Intervention de Michel Pinault

Réunion du 14 janvier 2014 à 17h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Michel Pinault, président du Haut Comité d'évaluation de la condition militaire :

Nous proposons donc d'utiliser la journée défense et citoyenneté pour lancer une démarche proactive de recrutement.

Nous avons également étudié les activités des armées et des services, en nous intéressant tout particulièrement aux problèmes de suractivité, notamment dans le cadre des opérations extérieures (OPEX) : nous avons examiné si la fréquence des déploiements en OPEX permettait de maintenir un rythme de retours réguliers en métropole pour entraînement, service, formation ou repos. L'armée de terre est la seule qui ait fixé une règle en la matière : en l'occurrence, il doit s'écouler au minimum huit mois entre deux projections en OPEX. Nous recommandons de mettre en place un suivi plus rigoureux des périodes d'activité et de s'inspirer de l'exemple du Royaume-Uni, qui a retenu pour norme un maximum de 415 jours de déploiement opérationnel par période de 30 mois glissants – étant entendu qu'il existe toujours la possibilité de dépasser cette norme en cas de besoin.

J'en viens à la question des rémunérations. Soyons francs : les difficultés rencontrées lors de la mise en oeuvre du logiciel unique à vocation interarmées de la solde (LOUVOIS) ne nous ont pas permis de produire des données exploitables pour 2012, malgré tous nos efforts et ceux de l'Observatoire économique de la défense. En revanche, les chiffres pour 2011 sont à peu près fiables.

La rémunération nette moyenne des militaires en place aurait augmenté, en euros constants, de 1 % entre 2010 et 2011 – étant précisé que le Haut Comité tient compte, non pas des seuls salaires indiciaires, mais des rémunérations complètes, toutes primes comprises.

Nous proposons également, avec l'aide de l'INSEE, un suivi longitudinal du revenu des ménages dont la personne de référence est un militaire. On relève un écart significatif, de l'ordre de 18 %, entre un ménage dont la personne de référence est un officier ou un sous-officier et un ménage dont la personne de référence est un fonctionnaire civil de niveau équivalent. Dans le cas d'un militaire du rang, l'écart est de 11%.

Plusieurs indices nous conduisent à penser que la contrainte de mobilité géographique des militaires en serait la cause. Elle limite en effet les possibilités du conjoint d'occuper un emploi à un niveau de rémunération comparable à celui d'un conjoint de fonctionnaire civil ; d'ailleurs, la rémunération moyenne des conjoints de militaires varie peu en fonction des grades de ces derniers. Les conjoints sont obligés d'accepter des postes de faible qualité, car leurs employeurs s'attendent à les voir partir dans les deux ou trois ans.

L'armée de terre a fait ces dernières années d'importants efforts de promotion interne, notamment pour le recrutement des sous-officiers. C'est une excellente chose. Toutefois, le Haut Comité a relevé de nettes fluctuations du taux de recrutement interne d'une année sur l'autre ; du coup, la prévisibilité des carrières est limitée, ce qui peut décourager d'éventuels candidats.

S'agissant de la question – délicate – du temps d'activité, le Haut Comité déconseille d'utiliser le « temps de travail » comme notion de référence, car les militaires ne relèvent pas du code du travail et du régime commun. Nous lui préférons la notion de « temps de service », qui correspond au temps de service effectif auquel s'ajoutent les astreintes ; malheureusement, au contraire des Britanniques, nous ne disposons pas d'instruments fiables pour le mesurer – seule la gendarmerie produit des données statistiques en la matière.

Cela ne devrait pas être une source d'inquiétude : au contraire, une mesure fiable du temps d'activité permettrait de mettre à bas certains fantasmes. Hélas, cette recommandation du Haut Comité n'est pas la mieux suivie !

La mobilité géographique est une caractéristique importante de la condition militaire, qui a des répercussions indirectes sur les conditions de vie. Sous l'effet des réformes en cours depuis 2008, cette mobilité s'est beaucoup accrue. Du fait de l'achèvement de la mise en place des bases de défense, nous nous attendions à une diminution du taux de mobilité en 2012, mais cela n'a pas été le cas ; il n'y a aucune raison que cette tendance s'inverse, puisque les réformes structurelles, les contraintes budgétaires et le reformatage des armées sont appelés à se poursuivre. Toutefois, le Haut Comité a le sentiment que l'on recherche parfois la mobilité pour la mobilité ; nous recommandons donc de revenir le plus vite possible à un taux normal.

La population militaire connaît dans son ensemble un taux de suicide sensiblement inférieur à celui de la population civile. En revanche, le taux de blessures psychiques, comme le stress post-traumatique, s'est accru de manière substantielle – probablement parce que ces phénomènes sont désormais mesurés et mieux pris en compte : on a fini par comprendre que l'on pouvait souffrir de tels syndromes sans être une « poule mouillée ».

En raison des contraintes de mobilité géographique qui leur sont imposées, les propriétaires de leur résidence principale sont proportionnellement moins nombreux chez les militaires que dans le reste de la société. En revanche, rien n'indique qu'il y a plus de divorces dans les armées qu'ailleurs.

Pour ce qui est du retour à la vie civile, le bilan est plutôt satisfaisant. On note un accroissement sensible des reclassements, notamment dans la fonction publique civile – ce qui n'était pas évident, vu les contraintes budgétaires actuelles. Un bémol, toutefois : une bonne partie de ce reclassement est assuré au sein même du ministère de la Défense.

Le bilan de l'agence Défense mobilité est positif. Si nous étions assez dubitatifs à sa création, nous avons fini par acquérir le sentiment, corroboré par une visite à Rennes à la fin de l'année dernière, que son action était efficace. Cependant, cela n'a pas empêché le nombre d'anciens militaires indemnisés au titre du chômage sur le budget du ministère de la Défense de s'accroître, entre 2011 et 2012, de 9 000 à 11 000 : c'est beaucoup.

En conclusion, le Haut Comité estime qu'en 2013, l'équilibre a été maintenu entre, d'un côté, les sujétions et les contraintes qui caractérisent la condition militaire et, de l'autre, les compensations. En particulier, la deuxième réforme des retraites n'a pas touché aux caractéristiques fondamentales des pensions des militaires ; l'entrée en jouissance immédiate de la pension, la décote pour carrière courte et les bonifications ont été sauvegardées – à juste titre, selon nous, puisqu'il ne s'agit pas de pensions de retraite ordinaires.

En revanche, les militaires déplorent la visibilité trop réduite des carrières et leur confiance envers l'administration semble fragilisée. Cela les conduit à nourrir quelques doutes sur les réformes mises en oeuvre et à faire montre d'une certaine lassitude face à la perspective de nouvelles transformations.

J'en viens au rapport thématique, qui portait sur la place des femmes dans les forces armées françaises. Pourquoi avoir choisi ce sujet, alors que l'armée française est la plus féminisée des armées occidentales ? Nous souhaitions étudier comment cela s'était passé, en tirer des leçons et examiner comment poursuivre le processus sur le même rythme, sans se contenter du résultat acquis – ce qui est assurément le risque.

La féminisation des armées ne s'est pas faite d'un coup de baguette magique. Si les femmes ont pris toute leur place dans les armées, c'est qu'on a eu besoin d'elles. Ce fut le cas pendant les deux guerres mondiales et les guerres outre-mer, puis, à nouveau, lors de la professionnalisation, qui eût été irréalisable sans elles. En parallèle, leur statut a été progressivement consolidé.

Nous avons fixé deux principes et cinq priorités.

Premier principe : les femmes ont toute leur place dans les armées. Cela signifie non seulement qu'il ne doit y avoir aucun obstacle juridique à l'accès à certaines activités – ce qui, hormis quelques rares exceptions, est désormais acquis –, mais qu'au-delà, il faut assurer l'égalité professionnelle, conformément au vieux principe républicain : « à chacun selon son mérite et ses capacités ». Si une femme a les capacités et le mérite pour remplir un emploi, elle doit pouvoir le faire. Certes, ces capacités comprennent l'aptitude physique, mais, d'une part, ce critère perd de son importance au fur et à mesure que l'on progresse dans les grades et, d'autre part, les armements modernes le rendent de moins en moins primordial, même pour les combats en première ligne.

Deuxième principe : la parité mathématique, telle qu'on peut la concevoir dans la fonction publique civile, n'est pas un objectif à rechercher. Nous étions, je dois le reconnaître, un peu inquiets de l'accueil que l'on ferait à cette recommandation, mais elle a été admise sans difficulté par nos interlocuteurs.

S'agissant maintenant des priorités, nous devons développer l'attractivité des métiers militaires pour les femmes. Ce qui est actuellement fait en ce sens est insuffisant. Par exemple, trop peu de femmes participent à l'encadrement et à l'animation de la journée défense et citoyenneté ; elles sont également en nombre insuffisant parmi les responsables et les conseillers des centres de recrutement. Nous avons en outre relevé une tendance, dans les centres de recrutement, à déconseiller aux jeunes femmes de choisir les unités de combat et à les réorienter par exemple vers des activités de secrétariat – probablement parce qu'il est plus difficile pour une femme de trouver sa place dans une unité opérationnelle. Il convient de lutter contre de telles facilités.

Deuxième priorité : la formation initiale ; comme disait Paul Valéry, « tout se joue dans les commencements ». Nos propositions concernent notamment les grandes écoles militaires, où il convient de lutter contre une culture et un état d'esprit qui ne sont pas toujours favorables à la féminisation des armées ; il est du rôle du commandement, de l'encadrement et des formateurs de faire comprendre qu'il n'y aura pas de retour en arrière.

Les carrières militaires se caractérisent par une certaine rigidité : elles sont scandées par un certain nombre d'étapes à ne pas manquer ; à défaut, on quitte la voie royale et l'on termine sa carrière à un grade inférieur à celui auquel on aurait pu prétendre. Or il se trouve que ces étapes surviennent à des périodes de la vie des femmes où elles peuvent être appelées à devenir mère ou à élever leurs enfants. Un assouplissement des créneaux d'âge, par exemple en mettant à profit l'allongement des carrières occasionné par la réforme des retraites, bénéficierait non seulement aux femmes, mais aussi aux hommes, certains d'entre eux pouvant se voir empêchés de saisir une occasion de promotion pour des raisons de santé, par exemple à la suite d'une OPEX. Cette recommandation a été accueillie favorablement par le chef d'état-major des armées et par les chefs d'état-major des différentes armées.

Nous avons également fait des propositions visant à mieux articuler la vie professionnelle et la vie familiale ; nous recommandons notamment la création, suivant un régime à définir, d'un congé parental d'éducation valable aussi bien pour les hommes que pour les femmes.

Notre recommandation principale est cependant un pilotage attentif du processus de féminisation. Celui-ci n'est ni un phénomène naturel, ni une mode : il doit être une préoccupation constante du commandement. Il convient donc de mettre en oeuvre, dans tous les secteurs, des instruments de suivi. La gendarmerie, par exemple, assure le suivi générationnel longitudinal des femmes grâce à un instrument fort bien fait, qui permet de connaître avec précision le nombre de départs prématurés, les promotions dans les grades, etc. Nous en recommandons la généralisation.

Deux choses encore. D'abord, il conviendrait d'évaluer l'impact de chaque disposition prise dans le domaine des ressources humaines sur la place des femmes dans les armées : une décision a priori aussi bonne que celle d'affecter dans les unités opérationnelles les premiers recrutés parmi les militaires du rang peut avoir des effets pervers sur ce plan.

Ensuite, la direction des ressources humaines du ministère de la Défense et les directions des ressources humaines des différentes armées doivent surveiller avec attention les évolutions de la fonction publique afin d'en anticiper les répercussions sur la fonction publique militaire – ce que soulignait d'ailleurs le rapport Pêcheur. Nous recommandons donc un travail en commun avec la Direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP) – même si cela pourra poser des difficultés, vu que les décisions concernant la fonction publique civile résultent souvent de négociations entre les partenaires sociaux, ce qui ne saurait être le cas pour la fonction publique militaire.

Au final, le constat que nous dressons sur la féminisation des armées françaises est positif. Au magazine Causette, qui me demandait s'il existait des phénomènes de harcèlement spécifiques à la fonction militaire, j'ai répondu que nous n'en avions pas constaté, alors que les armées de pays voisins ont été éclaboussées par des affaires particulièrement choquantes ; il existe certes du harcèlement dans nos armées, mais ni plus ni moins que dans la vie professionnelle civile.

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