L'un des thèmes abordés de manière récurrente est celui du change. Il n'est facile ni pour les banquiers centraux, ni pour les économies réelles, ni pour les entrepreneurs, ni pour les ouvriers, ni pour les employés de vivre dans un monde de change flottant. Dans ce monde, qui est celui où nous sommes depuis presque un demi-siècle, les fluctuations peuvent être très importantes. Mais permettez-moi de rappeler que, sous la présidence Carter, le taux de change du dollar a été, à son plus bas, d'un peu moins de quatre francs français, et que le dollar a atteint le pic de sa valeur à l'époque de Ronald Reagan : il valait alors plus de onze francs français. La fluctuation a donc été de 1 à 3 et cela, bien avant l'euro. Ce qui valait pour le franc valait aussi, bien entendu, pour le deutsche mark, le florin et les autres monnaies européennes. Ces fluctuations considérables posent d'énormes problèmes à tous car nous sommes dans un univers de très grandes incertitudes.
Depuis l'entrée en vigueur de l'euro, les mouvements de change significatifs ont été les suivants : lors de sa création, un euro valait 1,17 dollar américain ; au plus bas, il a valu 0,83 dollar et 1,59 au plus haut. L'écart est donc plutôt de 1 à 2. C'est bien trop, je le concède, mais bien moins qu'à l'époque du franc. J'ajoute que, depuis l'introduction de la monnaie unique, il n'y a plus aucune fluctuation sur un très vaste marché antérieur, alors qu'elles pouvaient être considérables, entre les monnaies européennes, auparavant.
La stratégie gagnante, celle que l'Allemagne a conduite depuis la fin de la seconde guerre mondiale, est d'avoir une monnaie nominalement forte et réellement compétitive - c'est-à-dire, en réalité, faible. On y parvient en étant très attentif à l'évolution nominale, aux augmentations de coûts – particulièrement des coûts unitaires de production – et en s'efforçant de réaliser le plus de progrès de productivité possible, de manière que l'ensemble des entreprises et notamment les entreprises exportatrices soient compétitives. C'est la stratégie pluripartisane qu'a poursuivi la France au cours des années 1980 et 1990 sous le nom de « désinflation compétitive ». Elle consistait à contrôler l'inflation nationale et os coûts, et nous avions pris l'engagement de ne pas réaligner le franc au sein du mécanisme de change. Cette stratégie a réussi : lors de l'introduction de l'euro, la France connaissait un excédent de la balance de ses paiements courants, contrairement à l'Allemagne qui accusait un déficit pour avoir dû faire face au défi d'une réunification qui avait provoqué une hausse des coûts rendant son économie non compétitive.
Le paradoxe de la situation tient à ce que, après l'introduction de l'euro, les Allemands ont contenu attentivement leurs coûts unitaires de production, regagnant année après année en compétitivité - grâce, aussi, à des réformes structurelles. Nous-mêmes avons considéré que l'objectif central, la stabilité monétaire grâce à l'euro, était atteint, et nous avons un peu perdu de vue le fait que même dans une zone à monnaie unique, il faut toujours faire très attention à sa compétitivité. Le fait est que la législation secondaire du traité de Maastricht ne comprenait pas d'indicateurs de suivi des indicateurs de compétitivité ; ils existent désormais, car ce manque est l'une des grandes leçons de la crise.
S'il existe une grande distance entre la compétitivité des différents pays, c'est que la valeur implicite des monnaies est elle-même assez différente ; la zone euro a une monnaie nominale unique, mais elle n'a pas une monnaie réelle unique. Voilà pourquoi l'Allemagne, dont la monnaie réelle est très compétitive, a des excédents colossaux cependant que nous avons plus de problèmes. Cela se traduit dans l'évolution comparée des coûts unitaires de production. Il en résulte que tous les pays de la zone euro doivent s'engager dans une stratégie de stabilité compétitive pour être sûrs de regagner, année après année, une compétitivité réelle. L'idée d'un « choc de compétitivité » est excellente, mais il faut l'envisager, en quelque sorte, comme le coup de talon nécessaire, puis se remettre à agir comme nous l'avons fait au cours des années 1980 et 1990. En réalité, nous avons une monnaie unique depuis janvier 1987, date du dernier réalignement des taux pivots au sein du système monétaire européen.
Toute la question est de savoir si la perspective, en termes de change, est acceptable pour les 333 millions d'habitants de la zone euro. Cette question doit s'apprécier collectivement, sinon tel pays se dira satisfait et tel autre pas du tout, ce qui aurait un effet troublant pour l'extérieur puisque l'euro ne peut évidemment avoir qu'une seule valeur face au dollar ou au yen. Une réforme du système monétaire international serait probablement souhaitable. C'est une thèse constante de la France, qui a la nostalgie d'un système fixe – lequel n'est pas sans contraintes comme le montre celui dans lequel nous sommes. Mais peut-être ne les avions-nous pas bien perçues.
Vous savez quel ardent partisan j'ai été de la désinflation compétitive, c'est-à-dire d'une monnaie qui soit réellement compétitive, et non, seulement, nominalement forte. J'ai plaidé en permanence pour les deux : une inflation faible et une monnaie réellement compétitive.
La Banque centrale européenne n'est pas « obsédée » par l'inflation. Elle fait ce que les démocraties européennes lui ont demandé de faire. J'observe d'ailleurs que, lorsqu'ils sont interrogés sur ce point, nos concitoyens se prononcent à une majorité écrasante en faveur de la stabilité des prix. Plus, même : ils critiquent la BCE, comme ils critiquaient auparavant la Banque de France, de ne pas suffisamment l'assurer. Ce sentiment est partagé, en France comme en Allemagne.
Est-ce que être obsédé par la stabilité des prix provoque le chômage ? Observons nos voisins. L'Allemagne, comme le Pays-Bas et d'autres, est quasiment en train de vaincre le chômage de masse. Se dit-on, dans ces pays, « plus il y a d'inflation et mieux cela vaut » ? Non. En Allemagne, l'inflation est un peu plus faible que la nôtre parce que le pays a contenu attentivement ses coûts, si bien que son inflation nationale est, année après année, inférieure à la moyenne européenne. Je ne veux pas faire l'éloge d'un seul pays, et je pourrais d'ailleurs en mentionner d'autres. Je souhaite souligner d'une part que c'est une erreur de penser que nos concitoyens n'approuvent pas la stabilité des prix ; d'autre part que, lorsque l'on prend garde à contenir les coûts, cette stabilité n'est pas un inconvénient mais un avantage dans la lutte contre le chômage. Bien entendu, je me garderai de tout simplisme : il faut aussi faire la part de bien d'autres éléments, dont la créativité, l'innovation et l'ensemble de la compétitivité hors coûts.
S'agissant de l'indépendance de la BCE, je le redis, nous sommes entre les mains des démocraties européennes. Les peuples d'Europe ont défini la charte de la Banque, une charte qui la dit indépendante, chargée d'assurer la stabilité des prix et, sous cette réserve, d'accompagner les autres politiques, et de prendre les décisions appropriées dans les périodes difficiles. Je suis fier qu'au cours de la crise, en dépit de toutes les crispations, y compris en son sein, la BCE ait constamment pris les décisions extrêmement audacieuses requises par les circonstances. Lorsqu'elle a éclaté, la crise a été imputée, peut-être à juste titre pour une part, au laxisme de certaines politiques menées précédemment. J'ai d'ailleurs constaté un retournement d'opinion en France, certains de ceux qui étaient très favorables au laxisme budgétaire et monétaire plaidant alors en faveur de la stabilité et d'une politique économique plus prudente.
L'opposition que manifeste l'Allemagne en certains domaines mérite une analyse. Pendant huit ans, à Francfort, j'ai observé un consensus multipartisan sur la nécessité de regagner la compétitivité perdue et de créer des emplois par un suivi très attentif des coûts. L'opinion allemande est sous l'influence dominante des ouvriers, employés et cadres du secteur exportateur, qui font un lien direct entre leur compétitivité et la création d'emploi. Dans d'autres pays, l'influence dominante est plutôt celle du secteur non exportateur, du secteur public au sens large. Dans ce cas, on ne fait pas le lien entre sa propre compétitivité et l'emploi puisque l'on n'est pas soumis à compétition, et il est important d'expliquer que si l'économie tout entière perd en compétitivité, une crise s'ensuivra que l'on payera cher. C'est ce qui justifie l'introduction des indicateurs européens de suivi de la compétitivité. Ils ne sont pas vraiment utiles pour les pays qui, tels les Pays-Bas, l'Allemagne, l'Autriche ou la Finlande sont très ouverts sur l'extérieur et dont la culture est spontanément exportatrice, mais ils peuvent être extrêmement utiles en Grèce ou au Portugal. Ils devraient permettre d'éviter des écarts de compétitivité monumentaux qui constitueraient la réelle menace pour la cohésion de l'Union européenne, vos questions l'ont souligné.
L'opposition n'est pas tant, au sein de la zone euro, entre les pays du Nord et les pays du Sud qu'entre les pays à l'économie ouverte ou très ouverte et ceux dont l'économie est assez fermée. C'est ce qui conduit à des décisions, à une appréhension des problèmes et à des négociations entre les partenaires sociaux assez différentes.
Il va de soi que si l'Europe n'était pas à l'épicentre de la crise mondiale des risques souverains, notre économie irait mieux. Le problème est que nous sommes en voie d'ajustement. Cet ajustement, heureusement, se fait : si l'on considère l'ensemble constitué par les pays qui ont été attaqués par l'environnement financier international - l'Espagne, la Grèce, l'Irlande, l'Italie et le Portugal –, on constate que le déficit de la balance de paiements courants, qui était de 8 % du PIB, est passé à 1,2 ou 1,3 % du PIB sur les douze derniers mois. Pour certains coûts unitaires de production, l'Espagne a regagné une compétitivité remarquable, et l'Irlande presque toute celle qu'elle avait perdue au pire de son dérapage incontrôlé ; le Portugal fait d'importants efforts également. Ce qui est lamentable, c'est que cet ajustement ait lieu lors d'une crise très grave dont la zone euro est le centre mondial. Pour éviter à tout prix de nous retrouver dans pareille situation, nous devons mettre en oeuvre rigoureusement les dispositifs élaborés à la lumière de l'expérience tirée de la crise.
À propos de la politique de la BCE, j'appelle l'attention sur le fait que, comme nous donnons des liquidités de manière illimitée et à un taux fixe très bas, il y a en a en abondance, si bien que le niveau des taux observés sur le marché monétaire est lui-même extrêmement bas. C'est ainsi que se traduit l'accompagnement de la BCE à l'économie européenne. C'est la décision du Conseil des gouverneurs, et la Banque a montré être capable, en temps de crise, de prendre des décisions non conventionnelles, tout en donnant aux 333 millions d'Européens la stabilité des prix en moyenne - ce qui a été fait depuis la création de l'euro. Le mandat premier donné par les démocraties à la BCE, et confirmé par toutes les enquêtes d'opinion, a été respecté.