Intervention de Jean-Jacques Urvoas

Réunion du 14 janvier 2014 à 17h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Jacques Urvoas, rapporteur :

Adoptée en 1992 et signée par la France en 1999, la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, n'est pas un texte inconnu de notre assemblée. Il a suscité dans notre pays autant d'espoirs que d'inquiétudes car, si les uns veulent y voir l'instrument salutaire d'une libération, il constitue pour les autres l'odieux ferment de toutes les divisions.

À mon sens, les deux parties en présence surestiment considérablement la portée de la Charte. Vingt-cinq pays l'ayant déjà ratifiée en Europe, nous disposons de tout le recul nécessaire permettant d'évaluer ses effets, et l'expérience montre qu'elle n'est ni une poudre de perlimpinpin garantissant, comme par magie, la rédemption de langues moribondes, ni un bacille inoculé par les tenants d'une Europe ethnique en vue de disloquer les États nations. Gardons-nous en conséquence tant des excès d'enthousiasme de ses panégyristes que des théories complotistes véhiculées par ses contempteurs ! Ainsi parviendrons-nous peut-être à nouer ensemble un dialogue fructueux, susceptible de faire honneur, comme à notre habitude, à notre Commission.

La Charte est un outil utile et fécond. En elle-même, elle ne peut rien, ou pas grand-chose, mais, accompagnée d'une réelle volonté politique, elle peut devenir un instrument extrêmement précieux au service d'une politique linguistique ambitieuse et performante. C'est à ce titre que nous sommes nombreux à espérer que la France la ratifie, et que nous cherchons depuis de longues années à convaincre nos interlocuteurs. Il ne s'agira pas d'un aboutissement en tant que tel ; nous aurons seulement déverrouillé un cadenas. Tout restera encore à faire, mais, au moins, tout sera-t-il permis !

Par souci de concorde, je ne reviendrai pas sur l'histoire récente et sur le fait qu'il ait fallu attendre l'élection de M. François Hollande pour rendre cette évolution possible. La voie que je vous propose d'ouvrir ensemble a été tracée grâce aux travaux de notre Commission. En effet, le 29 novembre 2012, nous avons organisé une table ronde réunissant des universitaires afin d'identifier tant les contraintes juridiques susceptibles de faire obstacle à la ratification, que les moyens de nature à les lever. C'est ainsi qu'est née l'idée d'introduire un nouvel article 53-3 dans le titre VI de la Constitution, relatif aux traités et accords internationaux. Cette solution permet de contourner l'ensemble des écueils rencontrés lors du débat constitutionnel de 2008.

Elle permet aussi d'inscrire la ratification de la Charte dans la Constitution sans s'embarrasser des éventuelles clauses incompatibles avec cette dernière. Cette méthode dite de la « révision-adjonction » a largement fait ses preuves depuis une vingtaine d'années. Elle a notamment permis de surmonter les déclarations d'inconstitutionnalité qui ont frappé les traités de Maastricht en 1992, et d'Amsterdam en 1997, mais aussi le traité instituant la Cour pénale internationale en 1998.

L'idée prospéra et le Gouvernement étudia la perspective de déposer un projet de loi constitutionnelle disposant que « La République peut ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires adoptée à Strasbourg le 5 novembre 1992. Les mesures figurant dans la partie III que la France s'engage à appliquer sont fixées par la loi, dans le respect des articles 1er et 2. » Cependant, cet espoir fut vite déçu après que le Conseil d'État a considéré, dans un avis du 7 mars 2013, qu'une telle ratification introduirait dans notre loi fondamentale « une incohérence profonde ». Le Gouvernement préféra alors écarter cette perspective.

Je ne veux pas revenir sur l'interprétation, à mon sens très discutable, que donne le Conseil d'État de la Charte, mais je souhaite insister sur un point qui me semble absolument crucial dans la mesure où, au-delà de la question qui nous occupe aujourd'hui, il touche à l'idée que nous nous faisons de nos institutions démocratiques. L'avis du Conseil d'État revient à considérer qu'il existe au sein de notre loi fondamentale une sorte de périmètre « supra-constitutionnel » dont il lui appartient de définir les contours. Les dispositions en question, selon lui, ne seraient susceptibles de faire l'objet d'aucune dérogation, atténuation ou remise en cause de quelque espèce qu'elle soit. Il faut bien mesurer la portée d'une telle argumentation, tant elle risque de bouleverser notre conception traditionnelle de la séparation des pouvoirs. Oui ou non la représentation nationale peut-elle s'accommoder de l'émergence d'un bloc intangible de principes supra-constitutionnels qui, s'imposant à elle, limiterait du même coup la souveraineté populaire ? Pour ma part, je ne saurais l'accepter. Je ne conçois pas qu'une disposition, quelle qu'elle soit, ne puisse être surmontée par l'intervention du pouvoir constituant, au moyen d'une révision constitutionnelle. Tel est l'usage, telle est la loi, tel est l'esprit de nos institutions, et rien ne serait plus aberrant que d'y renoncer.

Limitation du droit d'asile, parité entre les femmes et les hommes, transferts de compétences à l'Union européenne, définition du corps électoral de la Nouvelle-Calédonie : on ne compte plus les occasions où le pouvoir constituant s'est employé à appliquer des mesures préalablement jugées non compatibles avec la Constitution. Le Conseil constitutionnel n'y voit d'ailleurs nulle objection : dans une décision du 2 septembre 1992, il a considéré que le « pouvoir constituant est souverain ».

Aucun argument juridique ne peut donc venir contrarier la volonté de la représentation nationale de ratifier la Charte, si du moins cette volonté s'exprime avec suffisamment de force. Ce constat m'a conduit avec le groupe SRC à relancer le processus interrompu à la suite de l'avis rendu par le Conseil d'État.

Pour sortir de l'impasse où nous nous trouvions, seules deux solutions étaient envisageables.

La première, sans doute audacieuse, aurait consisté à déposer une proposition de loi ordinaire, sans procéder à une révision constitutionnelle préalable.

Certes, saisi en 2011 d'une question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel a dénié à l'article 75-1 de la Constitution la qualité de droit ou de liberté que la Constitution garantit. Cependant, le même raisonnement a été tenu à propos de l'exigence de transposition des directives européennes, ce qui n'exclut nullement que le législateur doive, constitutionnellement, transposer les directives, que les lois de transposition fassent l'objet d'un contrôle de constitutionnalité spécifique et enfin qu'une loi de transposition manifestement contraire aux objectifs de la directive puisse être, pour ce motif, censurée.

On peut aussi considérer que, la Constitution comportant désormais un article 75-1, il convient de donner à celui-ci un contenu et une portée. Comment en effet admettre qu'existent dans la Loi fondamentale des dispositions sans portée normative, purement déclaratives ? Si les interprètes de la Constitution que sont le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État ne consentent pas à leur donner un sens, alors il nous revient de le faire. Bref, l'idée n'est pas absurde d'appréhender l'article 75-1 comme une norme d'habilitation sur le fondement de laquelle le législateur aurait pu, en vue de satisfaire une exigence de sauvegarde des langues régionales en tant que composante du patrimoine de la France, décider d'autoriser la ratification de la Charte.

En substance, les conditions, notamment de majorité, dans lesquelles une telle loi pourrait être votée seraient évidemment déterminantes, mais ce n'est pas cette voie qui a été retenue par le groupe SRC car elle laissait intact la capacité d'intervention du Conseil constitutionnel.

Le choix opéré, plus sûr, a donc consisté à reprendre le chantier de la révision institutionnelle en optant pour le dépôt d'une proposition de loi constitutionnelle.

Sa rédaction a été conditionnée par deux préoccupations majeures. Il s'agissait d'abord de s'assurer la mise en place d'un dispositif solide juridiquement, à l'abri de toute nouvelle invalidation par le Conseil constitutionnel. Elle visait ensuite à présenter un texte consensuel, susceptible de rassurer les plus rétifs de nos collègues, de manière à rassembler une majorité politique aussi large que possible, seule en mesure de garantir l'aboutissement du processus de ratification.

Comprenons-nous bien : il ne s'agit pas de se faire plaisir en déposant une proposition de loi constitutionnelle « idéale » de nature à ravir les militants basques, bretons ou corses, mais condamnée à l'échec ! Nous cherchons plutôt un compromis fructueux en misant sur la bonne volonté et l'esprit de tolérance de l'ensemble des sensibilités représentées au Parlement. Parce que la politique est l'art du possible, nous laissons les rêves aux rêveurs.

Le contexte politique se prête à ce compromis comme cela n'a pas été le cas depuis très longtemps. Lors de la signature à Rennes du pacte d'avenir pour la Bretagne, le 13 décembre 2013, M. le Premier ministre a fait part de son souhait de voir se renouer « le fil du processus initié il y a près de quinze ans ». Le soutien du Gouvernement doit nous permettre de faire aboutir le processus de ratification que des vents contraires avaient enterré entre 2002 et 2012. Sachons tirer un parti optimal de cette fenêtre législative ! Il ne s'en ouvre pas suffisamment souvent sur les langues régionales pour que nous gâchions une telle opportunité.

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