Notre mythologie contemporaine réserve une place très particulière aux journalistes, considérés parfois comme ne constituant pas une profession comme les autres, mais un groupe autonome d'individus potentiellement dangereux pour la société dont ils dévoilent les travers et les turpitudes. Il suffit de se reporter aux romans ou aux films noirs pour comprendre quel rôle héroïque joue le journaliste dans un inconscient collectif marqué par l'idée du complot et de la corruption des élites. Cette vision romantique est renforcée par le mythe du quatrième pouvoir, plus puissant et plus honorable qu'un système électoral condamné à faire plus de déçus que de satisfaits du fait même de son fonctionnement bipartisan. La notion même de continuité de l'État, pour rassurante qu'elle soit in fine, devient une raison supplémentaire de défiance dès lors que le fonctionnement de notre société est remis en question par une conjoncture intolérable pour le plus grand nombre.
En un mot, le journaliste, celui qui révèle, qui met en lumière et qui dénonce, a pu apparaître comme l'un des derniers acteurs sociaux digne de confiance à une partie de la population engluée dans le doute permanent.
Cette mythologie très anglo-saxonne a fini par prédéterminer, au fil des années, une forme noble de journalisme. Des Dix jours qui ébranlèrent le monde de John Reed, consacré à la révolution russe, à l'enquête des journalistes du Washington Post Bob Woodward et Carl Bernstein, nourrie par la source anonyme "gorge profonde" dans l'affaire du Watergate, en passant par les photos de Capa, émerge peu à peu, parmi toutes les formes que peuvent prendre les missions de l'information, celle d'un journalisme portant à la lumière ce qui était dans l'ombre, dénonçant au plus grand nombre ce qu'il aurait dû ignorer du fait de la collusion et de la corruption d'un petit nombre.
Dans le même temps, un journalisme à la française, héritier du siècle des Lumières et fondé sur le dogme de la connaissance critique, se développait, non pas à partir de la révélation ou du témoignage stricto sensu, mais de grilles de lectures mettant en jeu l'antagonisme des idées. La presse française devait d'abord être une presse d'idées. Et si le monde anglo-saxon pouvait séduire les nouveaux médias à l'apparition de la télévision, comme ce fut le cas au début de l'ORTF avec Cinq colonnes à la une – dont le titre, ce n'est pas anodin, fait référence à la presse écrite –, notre modèle est resté longtemps en dehors de la mythologie que je viens d'évoquer, laquelle gagnait du terrain dans l'inconscient collectif, y compris le nôtre.
Bref, le journaliste français est historiquement un penseur du monde, qui tente de structurer le chaos apparent plutôt que de chercher une vérité une et entière.
Il aura fallu des outils nouveaux de diffusion, la généralisation de l'information continue et quelques scandales révélés par des journalistes-écrivains en même temps qu'une montée de la défiance face aux idéologies, voire aux idées, pour que notre propre mythologie du journalisme glisse de l'analyse à la révélation, de l'opinion à l'investigation.
Même si la réalité quotidienne du travail de journaliste est, dans l'immense majorité des cas, totalement éloignée de ce dont nous avons à parler aujourd'hui, la valeur symbolique de l'investigation et la façon dont elle collecte des informations par définition cachées ou interdites nous a conduits à rechercher les moyens de garantir au journaliste d'enquête la possibilité de mener à bien son travail. Cela suppose prioritairement la protection de celles et ceux qui leur permettent d'avoir accès à des informations qui ne pourraient être divulgués, sans conséquences funestes, à d'autres interlocuteurs.
Il faut noter que si ce projet de loi répond à une mutation que cette profession a connue au siècle dernier, notre débat s'ouvre à l'heure où commence une autre mutation en profondeur de la pratique journalistique, dont les conséquences sont difficilement identifiables.
Les enquêtes secrètes des journalistes d'investigation gagnent en audace, en efficacité et en audience du fait même qu'elles correspondent à cette métamorphose de l'information. Les pouvoirs et les intérêts dominants qu'elles menacent s'en irritent d'autant plus qu'ils n'y étaient guère habitués. Ils tentent parfois de leur barrer la route en les accablant de procès et en réduisant leurs sources au silence. Ces journalistes ne pourraient pas enquêter et informer le public si ceux qui leur confient des secrets ou leur apportent des preuves confidentielles devaient être identifiés et livrés au risque d'encourir des mesures de rétorsion.
Rien de plus facile aujourd'hui que de découvrir ce qu'un journaliste sait et qui l'informe car les technologies de l'information permettent de tracer les communications électroniques, pirater une messagerie et obtenir une copie des archives d'une enquête. Ce sont ces facilités techniques qui ont été à l'origine de l'affaire Clearstream et de la première loi sur la protection des sources. Ce sont encore ces facilités qui ont provoqué le scandale dit des fadettes du Monde et la remise en chantier de la législation.
La loi n° 2010-1 du 4 janvier 2010, relative à la protection du secret des sources des journalistes, votée à la suite des affaires Clearstream et Cofidis, devait mettre un terme aux ingérences des services de police et de justice dans les enquêtes de presse. Mais, à peine promulguée, elle a donné lieu à une interprétation défavorable aux journalistes dans l'affaire Bettencourt.
Le scandale des fadettes du Monde a mis crûment à jour les faiblesses du dispositif légal de protection du secret des sources des journalistes. Il a aussi révélé à l'opinion que le même gouvernement qui faisait de cette protection un grand principe de la loi sur la liberté de la presse et du code de procédure pénale, guidait en sous-main les atteintes que lui portaient le parquet et la police.
François Hollande a pris l'engagement, lors de la campagne électorale de 2012, de renforcer la protection des sources des journalistes. Le présent projet de loi traduit cet engagement en proposant sept améliorations au régime légal du secret des sources. Ces améliorations sont inspirées, comme l'était la loi précédente, par la doctrine des instances du Conseil de l'Europe et, surtout, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, qui a plusieurs fois condamné l'État français pour les manquements de ses services à ses engagements internationaux.
Le projet de loi réaffirme solennellement le principe d'une protection des sources des journalistes par un secret légal. Il étend le bénéfice de cette protection aux journalistes professionnels employés occasionnellement et aux collaborateurs de la rédaction.
Définissant les atteintes interdites portées à ce secret, il précise les motifs de celles qui restent légitimes en raison de la gravité des intentions criminelles ou délictuelles.
Il exige que les actes d'enquête ou d'instruction qui visent à lever le secret des sources d'un journaliste soient préalablement autorisés par une ordonnance, spécialement motivée, du juge des libertés et de la détention, auquel est confiée la sauvegarde de la mission d'information du public des journalistes.
Le projet de loi accorde à ceux-ci une immunité pénale à l'égard des délits de recel de documents protégés par un secret professionnel, un secret judiciaire, ou par l'intimité de la vie privée.
Il aggrave la répression pénale des violations de domicile et des atteintes au secret des correspondances commises dans l'intention de briser le secret des sources d'un journaliste, par un particulier comme par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public.
Ce projet a aussi le mérite de remédier aux principales faiblesses du texte précédent, coupant court aux interprétations contraires à l'intention du législateur qui en avaient été faites. Certains services de l'État ont cependant obtenu que le texte déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale leur soit plus favorable que l'avant-projet de loi soumis au Conseil d'État. Je le dis clairement : je ne partage pas leur inquiétude. La justice, pas plus que la police ou la gendarmerie, n'ont besoin d'auxiliaires de presse pour mener à bien la mission qui leur incombe et pour laquelle ils disposent de prérogatives de puissance publique dont les journalistes sont dépourvus. Je vous proposerai donc de revenir, sinon au texte, du moins à l'intention initiale de l'avant-projet du Gouvernement sur le point délicat des motifs qui autorisent un tiers à lever le secret des sources. Reconnaître l'« intérêt supérieur de la nation » comme motif légitime de levée du secret des sources fragiliserait ce texte au point de le rendre inopérant.
Le texte recèle aussi quelques lacunes, inévitables étant donné les mutations technologiques qui transforment le métier de journaliste. Les débats parlementaires doivent permettre de les corriger, de telle sorte que le nouveau dispositif de protection des sources profite à tous les journalistes professionnels et non pas seulement aux employés des entreprises de presse.
En effet, protéger les sources qui nourrissent les enquêtes des organes de presse ne suffit pas, les journalistes travaillant parfois en marge de leur rédaction. La bascule vers un journalisme de révélation et de divulgation de secrets a souvent eu lieu dans notre pays par le biais de travaux journalistiques publiés sous la forme de livre : il nous semble important d'en tenir compte. Ces journalistes, dont la conscience professionnelle est souvent exemplaire, se trouvent juridiquement confondus avec les donneurs d'alerte, qui imaginent pouvoir se passer de la médiation d'un journaliste chevronné pour s'adresser au public. Un statut de lanceur d'alerte a été imaginé pour les protéger, comme on protège des témoins menacés ou des criminels repentis qui dénoncent leurs complices. Il est de ce point de vue significatif qu'un film consacré à l'affaire WikiLeaks s'intitule en français Le Cinquième pouvoir.
Nous avons néanmoins fait le choix de réaffirmer que c'est aux journalistes professionnels de recevoir les confidences des citoyens scandalisés par ce qu'ils découvrent ou par ce qu'on leur demande, parce qu'ils peuvent faire la part des faits et celle des intentions supposées, celle de la vengeance personnelle et de l'excès d'animosité. Leur éthique leur impose de croiser les témoignages et de vérifier les preuves. Ils savent aussi distinguer l'opportun de l'inutile dans les indignations légitimes qui cherchent le scandale. Ces journalistes, qu'ils soient professionnels ou occasionnels, ont tout à gagner à conserver un lien éditorial avec une rédaction, un éditeur ou un diffuseur.
Ce lien est à réinventer. La crise de la presse imprimée réduit chaque année le nombre des journalistes professionnels salariés par les rédactions. Les employés occasionnels sont de moins en moins payés régulièrement à la pige et incités à devenir des sous-traitants rémunérés à la mission, par des contrats d'entreprise ou de louage d'oeuvre. Les mieux lotis peuvent encore espérer toucher des droits d'auteurs sur l'exploitation de leurs oeuvres.
En même temps qu'elles se séparent de leurs journalistes professionnels, les entreprises de presse s'emparent de l'information en ligne et en reprennent le contenu dans leur support papier, pour mêler les articles de ces journalistes à des publireportages, des témoignages citoyens et des blogs d'experts. Les blogs à vocation journalistique, parfois hébergés par des sites de presse, constituent de nouveaux modes de communication médiatiques permettant à des journalistes d'ouvrir des pistes en offrant des débuts d'information qui peuvent conduire à de nouvelles sources susceptibles de valider telle ou telle intuition, mais également de propulser une rumeur au rang d'information fiable. La multiplicité de l'offre d'information et de supports permet parfois au journaliste d'aller plus loin dans sa volonté d'informer, de révéler, de dénoncer.
Si ces phénomènes sont autant d'occasions de nouvelles réflexions, ce projet de loi ne peut pas répondre de façon exhaustive à toutes les mutations de la presse si on veut qu'il soit efficace au regard de son principe fondateur : renforcer de manière forte et déterminante la confidentialité de la source de l'information. Même si le caractère quasi mythologique de l'obligation de transparence et de vérité propre à notre société de la communication peut prêter à de nombreux débats, les « mythologies » telles que Roland Barthes les définissait dans les années cinquante restent totalement constitutives de notre présent et de nos espérances, notamment en termes d'information et de recherche de la vérité.