Madame la présidente, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, l’article 20 de la Constitution est lapidaire : « le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. » C’est simple ; cela sonne comme un coup de canon.
Cet article permet bien évidemment, en période de cohabitation, de rappeler que le Premier ministre n’est pas simplement le directeur de cabinet du Président de la République. Il permet aussi d’affirmer que c’est au Gouvernement qu’il revient de conduire la politique pénale de la nation. Pourquoi faudrait-il qu’il n’existe qu’une exception, la justice, alors même que les magistrats du parquet, procureurs et substituts, sont hiérarchiquement soumis au garde des sceaux, ministre de la justice ?
Rappelons par ailleurs qu’aux termes de la loi du 9 mars 2004, le ministre de la justice conduit la politique d’action publique déterminée par le Gouvernement. Il revient donc, en application de l’article 31 du code de procédure pénale, aux procureurs, au ministère public, d’exercer l’action publique et de requérir l’application de la loi. Quant au ministère public, il lui appartient d’exercer l’action publique dans le respect des principes d’indépendance et d’impartialité. Tout cela était très clair, sans doute trop dans notre République.
Les rôles respectifs du Gouvernement, du garde des sceaux et des procureurs étaient bien structurés. Mais depuis toujours, en matière de justice, avec la pression des affaires, des textes européens et de l’opinion, tout ce qui aurait dû être simple dans une République vertueuse est devenu insupportable. Car il est bien vrai que le citoyen, aiguillonné par la presse, soupçonne le pouvoir d’utiliser la justice au profit de ses amis, et le peuple ne veut ni de la République des copains ni de la République des coquins.
Alors, il a fallu trouver, bien évidemment, un certain nombre de responsables.
Les premières visées ont été les instructions individuelles données par le garde des sceaux. Elles devaient pourtant, depuis 1993, être écrites, versées au dossier, communiquées à la défense, communiquées aux parties. C’est ce bon M. Méhaignerie, dont nul n’oserait ici mettre en cause une quelconque intention malicieuse, et le président de la commission des lois dira en plus que c’était un Breton, qui était à l’origine de ce système qui, au demeurant, ne fut utilisé qu’une dizaine de fois par an.
Mais le politiquement correct ne pouvait supporter plus longtemps le pouvoir du garde des sceaux.
Désormais, le garde des sceaux ne pourra plus adresser aucune instruction dans les affaires individuelles. Il y renonce. Il ne pourra plus – et, ça, c’est plus grave, madame la garde des sceaux – dénoncer au procureur général les infractions à la loi pénale dont il a eu connaissance, puisque le texte sur le fondement duquel il pouvait le faire est supprimé.
Le garde des sceaux était jusqu’à présent un acteur. Il devient un arbitre, avant de devenir un témoin.
Un homme ressort renforcé de cette réforme. C’est, à l’évidence, le procureur de la République.
Tout d’abord, si le procureur général avait, dans l’exercice de ses fonctions, le droit de requérir directement la force publique, en application de l’article 35 du code de procédure pénale, c’est désormais le procureur qui pourra exercer l’action publique.
Il sera précisé par ailleurs, aux termes de l’article 39-1 du code de procédure pénale, que le procureur de la République aura tous les pouvoirs de l’action publique, certes dans le cadre des instructions générales du ministre de la justice et du procureur général, mais tout cela reste bien vague. Le procureur pourra en réalité diligenter à sa guise, selon son bon vouloir, l’action publique. Il est même précisé qu’il pourra tenir compte du contexte propre à son ressort.
J’ai écouté vos explications, madame la garde des sceaux. Elles sont subtiles, mais je n’arrive pas à être convaincu par votre subtilité. En effet, en s’appuyant sur ce nouvel article 39-1 du code de procédure pénale, le procureur pourra, par exemple en matière de consommation de stupéfiants, poursuivre ou ne pas poursuivre, en estimant qu’il lui appartient d’apprécier souverainement le contexte propre à son ressort.
Il existe là un véritable danger de voir l’action publique se décliner de manière différente, et en toute légalité, sur le territoire français. Autant de procureurs, autant de baronnies !
Que restera-t-il du principe d’égalité de chacun devant la loi pénale ? La justice sera-t-elle appliquée et diligentée de la même façon ici en Amérique, ici en Océanie, ici dans l’Océan indien, ici en Afrique ? Car la France est partout. La France est une et indivisible, même dans ces parties du monde, dans toutes les parties du monde où flotte le drapeau français.
La justice sera sans doute indépendante du pouvoir politique. Sera-t-elle pour autant impartiale ? Finalement, c’est la seule chose qui compte car que demande le justiciable, s’il n’est pas journaliste judiciaire au Monde ou à Libération ? Ce n’est pas une justice indépendante, c’est une justice impartiale qu’il revendique. Il ne veut dépendre ni du gouvernement des juges ni du bon vouloir des responsables politiques.
Le système que vous nous proposez aurait cependant pu trouver son équilibre, à la condition que fût renforcé, paradoxalement, le pouvoir du garde des sceaux, à condition que l’on en fît, au sein du Gouvernement, un ministre à part, désigné pour la durée de la législature, débarrassé des aléas politiques, débarrassé de la crainte du remaniement. Le garde des sceaux aurait alors été incontestable. C’eût été une personnalité de haut niveau – comme actuellement ! – de par son statut différent de celui du simple ministre. Peut-être parviendra-t-on à cet idéal sous la VIème République, si chère à quelques membres du Gouvernement.
Un autre équilibre aurait pu être trouvé si l’on avait abandonné le système de l’opportunité des poursuites. On semble penser qu’il va de soi, mais ce n’est pas le cas. Vous le savez bien, monsieur le rapporteur : ce système n’existe pas dans nombre de législations en Europe et dans le monde. En effet, à ce principe d’opportunité s’oppose le principe de légalité, qui permet une action publique uniforme sur tout le territoire de la République. Or, en l’occurrence, on retient à la fois le système de l’opportunité et le système de l’action propre dans le ressort de tel ou tel procureur.
Sous l’influence aveugle des Anglo-Saxons mais aussi européenne, nous nous détachons de l’interprétation jacobine de l’article 20 de la Constitution. Certes, rien n’a été parfait dans le passé. Est-on pour autant certain que tout sera parfait à l’avenir ? Est-ce que la République des procureurs sera une garantie pour les justiciables ? J’en doute.
Notre conception de la République est simple : le garde des sceaux conduit l’action publique, il doit rendre compte au chef du Gouvernement, il doit rendre compte au Parlement. Plus que quiconque, il doit être et vertueux et incorruptible. Il est la clé de voûte du système républicain.
Ce projet de loi aurait donc pu s’organiser autour du garde des sceaux, et non autour du procureur de la République. C’eût été une garantie pour le justiciable d’avoir la même politique pénale sur tout le territoire de la République. Nous ne sommes donc pas convaincus par la pertinence de ce projet de loi, en dépit de la conviction et des talents conjugués de Mme la garde des sceaux et de M. le rapporteur.