Si je puis répondre à la pique de Jacques Myard, ce n'est pas sous cette majorité que l'on a reçu Kadhafi, qu'il a planté sa tente à l'hôtel de Marigny, qu'il a assisté au défilé du 14 juillet et qu'on lui a proposé des coopérations militaires jusque quelques semaines avant de lui envoyer notre aviation.
La situation économique et sociale est évidemment l'une des causes de ces révolutions et révoltes. En Egypte, le taux de croissance serait un peu inférieur à 2 % alors que le potentiel de croissance est de l'ordre de 5 % et que le taux nécessaire pour réduire le chômage s'élèverait à 7 %. La situation financière est également très difficile, les Egyptiens vivant sous la perfusion des monarchies du Golfe. Il y a d'ailleurs eu un épisode assez marquant, il y a quelques mois, au sujet du prêt longuement négocié avec le FMI : le Président Morsi lui-même a annulé au dernier moment, alors que le prêt était sur le point d'être signé, les réformes qui avaient été adoptées dans cette perspective. Nous avons retiré de nos entretiens sur place que nos interlocuteurs avaient souvent l'impression que l'Egypte était trop importante au Proche-Orient pour qu'on la laisse tomber.
Vous avez entièrement raison, Madame la Présidente, quand vous dites qu'il faut prendre acte du fait religieux sans le surestimer. Les processus démocratiques, en Egypte et en Tunisie, ont donné des majorités relatives mais confortables aux islamistes, qui ont ensuite voulu s'enraciner au pouvoir. Il en a résulté, non pas des sentiments antireligieux, mais des mouvements de défense des droits en Egypte face à une emprise totalitaire qui se mettait en place, ainsi qu'en Tunisie sur la place de la charia et sur celle des femmes. Le Président tunisien Moncef Marzouki nous a toutefois expliqué que nous avions une vision déformée de ses relations avec Ennahda. Ce n'est pas sur la religion qu'il a le plus de difficulté, mais en matière économique. A chaque fois, Ennahda a dû reculer sur les femmes et sur la charia. Le Président Marzouki est, en revanche, favorable à un Etat plus interventionniste et plus régulateur, alors que les membres d'Ennahda sont en général libéraux. Il y a bien eu une « poussée » islamiste, notamment des violences à l'université contre des professeurs refusant des femmes voilées en cours, des agressions contre des acteurs de la société civile, et des rappeurs emprisonnés. Mais cela ne veut pas dire que ces femmes et ces hommes qui défendent une société plus libérale au sens politique du terme rejettent la religion. Ils sont évidemment d'obédience musulmane.
La question qu'il faut se poser, lorsque l'on évoque la question de la modernité et de la pratique religieuse, est de savoir si en Europe aussi, la religion catholique ou protestante n'a pas accompagné l'instauration de la démocratie. N'y a-t-il pas même des partis chrétiens au pouvoir dans certaines grandes puissances ? La religion, lorsqu'elle s'exprime dans le cadre de partis démocratiques, a un pouvoir d'influence que l'on ne peut pas refuser à d'autres si on l'a accepté chez nous. Il me semble que le protestantisme, plus encore peut-être que le catholicisme, a accompagné l'émergence de la démocratie en Europe et sa consolidation. Il reste maintenant à démontrer qu'il peut y avoir des partis islamiques participant au progrès démocratique. Ils l'ont fait en prenant part à des processus électoraux, mais pas encore dans l'exercice même du pouvoir, comme le montre l'exemple égyptien et peut-être aussi tunisien, même si la question n'est pas encore tranchée.