Intervention de Arnaud Danjean

Réunion du 4 décembre 2013 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Arnaud Danjean, président de la sous-commission « Sécurité et défense » du Parlement europée :

Je ne suis pas surpris des similarités entre nos résolutions, qui s'appuient sur une base de travail commune et suivent l'agenda du Conseil européen. Une partie de ces recommandations – notamment celles liées à la mise en oeuvre du traité de Lisbonne – relève en outre du bon sens. Je ne me réjouis pas moins de ces convergences, que l'on retrouve d'ailleurs avec la plupart des Parlements avec lesquels nous avons discuté ; les membres du Bundestag que j'ai rencontrés lundi ont ainsi identifié des priorités très similaires.

L'exclusion de certaines dépenses de sécurité et de défense du calcul des déficits constitue un « serpent de mer » que je vous remercie de remettre au goût du jour. Le débat sur ce sujet traverse et divise toutes les familles politiques, dont la mienne, et mérite d'être creusé car, au-delà de la question financière, il pose un problème quasi philosophique. En effet, ce sont toujours les mêmes qui assurent la défense des autres mais, contrairement aux mercenaires classiques, rémunérés pour leurs services, ils le font en assumant tous les coûts, y compris humains. La solidarité européenne ne devrait pas s'appliquer uniquement aux affaires sociales ; la sécurité – qui va jusqu'à engager des vies humaines – devrait également en faire l'objet. L'affaire malienne a souligné de façon criante cette nécessité. Pourtant, l'idée a du mal à s'imposer, même à l'échelle nationale ; les gouvernements en place rechignent à engager les discussions techniques et complexes sur la définition exacte des dépenses à exclure et sur le mode de calcul à adopter. Le principe mérite pourtant d'être posé.

En même temps, certains pays souhaitent aujourd'hui s'engager, mais manquent de moyens pour le faire. Ainsi le Portugal était très intéressé par nos opérations en Afrique, en particulier par l'opération Serval, mais ne disposait d'aucune ressource pour déployer des forces à l'extérieur du pays. Un fonds de lancement mutualisé européen pour les opérations militaires – sur le modèle de celui qui existe pour les opérations civiles – permettrait aux pays qui le désirent de projeter des troupes sur le terrain à nos côtés. Il faut donc réfléchir à la fois à la question du coût supporté quasi exclusivement par l'État qui s'engage et à la façon de mutualiser les ressources pour permettre à d'autres de participer aux opérations.

Nous entretenons des liens très étroits avec l'Eurocorps. Cette structure de projection rapide à la disposition de l'OTAN constitue un très bel outil qui a tenu pendant un an l'état-major de la Force internationale d'assistance et de sécurité (ISAF) en Afghanistan, après avoir été déployée en Bosnie et au Kosovo. Cet instrument – actuellement commandé par un général belge – n'a jamais été utilisé par l'Union européenne, pour des raisons à la fois politiques et techniques : en effet, son état-major, conçu pour des opérations de grande envergure, dépasse les besoins opérationnels relativement modestes de l'Union. L'Eurocorps ne peut pas participer au dispositif Atalante car il s'agit d'une opération maritime ; quant aux autres missions militaires européennes, mis à part ce qui reste de l'opération en Bosnie, elles relèvent de la formation des armées – notamment malienne et somalienne. Les officiers de l'Eurocorps nous expliquent pourtant qu'ils peuvent moduler la structure de leur état-major pour descendre du niveau de général trois ou quatre étoiles à celui de colonel ou lieutenant-colonel. À nous de trouver les modalités techniques pour utiliser cet instrument qui, du fait des cycles de rotation de l'OTAN, n'est pas appelé à être réutilisé par celle-ci avant 2020. L'Union européenne devrait profiter de ce délai pour donner consistance à ce qui se limite pour l'heure à une simple coïncidence d'appellation, l'Eurocorps n'étant paradoxalement pas du tout européen. Je crains malheureusement que cette piste – absente des papiers préparatoires – ne soit pas explorée par le Conseil de décembre.

S'agissant de l'état d'esprit de nos partenaires européens, permettez-moi une métaphore. Pour que les choses fonctionnent en matière de défense européenne, il faut un alignement de trois planètes : France, Grande-Bretagne et Allemagne. Or à l'heure actuelle – même si l'image est absurde d'un strict point de vue scientifique –, elles ne sont même pas deux à être alignées ! La France a toujours détenu une position de leader dans le dossier de l'Europe de la défense, mais le dialogue avec ses alliés reste compliqué. En effet, la France et l'Allemagne – son partenaire privilégié – n'utilisent pas le même langage : quand nous parlons opérations et institutions, nos amis allemands répondent industrie. Or leur vision industrielle diffère profondément de la nôtre : loin de compter sur une politique industrielle volontariste à l'échelle européenne, ils donnent la priorité à leurs entreprises nationales, qui se passent très bien du financement européen. Pour l'Allemagne, la consolidation des marchés de défense procédera de la bonne application des directives européennes sur la libre concurrence. Cela dit, ce diagnostic doit être nuancé : à la suite de l'affaire malienne, le nouveau Bundestag a engagé une réflexion en profondeur sur la lourdeur des dispositifs institutionnels et constitutionnels conditionnant l'engagement des forces.

N'oublions pas non plus que la plupart de nos alliés sont encore engagés en Afghanistan jusqu'à la fin de l'année 2014 et que cela pèse sur leurs capacités opérationnelles. J'en ai pleinement pris conscience il y a moins d'un mois, à l'occasion d'un déplacement dans ce pays. C'est en particulier le cas de la Pologne, qui est sans conteste l'exemple le plus intéressant d'authentique conversion à un esprit plus européen, notamment en matière de défense, mais avec deux limites : celle, précisément, qui résulte de cet engagement prioritaire en Afghanistan jusqu'à la fin de 2014 et celle qui tient à l'état de ses capacités et de sa base industrielle. La préparation du Conseil a d'ailleurs donné lieu à un léger incident, nos amis polonais restant très dépendants des États-Unis sur le plan industriel. L'« européanité » polonaise en matière de politique de défense trouve donc ici aussi sa limite. La Pologne s'apprête à lancer des investissements considérables – des dizaines de milliards d'euros – pour renouveler presque intégralement ses capacités, mais les programmes et les équipementiers sont généralement mixtes, les entreprises américaines exerçant une forte pression pour que les achats ne soient pas effectués de façon privilégiée auprès des industries européennes. Ce problème concerne d'ailleurs bien d'autres pays de l'Europe centrale et orientale.

En outre, nous sommes dans une période de crise économique et financière. La Grèce ou le Portugal – nos partenaires du sud en général – partagent notre philosophie de l'Europe de la défense et l'idée que les crises sur notre flanc sud, qui représentent une vraie menace, doivent constituer une priorité. Mais ils n'ont pas les moyens d'y répondre, d'où la nécessité de trouver des mécanismes de mutualisation intelligente pour qu'ils ne « décrochent » pas alors même qu'ils sont des alliés objectifs.

Nous devrions enfin nous intéresser à ce qui se passe en Europe du nord. Nos conceptions sont certes assez éloignées : le Danemark bénéficie toujours d'un opt-out sur la PSDC ; les Pays-Bas privilégient l'OTAN ; la Suède débat en ce moment d'une éventuelle adhésion à l'Alliance. Il n'empêche qu'en matière de mutualisation ou de pooling and sharing, ces pays vont presque plus vite que nous. Les Néerlandais et les Belges mutualisent leurs marines, et s'apprêtent à faire de même pour leurs forces aériennes ; les Néerlandais et les Allemands ont créé un corps d'armée germano-néerlandais. La philosophie est certes un peu différente de celle que nous voudrions privilégier, puisque cela ne s'opère pas dans le cadre de l'Europe de la défense, mais de coopérations ad hoc, très empiriques, parfois sous ombrelle de l'OTAN. Néanmoins, nous aurions intérêt à regarder ces expériences de plus près et à nous rapprocher de ces pays. Non seulement ils conservent des capacités intéressantes, qu'ils sont prêts à déployer à l'extérieur avec nous, mais ils ont entamé des processus de restructuration et de mutualisation qui peuvent avoir valeur d'exemple.

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