Intervention de Arnaud Danjean

Réunion du 4 décembre 2013 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Arnaud Danjean, président de la sous-commission « Sécurité et défense » du Parlement europée :

Si intéressants et constructifs qu'ils puissent être, nos rapports sont rarement pris en considération par les décideurs politiques. Je suis donc frappé de voir des groupes politiques voter contre. Vous avez lu le rapport de Mme Koppa. Il n'a rien d'hérétique : il se borne à des constats de bon sens et à des rappels de ce qui pourrait être fait. Nous ne sommes ni des idéalistes qui prônent la création d'une armée européenne demain matin, ou bien celle d'un commissaire européen – donc d'un technocrate – qui commanderait un jour à nos armées, perspective qui hante les Britanniques. Même pour ce qui concerne la mutualisation, nous restons prudents et réalistes, en évoquant plutôt une coopération. Bref, nous ne franchissons aucune ligne rouge. Malgré cela, un certain nombre de groupes politiques et de députés européens votent contre par principe, et leur nombre est appelé à croître. Le paradoxe est que lorsqu'on interroge nos concitoyens européens, ils citent la sécurité et la défense comme le premier domaine dans lequel l'Union devrait jouer un plus grand rôle. À chaque crise internationale – nous l'avons vu à propos du Mali, et nous le voyons aujourd'hui avec la Centrafrique –, la question qui revient est toujours : « Que fait l'Europe ? Où est l'Europe ? » Ils attendent donc que l'Union joue un rôle. C'est précisément ce à quoi nous travaillons – d'où notre inquiétude au sujet des élections du mois de mai. Nous redoutons que les forces anti-européennes n'investissent le Parlement européen et ne fassent échec à des avancées pragmatiques dans le domaine de la défense.

M. Lamblin m'interroge sur les députés français qui travaillent sur les questions de sécurité et de défense au Parlement européen. Je crains d'être le seul. Cela peut se comprendre : le « contingent » français n'étant pas le plus important, il est normal que mes collègues se concentrent en priorité sur les domaines législatifs. Néanmoins, je le regrette. La sous-commission de la Défense est rattachée à la commission des Affaires étrangères, où la présence française reste également assez modeste. Or s'il ne s'y prend pas de décisions, c'est là que se façonnent des débats qui pèseront un jour ou l'autre sur nos débats nationaux. La commission des Affaires étrangères dispose ainsi de prérogatives non négligeables en matière d'élargissement. Dans la mesure où très peu de députés français participent aux débats sur cette question, nous risquons de nous faire prendre de vitesse. Lorsque les décisions seront prises, il sera trop tard ! Être plus nombreux dans ces débats en amont permettrait d'alerter le Gouvernement et le Parlement sur ce qui se prépare. Chacun des pays candidats fait en effet l'objet de rapports au Parlement européen, et celui-ci joue un rôle très important dans les préconisations de la Commission.

Parmi les députés français qui siègent à la commission des Affaires étrangères, on compte trois UMP et deux écologistes, mais plus aucun socialiste depuis le départ de M. Peillon. Cela pose problème, car le Gouvernement ne dispose pas de relais direct dans la commission. C'est donc nous qui l'avons alerté sur les tendances qui sont en train de se dessiner dans le débat sur l'élargissement. Il en va de même pour les questions de défense. J'ai invité M. Le Drian à venir s'exprimer devant nous, mais cela n'a pu se faire qu'au printemps, quatre mois après le début des opérations françaises au Mali – qui recevaient par ailleurs un très bon accueil de nos collègues européens. Ce n'est pas un problème partisan, mais un problème de « courroie de transmission » de l'information, dû à l'absence de député socialiste à la commission des Affaires étrangères. Il faudra veiller à cet aspect à l'avenir, d'autant que les autres membres de la commission des Affaires étrangères – et singulièrement les Britanniques – y sont particulièrement actifs, qu'il s'agisse de reprendre à leur compte des idées qui marchent ou de « torpiller » celles dont ils ne veulent pas.

Je partage bien sûr le constat général, qui est celui d'un problème de volonté politique.

Un mot sur l'articulation entre sécurité intérieure, sécurité aux frontières et politique de défense. Nous pouvons faire plus dans le domaine de la sécurité, mais il convient d'être attentif aux processus de décision : si certains domaines de la sécurité passent dans le champ de la sécurité et de la défense, nous reviendrons dans le cadre strictement intergouvernemental. On court dès lors le risque de blocages insurmontables. Les agences communautaires comme Frontex se révèlent très utiles à cet égard : une fois que la décision est prise, elles n'ont plus besoin de l'accord de chacun des Vingt-huit pour agir.

Un autre élément nous semble encourageant – non que nous voulions nous réjouir de choses insignifiantes, monsieur de Rugy, mais la désaffection de nos concitoyens vient aussi de ce qu'ils ignorent comment fonctionne l'Union et si j'accepte que l'on instruise des procès contre l'Europe, encore faut-il le faire de bonne foi ! Le nouveau système de surveillance des frontières de l'Union, Eurosur, a été activé il y a deux jours. Il mobilise des instruments habituellement utilisés par la politique de défense, en particulier le Centre satellitaire de l'Union européenne. Cette petite structure dotée d'un budget de 16 millions d'euros alimente l'Union européenne en propre à partir des images fournies par les satellites français, italiens ou allemands. Jusqu'à présent, ces images étaient utilisées pour les missions de la PSDC, mais pas pour les moyens communautaires, puisque le Centre est une institution du Conseil. Elles le sont désormais pour essayer de mieux contrôler les mouvements vers les frontières de l'Union, en particulier les départs de bateaux. C'est une goutte d'eau dans l'océan, mais cela montre qu'il est possible de mobiliser efficacement certains instruments de la politique de défense en faveur de la sécurité, ou inversement. Le pragmatisme est la seule façon de progresser. Il faut donc que ceux qui veulent avancer puissent le faire. Actuellement, un État peut bloquer un projet souhaité par tous les autres. Vos collègues sénateurs ont appelé à la constitution d'un Eurogroupe de la défense. Je pense qu'il faut éviter de figer sa composition. Pour ma part, je crois beaucoup à la modularité. Si nous sommes confrontés demain à une crise dans le Caucase, les Espagnols ne souhaiteront sans doute pas s'impliquer ; en revanche, des pays que nous n'entendons pas lorsqu'il s'agit de l'Afrique seront prêts à le faire. Il faudra donc accepter d'être empirique dans la modulation de cet Eurogroupe.

Il en va de même pour les capacités. Les pays baltes, dont l'apport à la défense européenne est minime, sont aussi ceux qui sont les plus sensibles aux questions de sécurité informatique, car l'Estonie a subi en 2007 une cyber-attaque de grande ampleur qui a notamment visé les sites du gouvernement. Ce pays, qui participera très rarement à nos opérations en Afrique et dont l'armée est très réduite, est donc prêt à consacrer des moyens à la cyber-sécurité.

Deux blocages majeurs restent à surmonter. J'ai déjà évoqué le premier, qui concerne les institutions communautaires et le Conseil : il s'agit de l'autocensure. L'opération en Libye en offre un exemple typique. Techniquement, il aurait été possible de commencer l'opération sous l'étendard européen, quitte à ce qu'elle soit reprise par l'OTAN dans un second temps. Mais Mme Ashton ne l'a pas proposé car, a-t-elle fait valoir, les Britanniques s'y seraient opposés, ce qui n'aurait pas manqué de susciter un bras de fer. Or il fallait aller vite. Je pense que M. Solana aurait fait un autre choix et que les Britanniques auraient sans doute fini par céder.

Cette autocensure sur la PSDC s'est diffusée à tous les niveaux de l'administration bruxelloise : parce qu'on estime que cela n'est pas possible, que les Britanniques vont s'y opposer, ou que peu d'États sont prêts à jouer le jeu, on pense qu'il ne sert à rien de proposer.

Une sorte d'apathie s'est ainsi emparée des institutions bruxelloises : aussi paradoxal que cela puisse paraître, elles étaient plus réactives, et presque plus efficaces, avant le traité de Lisbonne. Les structures étaient certes plus petites du temps de M. Solana, mais les équipes étaient animées d'un esprit pionnier, les circuits décisionnels étaient plus courts, et l'autocensure était moins répandue. Celle-ci n'existe d'ailleurs que parce que les États membres ne veulent pas jouer le jeu.

Il est vrai qu'ils ont d'autres priorités en temps de crise, mais la vraie question est d'ordre institutionnel. Permettez-moi de citer un exemple qui m'a sidéré – et c'est une histoire vraie. En février, en pleine guerre du Mali, alors qu'un État européen était en guerre au nom des autres, une réunion informelle des ministres de la Défense de l'Union s'est tenue à Dublin. Seuls sept des 28 ministres de la Défense avaient fait le déplacement. L'ordre du jour était pourtant loin d'être mineur – il s'agissait du Mali et des capacités. Dix jours plus tard, une réunion ministérielle de l'OTAN se tenait à Bruxelles : les 22 ministres européens concernés étaient présents, pour discuter du partenariat entre l'OTAN et l'Ukraine. Tout est dit.

Il nous faut donc un Conseil des ministres de la Défense, dont les tâches ne touchent pas tant au domaine opérationnel – puisque nous connaissons les contraintes propres à chaque pays pour l'engagement des forces – qu'au domaine capacitaire. Les industriels attendent qu'on leur commande des programmes ; l'AED attend d'être dotée du pouvoir de coordonner ceux-ci. Les ministres de la Défense doivent pouvoir en discuter, selon des échéanciers un peu plus contraignants qu'aujourd'hui, voire avec l'obligation de prendre des décisions à intervalles réguliers et avec des bilans d'étape tous les quatre ou six mois. Actuellement, ils sont loin d'être tous autour de la table.

Il reste donc du chemin à parcourir. Il convient d'évaluer ce qui existe, de faire connaître ce qui fonctionne – sans pour autant se bercer d'illusions – et, bien sûr, de continuer à « pousser » la PSDC sur le plan politique. Encore une fois, elle répond à une préoccupation de nos concitoyens et tant que nous ne pourrons pas opposer à la question « Que fait l'Europe ? » des réalisations substantielles, nous en resterons à un scepticisme teinté d'ironie qui est d'autant plus terrible que cela pourrait – et que cela devra – marcher. En effet, le désengagement américain est là ; voilà deux ou trois ans que nous le rappelons en préambule de tous nos rapports. Ceux qui ne veulent pas le voir font preuve d'une cécité coupable. Le réveil risque d'être brutal et dévastateur. N'oublions pas que la défense européenne a été relancée suite aux guerres des Balkans – sur le continent européen. Si pareil conflit venait à se reproduire, nous repartirions comme en 1990. Autrement dit, nous avons perdu vingt-cinq ans.

Nous devons donc continuer à alerter nos gouvernements sur ce point. Il ne manque parfois pas grand-chose. Il faudrait que nous puissions aller de l'avant même lorsque nos amis britanniques bloquent sur certains points. Dois-je rappeler que nous étions à vingt-six contre un lorsque Londres a bloqué l'idée d'un quartier général européen en 2011 ? Nous ne parlions cependant pas de créer un état-major de 15 000 hommes, ou huit états-majors comme à l'OTAN, mais simplement une structure de planification et de conduite des opérations !

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