Intervention de Jean-Claude Trichet

Réunion du 20 février 2013 à 8h30
Commission des affaires européennes

Jean-Claude Trichet :

En Grèce, les choses ont été rendues très complexes par la négligence qui a caractérisé la période qui s'est écoulée entre la création de l'euro et le début de la crise des risques souverains. En raison de très graves défauts d'enregistrement statistique – qui devaient être absolument corrigés pour rétablir la crédibilité et de la Grèce et de l'Union –, les données budgétaires présentées par la Grèce n'étaient pas inquiétantes, mais la BCE et les ministres des finances avaient sous les yeux, mois après mois, certains indicateurs de compétitivité qui montraient une évolution extrêmement dangereuse. Malgré cela, une négligence coupable a prévalu, et les marchés eux-mêmes ne signalaient pas que le risque grec les inquiétait. Ensuite est survenue la crise, et un problème doctrinal s'est posé. Lors de la création de la monnaie unique, les « meilleurs Européens » avaient spécifié que l'on fusionnait les monnaies mais qu'il était hors de question de fusionner les budgets, chaque pays membre de la zone euro demeurant responsable du sien. Cette promesse politique allait au-delà du Traité, qui précise qu'il ne doit y avoir ni transferts ni subventionnements par d'autres pays – c'est la clause dite du « no bailing out » – mais qui n'interdit pas les prêts avec intérêts à un pays. La promesse avait été : « Pas un centime, même sous forme de prêt », et l'opinion était sur cette ligne dans plusieurs pays.

Par ailleurs, il était assez difficile à certains pays de se dire qu'ils étaient réputés riches alors que les augmentations de salaires y avaient été très inférieures à la moyenne de la zone euro et que, parce que réputés riches, il leur faudrait paradoxalement aider des pays réputés pauvres mais où les augmentations de salaires avaient été de quatre à cinq fois supérieures aux leurs, voire davantage. La France aurait pu avoir la même réaction mais ce n'a pas été le cas parce que nous avons un côté compassionnel : nous avons jugé qu'il fallait aider des gens dans la difficulté.

Certains pays ont donc éprouvé une réelle difficulté à comprendre l'aide qui leur était demandée, et cette réaction a été partagée par les parlementaires et par l'homme de la rue. Je me suis trouvé devant le Bundestag pour expliquer que nous connaissions un problème très grave, qui devait être traité comme tel. Mais comment faire comprendre qu'un pays incroyablement mal géré, qui s'était en quelque sorte distribué de l'euro sans mesure, puisse tendre la sébile à d'autres Européens qui, eux, avaient été très économes pendant une décennie ? Il y avait là une difficulté extrême, qui explique que les choses se soient déployées lentement, beaucoup trop lentement de mon point de vue, au regard de la rapidité des marchés financiers mondiaux. Nous avons payé cette lenteur assez cher. Finalement, des décisions ont été prises, y compris par ceux des pays qui avaient une conception très ferme du « no bailing out ». Et c'est ainsi qu'a été adopté le Traité créant le mécanisme européen de stabilisation, instrument de gestion de la crise qui est un exemple de mutualisation. Dans le même ordre d'idée, les project bonds, obligations destinées à financer de grands projets, sont considérées comme acceptables par l'ensemble des Européens.

Cela étant, il faut mesurer exactement ce que mutualisation veut dire : si un pays prend en charge les dépenses d'un autre pays, il doit aussi en contrôler les dépenses. La conséquence de la mutualisation serait que le Parlement français ne déciderait plus les dépenses. Une extrême prudence s'impose donc sur ce point, mais il faut considérer qu'une forme de mutualisation existe fort heureusement déjà et qu'une autre est acceptée par tous, sur la base de projets européens. On pourrait imaginer, pour aller plus loin, un embryon de budget de la zone euro, à condition qu'il ne soit pas conçu pour permettre des transferts mais pour absorber les chocs asymétriques, de manière à lisser les cycles économiques. À ce stade, il n'y a pas de consensus sur des transferts permanents lesquels, d'ailleurs ne sont pas sains parce qu'ils supposent que certains pays ne sont pas capables d'être compétitifs, ce qui est faux : il suffit d'ajuster son niveau de vie à son niveau de productivité.

J'ai une autre idée, très audacieuse, qui donnerait de la substance à l'idée d'une fédération budgétaire et économique. À ce jour, les sanctions prévues dans les textes sont des amendes. Ce système, qui n'a jamais été appliqué, ne fonctionne pas : que signifie imposer des amendes, en période de crise, à un pays qui se gère très mal ? On ne peut rien attendre de pratique de cette disposition.

Voyons ce qui s'est passé en Grèce. En ne respectant pas les règles et en refusant, soit par mauvaise volonté, soit par incapacité, de rétablir l'équilibre budgétaire, de 10 à 15 millions d'habitants créent de graves problèmes à 320 millions d'autres Européens. Au lieu d'envisager une amende, on pourrait décider d'activer une procédure au niveau central. La Commission européenne proposerait par exemple une augmentation de la TVA et le gel de certaines dépenses publiques ; après que le Conseil, agissant comme une sorte de « super Sénat » européen, aurait avalisé cette proposition, elle serait soumise au Parlement européen, en liaison, éventuellement, avec les parlements nationaux – mais c'est bien au Parlement européen qu'il reviendrait de prendre la décision ultime et non à la Conférence. Une architecture de cette sorte garantirait la démocratie, la légitimité puisque tous les Européens concernés par le problème seraient consultés, et le principe de subsidiarité enfin, puisque l'on ne retirerait leurs prérogatives aux pays considérés qu'en cas de menace grave et immédiate pour l'ensemble de la zone euro. Cette procédure - l'activation d'une fédération économique et budgétaire par exception - n'aurait lieu que pour éviter la déstabilisation de la zone euro dans son ensemble.

Je sais l'objection qui va m'être faite : c'est une atteinte à la souveraineté d'un pays. C'est vrai, mais c'en est une aussi d'imposer une amende lorsqu'on n'est pas satisfait de la décision prise par un parlement national.

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