Au préalable, il me semble indispensable de rappeler quel rôle joue un avocat quand il cherche à empêcher un licenciement injustifié.
Le code du travail, vers lequel se tournent spontanément les salariés, dispose qu'une entreprise ne peut opérer de licenciement collectif pour des raisons économiques que si l'entreprise est dans une situation de difficulté ou si sa compétitivité est menacée. Or, depuis qu'ils ont commencé à se battre, les salariés d'Amiens ont montré qu'il n'existait aucun motif économique valable justifiant qu'on ferme leur usine. En se restructurant, le groupe ne cherche qu'à augmenter immédiatement son profit de quelque 100 millions de dollars, pour citer un chiffre publié par Goodyear aux États-Unis.
Le paradoxe est que la règle précédemment citée ne s'applique qu'après l'envoi des lettres de licenciement. Alors même que le processus est engagé, que le comité d'entreprise est convoqué, que les élus connaissent le projet et que les salariés s'inquiètent, on ne peut demander au juge – tant que les lettres n'ont pas été adressées aux salariés – de vérifier que le plan de licenciement est justifié. Même si chacun peut vérifier son illégalité au vu de la comptabilité consolidée du groupe, le plan ne peut donc pas être annulé. Vous auriez dû vous en souvenir, monsieur le président, lorsque vous m'avez demandé, sans doute pour me piquer au vif, si nous avions déjà obtenu gain de cause sur le fond du procès.
Cependant, le législateur n'a pas affranchi de toute contrainte l'employeur qui entend licencier. Celui-ci a pour obligation – non formelle mais substantielle – d'informer les représentants du personnel. Il doit non remplir je ne sais quel formulaire, en cochant une case « licenciement économique » ou en indiquant le nombre de salariés concernés par la procédure, mais fournir aux représentants des salariés une explication complète, loyale et précise des décisions qu'elle prend et des raisons qui les motivent. À maintes reprises, des juridictions compétentes ont reproché à la direction de Goodyear d'avoir dérogé à cette obligation. Or, tant que les éléments communiqués sont insuffisants, ni les salariés ni les élus ne sont en situation d'émettre un avis.
La règle qui figure dans le code du travail français est loin de s'appliquer dans tous les pays. À l'étranger, nul ne s'étonne qu'un employeur sacrifie ses salariés à ses actionnaires. Qui en use ainsi est parfois même considéré comme un bon gestionnaire. Le problème est que Goodyear agit en France et ne dit pas la vérité.
Circonstance aggravante, depuis qu'en 2008, la justice a sommé ses dirigeants de suspendre la restructuration et de cesser de démanteler l'usine tant qu'ils ne satisferaient pas aux exigences du code du travail, ceux-ci ont redoublé d'astuce pour hâter la fermeture, palier par palier. Pour le secteur du tourisme, la part d'Amiens-Nord dans la production européenne du groupe a chuté de 7,2 % en 2006, à 5,8 % en 2008, puis à 3,1 % en 2009. En somme, alors même qu'elle était contrainte de renoncer à sa restructuration, la société a réduit sa production de moitié.
J'ajoute que l'usine d'Amiens-Nord n'est pas une entité juridique autonome, mais un établissement qui dépend de la GDTF, principale filiale française de Goodyear. Un contrat de façonnage passé avec Goodyear Dunlop Tires Operations (GDTO), basé au Luxembourg, qui dirige les activités du groupe dans la zone Europe Moyen-Orient Afrique (EMEA), détermine toute son activité. J'ai réussi à arracher à Goodyear une copie de ce contrat, à peine lisible, il est vrai, et rédigée en anglais, que je vous traduis. Aux termes de l'article 3-1, « GDTO donne instruction à GDTF pour le type et la qualité de toute la production que GDTF a à réaliser. Les délais de livraison sont également déterminés par GDTO. L'ensemble des éléments nécessaires à la réalisation de la production est également fixé par GDTO. » Autrement dit, GDTO commande toute l'activité de GDTF : il suffit à une société luxembourgeoise de prendre une décision unilatérale pour arrêter du jour au lendemain l'activité d'Amiens-Nord.
Si, au sein de la production européenne du groupe, la part de cette usine s'est effondrée entre 2008 et 2009, c'est tout simplement que GDTO a donné ordre à GDTF de retirer à cette usine la moitié de son activité, ce qui, sur le plan contractuel, est son droit le plus strict.