Je vais centrer mon propos sur des remarques d'ordre général et je pourrai répondre dans le débat à des questions sur le projet Saclay, emblématique de ce dont vient de parler l'ambassadeur David Sappia, à savoir l'impérieuse nécessité pour notre pays de garder des pôles de recherche puissants et reconnus à l'échelle mondiale. L'essentiel a déjà été dit par les orateurs précédents, aussi je concentrerai mon propos sur trois points essentiels.
Le premier est qu'il nous faut tous être bien conscients du fait que la mondialisation elle-même a profondément changé de nature au cours des 15-20 dernières années : d'une mondialisation « de grande maille », nous sommes passés aujourd'hui à une mondialisation « à haute résolution » ou « à grain fin », qui met en concurrence non plus les États ou les régions, mais les sites eux-mêmes, voire des groupes d'activités. C'est un changement majeur. Concrètement, la décomposition des circuits de production des objets, qu'ils soient simples ou complexes, montre une répartition entre 10 à 15 sites répartis à l'échelle mondiale, d'une manière mouvante, qui plus est, au gré des décisions des entreprises parties prenantes de la chaîne. Nous sommes entrés dans l'ère du « made in monde », qui transforme profondément les modalités de concurrence : elle se fait aujourd'hui non plus à travers les produits, mais à travers les tâches, on le voit très bien dans le secteur tertiaire, c'est l'exemple de la comptabilité transférée.
Je tire trois conclusions de ce changement de nature.
Il faudrait tout d'abord compléter le raisonnement classique du commerce extérieur par un raisonnement sur la valeur ajoutée, même si nous ne disposons pas des outils statistiques pour le faire aisément. Les résultats seraient très différents. Le commerce extérieur est devenu un commerce de composants, entre des intermédiaires dans la chaîne de valeur. L'exemple des produits Apple – si je peux ici citer une marque – est éclairant à cet égard. Si l'on regarde la répartition des emplois, un petit tiers est fixé aux États-Unis, ce sont les emplois de conception, de marketing, de direction, etc. Le reste se trouve à l'étranger, notamment en Chine, dans ces entreprises géantes comme Foxconn. Si l'on s'intéresse maintenant à la répartition de la valeur ajoutée ou bien des salaires, le tableau est alors bien différent, puisque l'essentiel des profits et des salaires sont aux États-Unis, la Chine ne comptant alors plus que pour quelques pour cent dans cette répartition. C'est donc bien en termes de valeur ajoutée qu'il faut raisonner.
Ensuite, contrairement à ce l'on dit souvent, il nous faut garder dans notre pays les emplois délocalisables. Certes, le développement des emplois non délocalisables procure une base de stabilité pour nos territoires. Mais la prospérité future d'un pays est liée à sa capacité à garder les emplois délocalisables. Certains économistes ont construit des modèles qui mettent en évidence que les emplois « nomades » alimentent les emplois « sédentaires ».
Enfin, du point de vue des territoires, l'incertitude croît. Alors que les crises des années soixante, 70 et des années 80 s'étaient traduites par des restructurations touchant solidairement et massivement des régions entières, des secteurs industriels entiers, aujourd'hui la crise affecte beaucoup de points diffus, de façon aléatoire, y compris parfois des sites bénéficiaires, car l'arbitrage se fait au niveau mondial. Lorsqu'elle affecte des petites villes etou des bassins d'emploi restreints, l'effet démultiplicateur est ravageur, comme dans l'Est ou le Nord de la France. Lorsque le même phénomène affecte un tissu métropolitain, un marché du travail plus large permet d'absorber le choc plus facilement.
La gestion territoriale se transforme ainsi de plus en plus en une gestion des risques, une capacité à anticiper, car les crises sont plus difficiles à traiter une fois qu'elles ont éclaté. C'est facile à dire, difficile à réaliser, me direz-vous. J'en conviens, mais il faut avoir conscience que notre « gestion de crise industrielle » n'est pas optimale.
Deuxièmement, cela a été dit par le Délégué Eric Delzant, il est certain que la mondialisation renforce aujourd'hui les pôles métropolitains. Mais je souhaite apporter la précision suivante : ce renforcement se fait de façon différentielle. Le sujet de l'Île-de-France, c'est d'être un hub à l'échelle mondiale. Pour les métropoles de second rang, qui sont les plus dynamiques en France aujourd'hui, c'est d'être positionnées dans un des systèmes qui débordent à l'international.
Le Délégué a fait référence aux travaux de mon collègue et ami Laurent Davezies, la carte que ce dernier a publiée récemment dans le journal Le Monde montre bien que, depuis le point culminant de la crise, les emplois qui se sont le mieux maintenus sont les emplois métropolitains. C'est un renversement historique. Les métropoles étant plus ouvertes sur l'international, les mouvements économiques affectant leur environnement étaient traditionnellement accentués, à la hausse comme à la baisse, comme on l'a constaté lors de la crise des années 1993-1995 par exemple. On s'attendait donc à ce que la crise en cours frappe plus durement les métropoles que les autres tissus, « préservés », plus isolés. Or c'est le contraire qui s'est produit, et l'on constate ce même phénomène aux États-Unis ou en Allemagne, même si ce pays est moins touché. Je crois que nous sommes entrés dans une phase où les économies sont plus structurellement métropolitaines.
Troisième constat, l'ambassadeur David Appia a évoqué le sujet fondamental de l'attractivité de notre territoire pour les capitaux. Je pense qu'il y a aussi un autre sujet majeur, c'est notre attractivité pour les personnes et pour les talents. Plus l'on monte dans l'échelle de la sophistication, de la technologie, mais cela est vrai aussi à d'autres niveaux, plus il est fondamental de savoir autant attirer et retenir les femmes et les hommes que savoir attirer et retenir les capitaux. On a cru pendant longtemps que la mobilité des capitaux primait, les entreprises prenant des décisions de localisation, et les salariés suivant. Ce raisonnement perdure d'ailleurs majoritairement chez les économistes, à tort. Aujourd'hui on a le sentiment inverse : les gens ne vont pas là où les entreprises ont décidé d'aller, mais, et de plus en plus, les entreprises vont là où les gens ont décidé de résider. C'est très net dans la haute technologie, des travaux internationaux le démontrent, ce qui est déterminant, c'est le choix des individus, en particulier des individus les plus porteurs de qualifications.
De ce point de vue-là – et nous pourrons en reparler à propos de Saclay si vous le désirez, dans le débat – il faut être conscient du fait que la France est moyennement bien placée. Contrairement à ce qui se dit parfois, nous savons retenir nos talents, nos ingénieurs, etc… même si certains d'entre eux partent – et c'est très bien ainsi, il ne faut pas être malthusien –, mais nous sommes moins bons pour attirer les talents du reste du monde. Or il existe un marché mondial des gens les plus qualifiés, alimenté par les Asiatiques en particulier (Inde, Chine), et dont le seul bénéficiaire net aujourd'hui, massivement, reste les États-Unis. L'Europe, la France en particulier, sont « survolées ». Dans les grands campus américains, la science américaine, la technologie américaine, sont initiées majoritairement par des étrangers. Plus de 50 % des start-ups de la Silicon Valley sont créés par des étrangers au sens fort, c'est-à-dire des personnes nées à l'étranger et ayant émigré.
C'est pour ce pays à la fois une fragilité, mais aussi le signe de sa capacité d'attraction, qu'aujourd'hui nous n'avons pas, pour différentes raisons : nous ne sommes pas « dans les radars » de ces personnes mobiles, notre système universitaire est trop fragmenté. C'est pour nous une perte.