n'est pas un frein à l'égalité entre les hommes et les femmes et ne doit pas être abolie. Nous savons également, grâce à une étude sur La Jonquera conduite par des sociologues que nous avons entendues, que, dans certaines régions frontalières, le recours à l'achat d'actes sexuels tend à se banaliser.

S'il serait exagéré de considérer que les connaissances des adolescents sur le système prostitutionnel sont inexistantes, force est de constater que leur information sur ce sujet est pour le moins parcellaire. Des mesures de sensibilisation et d'éducation apparaissent par conséquent indispensables pour déconstruire les représentations erronées ainsi que toute forme de stéréotype de genre et pour prévenir les pratiques prostitutionnelles, occasionnelles ou régulières. C'est l'objet de l'article 15 de la proposition de loi.

Le quatrième et dernier pilier pose les règles relatives à l'interdiction de l'achat d'actes sexuels afin de décourager la demande, largement responsable du développement de la prostitution et des réseaux d'exploitation sexuelle. Je note à cet égard que l'article 6 de la Convention de Varsovie, signée en mai 2005 et entrée en vigueur en France le 1er mai 2008, stipule que la demande « favorise toutes les formes d'exploitation des personnes, en particulier des femmes et des enfants, aboutissant à la traite » et qu'il convient en conséquence de la décourager. L'article 16 de la proposition de loi crée, à cette fin, une contravention de cinquième classe pour réprimer le recours à l'achat d'actes sexuels. L'article 17 dispose de son côté que les personnes reconnues coupables de cette infraction pourront être condamnées à effectuer un stage de sensibilisation à la lutte contre l'achat de ce type d'actes.

Comme vous pouvez le constater, le présent texte va plus loin que la proposition de loi adoptée par le Sénat le 28 mars 2013, dont la principale disposition – figurant à l'article 1er – consiste à abroger le délit de racolage public prévu à l'article 225-10-1 du code pénal.

En conclusion, cette proposition de loi tire les conséquences de la situation dramatique dans laquelle se trouve la majorité des personnes prostituées et prévoit, pour y répondre, un ensemble cohérent d'actions destinées à mieux protéger les victimes de la prostitution, à faciliter leur sortie du système prostitutionnel et à transformer en profondeur les représentations et les comportements.

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