Présentation du rapport de la mission d'information sur les révolutions arabes par M. Jean Glavany, rapporteur, et M. Jacques Myard, président
La séance est ouverte à neuf heures trente-cinq.
Nous examinons le rapport de la mission d'information sur les « révolutions arabes », présidée par M. Jacques Myard, et dont le rapporteur est M. Jean Glavany. Font également partie de la mission d'information Mme Sylvie Andrieux, M. Jean-Louis Destans, Mme Marie-Louise Fort, M. Lionnel Luca, M. Jean-Philippe Mallé et M. Michel Vauzelle.
Je rappelle que nous avons déjà eu deux débats intermédiaires, en février et en mai, à la suite de vos déplacements successifs dans la région.
C'est un rapport très important que vous allez nous présenter, car les transformations en cours dans les pays de la rive Sud de la Méditerranée nous concernent directement en raison des liens de tous ordres qui nous unissent et de l'importance du voisinage méditerranéen pour la France et pour l'Europe – je crois que Jacques Myard sera d'accord avec moi sur ce point.
Je ne peux que souscrire à votre propos liminaire, Madame la présidente. Ce sujet est au coeur de l'avenir de notre pays, ainsi que des enjeux et des défis en Méditerranée.
Nous avons eu pas moins de 77 entretiens, à Paris comme à l'étranger, et la qualité était présente au rendez-vous, elle aussi. Nous avons essayé d'avoir une approche globale et de rencontrer les acteurs participant à ces mouvements, dans leur ensemble. C'était l'objet des trois déplacements que nous avons réalisés en Tunisie, en Egypte et en Libye, et je veux saluer bien sûr l'excellente préparation assurée par nos missions diplomatiques, qui travaillent souvent dans des conditions difficiles et avec des moyens limités, mais qui ont su nous ménager des entretiens de haut niveau. Ce fut des échanges très enrichissants au plan humain et pour la vision politique que l'on peut avoir de ces pays.
En Egypte, nous avons notamment pu nous entretenir avec le cheikh Al Tayeb d'Al Azhar, ainsi qu'avec des salafistes qui ont adopté une approche plutôt pacifique – nous n'avons pas tenté le diable en nous rendant dans le Sinaï pour rencontrer les djihadistes qui occupent actuellement la zone – et nous avons fait un voyage assez fort à Alexandrie, en empruntant depuis le Caire une route qui peut donner quelques sueurs froides. Nous y avons rencontré une personne dont j'espère que vous l'inviterez, Madame la présidente, à l'occasion d'un éventuel passage à Paris : Ismaïl Seragueldine, le directeur de la prestigieuse bibliothèque alexandrine. C'est un intellectuel de haute volée, qui a beaucoup à dire, dans une langue française d'ailleurs bien meilleure que la nôtre.
Nous avons aussi effectué deux séjours à Tunis, où nous nous sommes ensuite rendus à plusieurs reprises à titre personnel, Jean Glavany et moi-même. Nous y avons rencontré la plupart des partis, à un moment où le pays traversait déjà une crise politique aiguë. Nous nous sommes d'ailleurs entretenus avec le chef d'Ennahda, Rached Ghannouchi, qu'il faut entendre, en étant conscient de la différence entre le langage officiel et le discours caché. La situation n'est toujours pas stabilisée entre Ennahda, qui joue un jeu difficile, et des partis libéraux qui ne sont pas toujours très unis.
Nous avons failli revenir « en kit » de Libye, où nous nous trouvions à l'ambassade la veille de l'attentat qui l'a détruite entièrement. Il n'y a heureusement eu que deux blessés, dont un grave. Nous avons pu mesurer l'écart entre ce que demandait la communauté française, notamment le rétablissement d'une liaison aérienne directe, et la réalité qui a été révélée par l'attentat du mardi 23 avril. Nous avons notamment rencontré le Premier ministre, le ministre des affaires étrangères, ainsi que le président du Congrès général, qui a ensuite été débarqué sous la pression des « katibas » qui règnent en maîtres dans ce pays.
Notre approche n'a pas varié tout au long de nos travaux. Nous nous sommes demandé s'il s'agissait d'un mouvement global ou bien s'il existait des spécificités selon les pays, si l'on assistait à la naissance de la démocratie dans un cadre arabo-islamique, et dans quelles conditions, quelle était la place de l'islam, très prégnant, mais selon des degrés divers, quelle était la place de l'armée et de la police, souvent plus importante, notamment en Tunisie, et enfin ce que l'on pouvait en conclure pour notre propre action politique.
Nous avons voulu insister, dans le préambule du rapport, sur les erreurs politiques et méthodologiques à ne pas commettre si l'on veut comprendre cet embrasement des pays du Sud de la Méditerranée – depuis la fin de l'année 2010, lorsqu'un jeune marchand ambulant s'est immolé à Sidi Bouzid en Tunisie. Beaucoup ont parlé de « printemps arabes », mais nous nous refusons pour notre part à employer ce terme, auquel nous préférons celui de « révolutions arabes ».
La première erreur consisterait à sous-estimer ce qui se passe actuellement sur la rive Sud de la Méditerranée. Comme le dit le président Vauzelle dans son rapport au Président de la République, il s'y déroule des événements très importants pour la Méditerranée elle-même, pour l'Europe et pour la France. Nous devons y porter un regard très attentif et très concerné.
Une autre erreur serait de considérer ces processus avec les yeux de notre politique intérieure, en voyant dans ces pays d'abord des terres d'émigration, en nous comportant comme une ancienne puissance coloniale qui porterait des jugements ou qui se croirait en mesure de manipuler des facteurs et des acteurs dans la région. Nous avons besoin de prudence et de précaution, y compris dans l'emploi de certaines notions, telles que cette grande valeur de notre République qu'est la laïcité. Parler de partis laïques reviendrait à déconsidérer ces forces politiques. Cela tendrait à en faire des partis de la France ou des forces se rattachant aux anciennes dictatures, qui ont utilisé la laïcité pour réprimer violemment les forces religieuses. Il vaut mieux parler de partis du progressisme, de partis démocratiques ou encore libéraux. Il faut pousser la prudence jusque dans notre langage.
Il faut aussi faire preuve de prudence afin d'éviter les amalgames. Personne ne pouvait prédire un tel embrasement, et aucun des experts que nous avons rencontrés ne l'a d'ailleurs prétendu. Beaucoup, en revanche, devinaient que s'il devait y avoir un jour des élections libres, les forces islamistes en seraient les premiers bénéficiaires. Ces forces, qui sont apparues de façon structurée un peu partout, sont extrêmement diverses, à l'image de l'islam. Il faut éviter les amalgames à propos de cette religion et de ses traductions politiques. Ces forces sont non seulement diverses, mais aussi traversées de courants différents, voire de contradictions parfois très puissantes.
Une dernière erreur serait de tirer des conclusions hâtives. Ces processus s'inscrivent dans une durée, que nul ne peut évaluer, et connaissent des rebondissements permanents. En Libye, même si la situation sécuritaire était déjà très chaotique auparavant, qui aurait pu prédire l'enlèvement du Premier ministre, pendant quelques heures, puis les affrontements très violents entre « katibas » auxquels on vient d'assister à Tripoli ? En Tunisie, qui aurait pu prédire, sinon le « dialogue national », car certaines forces y travaillaient depuis longtemps, du moins son accélération dans un premier temps, puis les coups de frein et les hésitations que nous connaissons aujourd'hui ? Personne ne peut dire quand le « dialogue national » va déboucher, ni selon quel calendrier. En Egypte, en revanche, depuis le retour de l'armée au pouvoir, une espèce de glacis s'est remis en place. La « stabilité autoritaire » a été réinstallée, ce qui a pour vertu, si j'ose dire, d'empêcher les rebondissements quotidiens dans ce pays.
J'en viens aux conclusions que l'on peut tirer, à ce stade.
Il s'agit tout d'abord d'un « réveil arabe global », qui porte en lui la fin de ce que des analystes et des diplomates appelaient la « stabilité autoritaire ». Le « réveil » a embrasé le monde arabe d'un bout à l'autre, même s'il a des traductions très différentes, par exemple au Maroc ou en Algérie, où les secousses ont été très atténuées, ici par une monarchie constitutionnelle qui avait déjà lâché beaucoup de lest, là par une expérience du terrorisme et de la guerre civile qui n'a pas donné envie d'y revenir. Le mouvement est allé jusqu'en Syrie, même s'il n'est pas certain que l'on puisse encore y parler de révolution, le pays étant désormais en pleine guerre civile, et jusqu'aux monarchies du Golfe, où une révolte a été matée dans le sang à Bahreïn. Nous étudions ce « réveil arabe global » dans notre rapport, avant de nous concentrer sur trois pays où des processus révolutionnaires sont en cours, la Tunisie, l'Egypte et la Libye.
Deuxième conclusion, sans prétendre qu'il s'agit de la fin du panarabisme, ce « réveil » s'est fait – et il continue à se dérouler – dans un cadre essentiellement national.
Pour autant, ce réveil arabe s'est accompagné d'un « effet de souffle » régional, bien que personne ne puisse préjuger des résultats auxquels il conduira.
Enfin, les transitions qui se sont engagées sont déjà longues, et elles continueront à l'être, elles sont sinueuses et durablement incertaines. Lorsque nous avons dit à certains de nos interlocuteurs que la stabilisation de la République avait pris beaucoup de temps en France, entre la Révolution de 1789 et les années 1870, tous nous ont répondu que les Portugais n'avaient mis que sept ans après la « révolution des oeillets » et qu'eux-mêmes, à l'heure d'Internet, n'attendraient pas aussi longtemps. Mais ce ne sont peut-être que des voeux pieux.
J'ajoute que nous avons consacré des « focus » aux acteurs qui nous paraissent essentiels dans ces trois pays.
En Tunisie, nous avons choisi l'Union générale tunisienne du travail (UGTT), qui est la grande force de stabilité et d'exigence démocratique dans ce pays. Ses dirigeants ont réussi l'exploit de s'imposer dans le cadre d'un « dialogue national » avec la « troïka » au pouvoir, qui réunit Ennahda, le Congrès pour la République et Ettakatol, en formant un quartette avec l'Ordre des avocats, l'union patronale UTICA et la Ligue tunisienne des droits de l'homme. Il a été prévu le départ des islamistes du pouvoir, la formation d'un gouvernement dit de compétences, l'achèvement du processus constitutionnel, la fixation d'une date pour les élections, ainsi que des modalités de contrôle de ces élections. Si l'UGTT joue un tel rôle, c'est que la « troïka » au pouvoir a perdu beaucoup de points à cause de l'instabilité politique et des résultats économiques catastrophiques, qui suscitent un vrai mécontentement à l'égard du pouvoir, alors que l'opposition reste dans le même temps très morcelée. L'UGTT est un vrai pôle de stabilisation, jouissant d'une grande capacité de mobilisation.
En Libye, les « katibas », ces milices armées dont le nombre est estimé entre 300 et 2 000 et qui se répartissent les provinces dans les zones rurales ou les quartiers en milieu urbain, à coups d'agressions ou de règlements de compte, constituent la force centrale – et très dangereuse – du pays, face à un Etat qui s'est effondré. Il était en effet constitué autour de Kadhafi, de sa famille et de son clan. Avec leur départ, il ne reste rien. La situation, déjà chaotique et violente, s'est encore détériorée au cours des derniers jours. Ce pays aurait pourtant le plus de facilités pour s'en sortir, du fait de sa rente pétrolière considérable, pour une population de seulement 6,5 millions d'habitants. Mais il est privé d'Etat et de véritables forces de l'ordre.
En Egypte, la force centrale est évidemment l'armée, qui a repris le pouvoir après l'échec flagrant des islamistes au plan économique et social, dans ce pays où une « révolte des ventres » pourrait toujours avoir lieu dans certaines provinces et où le poumon économique du tourisme est quasiment à l'arrêt, mais aussi au plan politique. « L'islam est la solution », répétaient les Frères musulmans, mais il ne l'a été que pour promouvoir des amis du pouvoir à des postes de responsabilité civils et militaires, comme pour commencer à faire régner une sorte de chape de plomb en Egypte, mais certainement pas pour garantir les libertés ou pour donner à manger au peuple. D'où ce mouvement de révolte, « Tammarod », sans doute encouragé et soutenu par les militaires, et réciproquement, jusqu'au coup d'Etat qui a renversé le président Morsi et donné lieu à des actes de répression violents et inacceptables. Le fait que l'armée pouvait reprendre le pouvoir faisait partie des hypothèses de travail depuis le départ, y compris pour nous. Elle disait se tenir à l'écart, tout en précisant, comme nous l'a dit un général, que cela ne vaudrait pas en cas d'effondrement de l'Etat. L'armée a jugé qu'il en était ainsi, ce qui ne constituait sans doute pas un abus de pensée.
L'armée égyptienne est en outre une force économique et diplomatique. Par le biais de ses réseaux et de ses participations dans des entreprises, elle détient entre 20 et 40 % de l'économie égyptienne, et elle reçoit 1,3 milliard de dollars des Etats-Unis dans le cadre d'un pacte de stabilité régionale, qui repose en particulier sur le respect des accords avec Israël. Malgré certaines déclarations et l'annonce de la suspension d'une partie de l'aide américaine, la récente visite de John Kerry semble montrer que la situation rentre dans l'ordre. Au plan interne, le rejet de Morsi et des Frères musulmans est tel au sein de la population que l'armée reste relativement populaire et qu'il y a des forces souhaitant explicitement son succès.
Quelques recommandations nous semblent nécessaires pour anticiper davantage les changements, qui sont permanents, et pour mieux nous y adapter, en évitant les à-coups que nous avons connus. L'année 2011 a vu la diplomatie française passer, de manière assez brutale, de contacts avec le gouvernement de Kadhafi, je le dis sans esprit de polémique, aux premières frappes aériennes. En Tunisie, on est passé aussi très vite d'un dialogue avec Ben Ali, que je ne qualifierais pas de « privilégié », car il était classique et hérité, à une situation nouvelle de dialogue avec Ghannouchi, le chef d'Ennahda. Nous avons donc besoin d'observer aussi finement que possible les évolutions au jour le jour. Il ne faut pas sous-estimer ce qui se passe dans cette région, mais plutôt y porter une attention toute particulière. Il faut ainsi réaliser une cartographie quotidienne, sans chercher à élaborer dans le même temps, nous semble-t-il, un plan d'action global, les situations étant très différentes. Il faut aussi parler à tout le monde. Dans certains postes diplomatiques, il était pourtant impossible ou inimaginable, jusque-là, de parler aux islamistes. Comment le refuser maintenant qu'ils se présentent aux élections et qu'ils les gagnent ? Il faut parler à toutes les forces politiques qui acceptent le jeu démocratique et qui refusent la violence et le terrorisme.
Je voudrais enfin émettre un voeu. Au regard de la situation toujours très instable qui prévaut, je pense que notre Commission aurait tout intérêt à poursuivre le travail que nous avons entamé depuis un an, sans nécessairement continuer à entendre des dizaines d'experts comme nous l'avons fait. La moindre des choses serait tout de même de rester attentif aux évolutions qui se déroulent.
C'est un rapport très fouillé, avec une grande finesse d'analyse et un apport très personnel. Nous avons besoin de telles contributions et je vous en remercie.
Ma première question concerne la situation économique et sociale. Après tout, c'est ce qui a déclenché les révolutions en Tunisie et en Egypte. Pourriez-vous revenir sur cette question ?
Vous nous avez dit, à juste titre, qu'on ne pouvait pas plaquer nos modes de raisonnement. Il faut ainsi prendre en considération le fait religieux, mais sans le surestimer. Qu'en pensez-vous ? Il existe une aspiration à un Etat de droit, qu'il appartient à chaque pays de définir, mais l'on voit bien que l'on se tourne aussi vers les références universelles – et européennes. Partagez-vous cette impression ?
Enfin, que pouvons-nous faire concrètement pour soutenir davantage les sociétés civiles ? Elles sont les gardiennes vigilantes de la révolution, notamment en Tunisie.
Les Etats-Unis ont pris une position très critique vis-à-vis du récent soulèvement en Egypte, dont les autorités ont fait de même vis-à-vis de Washington. La France et l'Union européenne peuvent-elles en tirer bénéfice dans leur relation avec l'Egypte ? Par ailleurs, quelles sont les conséquences des flux de réfugiés en Jordanie en provenance de la Syrie ? Si la situation perdure, la Jordanie, qui a réussi à contenir les troubles sociaux par des réformes a minima, pourra-t-elle résister ? Le pays est déjà affaibli par une situation économique et sociale préoccupante.
Notre vision occidentale de la condition des femmes a du mal à se glisser dans le moule de ces pays. Nous avons rencontré des femmes qui ont été parties prenantes des révolutions et qui ont développé une certaine vision de leur rôle, sans être pour autant des révolutionnaires quant à leur propre condition.
J'ai aussi été frappée en Tunisie par la présence de députés binationaux, dont certains viennent de nos banlieues. Cela pose la question des relations qui peuvent se nouer entre ce qui se passe dans notre pays et les révolutions du monde arabe.
Autre constat, ces révolutions montrent bien à quel point les démocraties sont fragiles et difficiles à mettre en place. En Egypte, je suis très inquiète de la chute de l'économie. L'armée a repris le contrôle. Elle est financée par les Etats-Unis, mais il y a aussi de l'argent qui vient du Golfe, ce qui joue et continuera à jouer un rôle très important.
Enfin, la Méditerranée compte beaucoup et nous avons beaucoup à faire, mais il faudra commencer par changer en partie notre façon de voir. La situation a changé. Je souhaiterais d'ailleurs que l'on continue à suivre les évolutions en cours, dans les mois et même les semaines qui viennent, car tout change très vite et le jeu reste ouvert. On pourrait aussi élargir le champ à la Turquie.
Je voudrais évoquer les Chrétiens d'Orient, notamment les Coptes d'Egypte, dont il n'a pas encore été question jusqu'à présent, même si le rapport en parle. Il s'agit d'une minorité très importante, qui représente environ 10 % de la population égyptienne et qui est là depuis fort longtemps. Quel est l'impact des révolutions arabes sur ces Chrétiens d'Orient ? Ils sont souvent discriminés, molestés et victimes de crimes ou de délits.
C'est un sujet que je souhaitais également évoquer.
Quel est votre sentiment sur l'importance de la revendication de la charia, particulièrement en Égypte et en Tunisie ? Est-elle majoritaire ou bien seulement un instrument mis en avant par les salafistes et les Frères musulmans, mais finalement assez minoritaire dans la société civile ?
Je voudrais vous adresser mes félicitations pour la qualité de votre travail, mais aussi pour votre intrépidité sur le terrain.
Quelles sont les perspectives de stabilisation au plan politique et d'amélioration de la situation économique et sociale ? On assiste au quotidien, en Égypte, en Libye, mais aussi hier au Liban, à des actions violentes et à des attentats kamikazes. Que deviennent les populations confrontées à ces crises ? N'y a-t-il pas un risque de réaction violente de leur part ?
Vous avez eu raison d'insister sur la nécessité d'éviter les à-coups et de réaliser un suivi fin, pays par pays, au lieu de se borner à une approche globale.
En revanche, je suis moins d'accord avec le rapporteur sur les précautions à prendre en matière de laïcité. On peut s'interroger sur la façon d'en parler – c'est le travail des diplomates, après tout –, mais c'est tout de même le point dur. On le voit en Tunisie, où la question est de savoir si l'on va ou non vers une séparation entre l'État et la religion, et la question se pose aussi en Turquie, qui connaît une lente islamisation et une remise en cause des acquis du kémalisme, c'est-à-dire la laïcité à la française. L'enjeu de ces révolutions est la réconciliation des pays arabes musulmans, au sens large du terme, avec la modernité et la globalisation. Cela passe inévitablement par un « aggiornamento » sur le rôle de la religion dans la société et la place des femmes. On le voit avec la toute première manifestation qui a eu lieu en Arabie saoudite pour le droit des femmes à conduire une voiture. Cela n'a peut-être l'air de rien, mais c'est fondamental.
Il me semble que nous sommes entrés dans une deuxième phase des révolutions arabes, avec l'ampleur que prend la guerre en Syrie. Elle change la donne dans tous les pays de la région, au Liban, en Jordanie, en Irak, qui est train d'imploser, en Iran en tant que pays en première ligne face au monde sunnite et désormais à Israël, mais aussi avec l'irruption des pays du Golfe qui financent chacun leur armée contre l'Iran. C'est un changement de dimension à prendre en compte dans le suivi que vous envisagez. Le paradigme israélo-arabe, même s'il reste important, est de plus en plus supplanté par la question de la recomposition de la région et par le conflit de moins en moins larvé et extrêmement dangereux entre sunnites et chiites, avec un risque de nucléarisation en parallèle. Si l'Iran accède à l'arme atomique, la Turquie ne pourra pas rester les bras croisés, pas plus que les pays du Golfe. C'est une menace existentielle.
J'ai proposé au Bureau de la Commission de réaliser un suivi sous deux formes : d'abord la création d'un groupe de suivi des dossiers du Conseil de Sécurité ; ensuite par une mission d'information sur les nouvelles évolutions du Proche et du Moyen Orient. Comme nous mènerons moins de missions l'an prochain, nous pourrons dégager des moyens pour réaliser des points de situation, notamment en Afrique du Nord, où une délégation de cette commission pourrait se rendre au cours du premier semestre.
La stabilité, le développement et la démocratisation de la région passent par l'émergence de forces démocratiques nouvelles, représentatives de l'ensemble de la population. Or, nous avons affaire à des populations et à des classes politiques très clivées du fait d'une bipolarisation autour des forces islamistes et d'autres forces qui se disent démocratiques et laïques, mais qui se sont aussi beaucoup servies de la lutte contre l'islamisme pour imposer des dictatures dans toute la région, avec autrefois le soutien des puissances occidentales.
Si les révolutions ont suscité des espoirs, ils restent difficiles à mettre en oeuvre, ce qui n'a rien de très anormal. Une révolution ne s'achève pas en un ou deux ans. Le risque le plus préoccupant est celui de la contre-révolution, comme en Égypte, où les forces anciennes sont revenues au pouvoir, là encore en réaction aux islamistes. Le salut viendra par la concorde nationale et vous avez eu raison d'insister sur le rôle potentiel d'exemple de la Tunisie. C'est le pays où le dialogue entre les forces islamistes modérées, qui veulent exercer le pouvoir et acceptent le jeu, et les forces laïques, qui ne veulent pas seulement un retour de l'ancien régime, a le plus de chances d'aboutir. Vous avez souligné à juste titre le rôle de l'UGTT, mais il ne faut pas sous-estimer pour autant celui du président de l'Assemblée nationale constituante, qui a constamment mis les différents acteurs autour de la table. Comment voyez-vous en Tunisie l'évolution de ce dialogue nécessaire pour arriver à une vie politique démocratique ?
Quelle est l'influence de l'Arabie saoudite et du Qatar sur le fonctionnement des milices libyennes ?
En Tunisie, j'ai le sentiment que le fossé se creuse entre une classe sociale très occidentalisée, européanisée et proche de la France, qui craint de plus en plus l'emprise de l'islam, y compris au plan culturel, notamment sur le statut des femmes, et des masses qui, même si elles ont des réticences envers Ennhada, suivent une certaine évolution. Qu'en pensez-vous ?
Enfin, comment peut-on apporter une aide par une coopération européenne, mais aussi française ? Comment renforcer des capacités économiques dont la faiblesse exacerbe les tensions au plan politique ?
Jean Glavany a abordé la question sans vraiment y répondre : assiste-t-on à la montée de nationalismes forts ? Et le panarabisme a-t-il encore une chance d'exister ?
Vous avez évoqué les acteurs de ces révolutions sous un angle surtout institutionnel. Quelles catégories sociales représentent-ils ? Qui trouve-t-on à l'origine de ces mouvements ?
La question de fond est effectivement celle que pose la modernité au monde arabe. Quelles sont les interactions entre les trois révolutions dont vous avez parlé et les autres problématiques du monde arabe, notamment le conflit entre chiites et sunnites et celui entre Israël et la Palestine ? Entrevoit-on des évolutions plus nettes que le mouvement brownien actuel ?
Merci pour ce brillant rapport. Je souhaite formuler quelques observations sur la Libye. Vous avez fait état de l'effondrement de l'État et de l'instabilité qui règne. Au-delà du désordre intérieur – et le mot est faible –, cette situation a des conséquences sur l'ensemble de la région, dans les pays du Sahel, Niger, Tchad et Mali, mais aussi en Algérie. Ma seule interrogation, par rapport à ce que vous avez dit, concerne la prévisibilité de la situation actuelle. Nous avons été quelques-uns à ne pas voter la poursuite de l'intervention, qui devait avoir pour but de libérer Benghazi, mais qui a aussi visé la mort de Kadhafi et probablement aussi d'autres objectifs. Les conséquences étaient prévisibles dans ce pays qui n'était déjà pas un État. A-t-on maintenant une solution pour rétablir un minimum d'ordre et d'Etat en Libye ? A défaut, les effets de cette guerre risquent de s'accentuer.
Ma question fait suite à celle de François Loncle sur la Libye, dont vous avez dressé un tableau assez apocalyptique. Qu'en est-il d'une coopération militaire avec la France ? On a beaucoup dit au sujet du Mali que les armes venaient de Libye.
Vous avez certainement été attentifs au cours de vos travaux à la production d'une littérature abondante sur les révolutions arabes, notamment le livre de Gilles Kepel. Y a-t-il des ouvrages que vous recommanderiez ?
Il faut se garder d'avoir des critères d'analyse exclusifs : tout est dans tout et réciproquement. Il faudrait presque une matrice à la Leontief pour bien comprendre. Il faut prendre en compte des questions très diverses – la modernité, l'islam, les forces politiques en présence, l'économie, la démographie – avant d'essayer d'apporter des éléments de réponse, en étant bien conscient des incertitudes qui persistent.
Il y a une aspiration à la démocratie et à plus de liberté, qui a conduit à l'explosion de la chape de plomb et des dictatures, notamment grâce aux réseaux sociaux et à Internet. Il ne faut pas sous-estimer cet élément, y compris dans les événements récents en Egypte, pour lesquels je n'emploierai d'ailleurs pas le terme de contre-révolution ni celui de coup d'Etat. Il y a eu un soulèvement populaire, « Tamarrod », qui s'est aussi fait avec les réseaux sociaux. Et il n'y aura pas de retour en arrière, qu'il s'agisse de la circulation des idées, du dialogue qui s'est considérablement développé ou de la contestation.
Les enjeux économiques sont divers. En Egypte, le problème est durable et il risque de conduire au rejet du Gouvernement, quel qu'il soit, car il ne pourra pas résoudre les problèmes économiques majeurs de ce pays. Si l'on se projette à 25 ans, on est face à des perspectives démographiques plus qu'inquiétantes : en 1970, la population égyptienne était de 35 millions d'habitants ; elle est de 85 millions aujourd'hui et elle pourrait s'élever à 140 millions d'habitants dans 25 ou 30 ans ! Tout le monde est d'accord pour dire que l'on est à la veille d'une « révolution des ventres ». C'est la raison pour laquelle les Etats-Unis continuent à apporter leur aide. Et le ministre égyptien du tourisme, que j'ai pu rencontrer à Paris, nous supplie de lever les zones rouges sur la carte des « Conseils aux voyageurs » du Quai d'Orsay, afin de permettre le retour du tourisme, vital pour ce pays.
La place des femmes est également diverse, et je maintiens que le terme de laïcité est impropre. Il signifie quasiment l'athéisme, ce qui n'est pas acceptable dans ces sociétés très musulmanes, que les islamistes veulent islamiser davantage. En Tunisie, la société civile a refusé que la charia soit inscrite dans la Constitution et elle a gagné sur ce point, ainsi que sur la « complémentarité » entre l'homme et la femme. Il y a des forces puissantes qui pensent comme nous dans ce pays, mais qui restent musulmanes. En Egypte, la Constitution impose que les lois soient compatibles avec la charia, comme c'était déjà le cas sous Moubarak, et qu'Al Azhar doit y veiller.
Enfin, il n'y a pas un islam, mais des islams. La situation est d'une extrême diversité. Les salafistes égyptiens ont juré la perte du cheikh Al Tayeb, grand imam d'Al Azhar, qui a créé une « Maison de la famille égyptienne » pour dialoguer avec les Coptes. Au risque de parler crûment, ces derniers sont une variable d'ajustement, en fonction du degré de colère des extrémistes islamistes. Quant à l'athéisme, aucun candidat à des élections ne pourra dire qu'il refuse l'islam.
Il y a d'abord eu la volonté très forte d'un homme dans ce pays, mais la situation a changé. De même, un Bourguiba qui buvait un verre d'eau à la télévision pendant le ramadan serait impensable aujourd'hui. Plaquer nos propres éléments d'analyse serait une erreur.
Dans la situation en Syrie, il y a bien sûr un conflit entre sunnites et chiites, mais aussi une lutte d'influence entre l'Arabie saoudite et l'Iran, sans oublier le Qatar. L'effondrement de l'État est aussi une réalité.
Pour répondre à Jean Glavany, ces crises soulignent la capacité de notre diplomatie à s'adapter très vite aux nouvelles donnes politiques. Il y a eu un beau revirement, en particulier s'agissant de la Libye, ce qui prouve que l'instrument diplomatique français demeure aux ordres du politique, fort heureusement d'ailleurs.
S'agissant de Kadhafi, on peut effectivement s'interroger sur le revirement étonnant qui avait eu lieu précédemment en sa faveur, malgré de très vieux ressentiments. L'homme considérait la Libye comme sa « ferme », comme cela nous a été dit. Et comme il avait détruit l'Etat, tout est à construire après son départ. Cela ne se fera pas en un jour.
Si je puis répondre à la pique de Jacques Myard, ce n'est pas sous cette majorité que l'on a reçu Kadhafi, qu'il a planté sa tente à l'hôtel de Marigny, qu'il a assisté au défilé du 14 juillet et qu'on lui a proposé des coopérations militaires jusque quelques semaines avant de lui envoyer notre aviation.
La situation économique et sociale est évidemment l'une des causes de ces révolutions et révoltes. En Egypte, le taux de croissance serait un peu inférieur à 2 % alors que le potentiel de croissance est de l'ordre de 5 % et que le taux nécessaire pour réduire le chômage s'élèverait à 7 %. La situation financière est également très difficile, les Egyptiens vivant sous la perfusion des monarchies du Golfe. Il y a d'ailleurs eu un épisode assez marquant, il y a quelques mois, au sujet du prêt longuement négocié avec le FMI : le Président Morsi lui-même a annulé au dernier moment, alors que le prêt était sur le point d'être signé, les réformes qui avaient été adoptées dans cette perspective. Nous avons retiré de nos entretiens sur place que nos interlocuteurs avaient souvent l'impression que l'Egypte était trop importante au Proche-Orient pour qu'on la laisse tomber.
Vous avez entièrement raison, Madame la Présidente, quand vous dites qu'il faut prendre acte du fait religieux sans le surestimer. Les processus démocratiques, en Egypte et en Tunisie, ont donné des majorités relatives mais confortables aux islamistes, qui ont ensuite voulu s'enraciner au pouvoir. Il en a résulté, non pas des sentiments antireligieux, mais des mouvements de défense des droits en Egypte face à une emprise totalitaire qui se mettait en place, ainsi qu'en Tunisie sur la place de la charia et sur celle des femmes. Le Président tunisien Moncef Marzouki nous a toutefois expliqué que nous avions une vision déformée de ses relations avec Ennahda. Ce n'est pas sur la religion qu'il a le plus de difficulté, mais en matière économique. A chaque fois, Ennahda a dû reculer sur les femmes et sur la charia. Le Président Marzouki est, en revanche, favorable à un Etat plus interventionniste et plus régulateur, alors que les membres d'Ennahda sont en général libéraux. Il y a bien eu une « poussée » islamiste, notamment des violences à l'université contre des professeurs refusant des femmes voilées en cours, des agressions contre des acteurs de la société civile, et des rappeurs emprisonnés. Mais cela ne veut pas dire que ces femmes et ces hommes qui défendent une société plus libérale au sens politique du terme rejettent la religion. Ils sont évidemment d'obédience musulmane.
La question qu'il faut se poser, lorsque l'on évoque la question de la modernité et de la pratique religieuse, est de savoir si en Europe aussi, la religion catholique ou protestante n'a pas accompagné l'instauration de la démocratie. N'y a-t-il pas même des partis chrétiens au pouvoir dans certaines grandes puissances ? La religion, lorsqu'elle s'exprime dans le cadre de partis démocratiques, a un pouvoir d'influence que l'on ne peut pas refuser à d'autres si on l'a accepté chez nous. Il me semble que le protestantisme, plus encore peut-être que le catholicisme, a accompagné l'émergence de la démocratie en Europe et sa consolidation. Il reste maintenant à démontrer qu'il peut y avoir des partis islamiques participant au progrès démocratique. Ils l'ont fait en prenant part à des processus électoraux, mais pas encore dans l'exercice même du pouvoir, comme le montre l'exemple égyptien et peut-être aussi tunisien, même si la question n'est pas encore tranchée.
Au Maroc, oui, mais l'expérience est différente, car il s'agit d'une monarchie constitutionnelle.
Qu'il y ait une aspiration à des valeurs universelles, c'est évident, et certaines avancées sont irréversibles. On constate une libération de la parole et de l'expression, pas seulement des réseaux sociaux, mais aussi de la presse. Certains journaux d'opposition français n'oseraient pas être aussi virulents à l'égard du pouvoir. Il y a aussi une aspiration très forte de la jeunesse à la liberté et aux droits individuels et collectifs.
Que pouvons-nous faire pour soutenir la société civile ? Il faut que nous soyons à l'écoute de toutes ses formes d'expression. Nous avons rencontré à la résidence de France à Tunis des jeunes d'univers très divers que l'on n'a pas l'habitude de rencontrer dans les ambassades, et qui venaient nous dire leur appréciation, elle aussi très diverse, de la situation politique. Il faut encourager nos postes diplomatiques à continuer sur cette voie.
S'agissant des relations entre les Etats-Unis et l'Egypte, les Etats-Unis se sont vite efforcés de confirmer leur partenariat stratégique après le départ de Moubarak et l'installation du régime islamiste. Comme toutes les démocraties occidentales, les Etats-Unis ont pris leurs distances après le coup d'Etat militaire du mois de juillet dernier contre le Président Morsi, et ils ont même suspendu une partie de leur aide, mais la situation est en train de rentrer dans l'ordre. Les Etats-Unis ont demandé un gouvernement civil et l'organisation rapide d'élections libres.
Les réfugiés en Jordanie n'entraient pas précisément dans le cadre de notre mission d'information. Il y aurait à ce stade plus de 2 millions de réfugiés syriens, dont plus de 500 000 en Jordanie, et l'onde de choc des révolutions arabes a, par ailleurs, touché ce pays. Des secousses se sont produites, sous une forme atténuée, mais sans que le pouvoir jordanien soit totalement épargné.
En Tunisie, le statut personnel des femmes, qui est avancé et que l'on doit à Bourguiba, tient bon. Les organisations féministes ont bien résisté, malgré les agressions des islamistes, et le projet de rédaction de la Constitution ne présenterait pas de menaces particulières.
Nous avons eu la chance de rencontrer un responsable copte à Alexandrie. Il est vrai que les Chrétiens d'Orient se trouvent actuellement dans un état de grande inquiétude. Les menaces et les attaques auxquelles ils font face sont malheureusement des manifestations classiques de l'extrémisme religieux. Les djihadistes perçoivent les Coptes comme l'expression d'une culture étrangère, voire de puissances étrangères, sur leur territoire. Il faut continuer à demander aux autorités de les aider à sauvegarder leur identité.
La charia est-elle majoritaire ou minoritaire ? Tout dépend de ce que l'on entend par là. Il n'y a pas un islam, mais des islams. Il y en a presque autant que de musulmans. Il y a des islamiques modérés qui seraient des centristes chez nous, d'autres qui le sont un peu moins et que l'on peut qualifier des conservateurs, et il y a les salafistes. Eux-mêmes sont très divers, comme nous l'ont expliqué les représentants de l'un de ces partis en Egypte – il y aurait selon eux cinq écoles du salafisme. Il faut regarder la situation de très près, en fonction des comportements précis des uns et des autres, sans porter de jugements a priori.
S'il y a un pays qui a des chances de s'en sortir, c'est bien la Tunisie. Ou, pour le dire autrement, si cela ne marche pas en Tunisie, on imagine difficilement comment cela pourrait être le cas ailleurs. Pourrait-il y avoir, de même qu'il y a eu un effet de souffle parti de Tunisie en 2010, une « contagion » des bonnes pratiques tunisiennes ? Il faut l'espérer, mais je crois qu'il faut rester prudent sur cette hypothèse.
Il ne s'agit pas de dire que la question de la laïcité n'est pas centrale, mais de ne pas faire de provocation inutile en mettant en avant des concepts au nom desquels des régimes autoritaires ont brimé leurs opposants. Il faut s'abstenir d'utiliser ce terme car il peut susciter de fortes réactions.
La question israélo-palestinienne demeure un bruit de fond continu, et l'irruption des forces islamistes ne change rien de ce point de vue. Lors de l'attaque de l'ambassade israélienne au Caire, les assaillants n'étaient pas des djihadistes, mais des supporters de football qui cherchaient à s'en prendre aux symboles israéliens. Le conflit israélo-palestinien reste extrêmement prégnant dans les consciences, au-delà des seules forces politiques conservatrices, et joue encore un rôle fédérateur.
Il y a aussi, bien sûr, la fracture entre sunnites et chiites, et la rivalité entre l'Arabie Saoudite et le Qatar. On peut avancer, quitte à faire un raccourci, que l'Arabie Saoudite soutient plutôt les salafistes, et le Qatar les Frères musulmans. Tous deux se livrent une guerre de position.
Les « katibas » libyennes pourraient être au nombre de 300. Elles suivent des logiques, notamment tribales, dont il faut avouer qu'elles sont difficiles à décrypter. Et qui aurait pu prévoir qu'une « katiba » puisse enlever le Premier Ministre, voire le numéro deux des renseignements ? En revanche, oui, nous aurions pu anticiper les conséquences de la fin de Kadhafi pour le nord Mali, le sud algérien, le sud libyen et désormais, de façon inquiétante, le sud tunisien, où des affrontements ont lieu entre des terroristes et une armée peu préparée à de telles situations. La circulation des armes dans le sud libyen est un enjeu majeur.
Une conférence ministérielle régionale sur les frontières vient d'ailleurs de se tenir à Rabat. Alors que certains pays souhaitaient visiblement axer la déclaration finale sur la Lybie, qui aurait été pour ainsi dire mise en position d'accusé, elle concerne finalement l'ensemble de la zone sahélo-saharienne. La création d'un centre régional de formation pour les officiers en charge des frontières est notamment prévue. Tout cela peut aider les Etats à se coaliser contre un fléau commun.
La Tunisie est effectivement divisée. Il y a une Tunisie urbaine et éduquée, et une Tunisie rurale, croyante et conservatrice. Il faut faire en sorte qu'elles ne se déchirent pas. Quant à la situation économique, elle est en effet déplorable, notamment en raison de la baisse de l'économie touristique.
Qu'en est-il du panarabisme et des nationalismes ? Il n'y a pas aujourd'hui de panarabisme affiché et, si les événements se déroulent actuellement dans un cadre national très fort, ils ne relèvent pas du nationalisme traditionnel. Jusqu'à présent, il n'y a pas de force nationaliste s'exprimant en tant que telle.
S'agissant des acteurs de ces mouvements, nous avons assisté à l'irruption soudaine d'une société civile jusque-là étouffée. Une grande partie de la population tunisienne s'exprime désormais avec des moyens nouveaux, notamment les réseaux sociaux, mais il y a aussi une presse qui a retrouvé sa liberté d'expression. Il faut y être très attentif.
Nous n'en sommes pas encore à des conjectures militaires entre la France et la Libye, mais il était question, lorsque nous étions à Tripoli, de la négociation d'un contrat pour la formation de policiers libyens. Il vient d'être signé, pour 1 000 policiers, alors qu'il était en souffrance depuis des mois.
Je conclurai par deux observations.
La première pour insister sur la véracité d'un propos tenu par Hubert Védrine, pour qui aucun pays occidental ne contrôle plus rien dans le monde arabe. Nous pouvons encore exercer une influence, mais même les Etats-Unis ont renoncé à la prétention de contrôler les évolutions qui sont des données internes.
Ma seconde observation porte sur le mode de relations que nous devons privilégier : je plaide pour le « multi-bilatéral ». Nous devons agir pays par pays et avec nos propres moyens. Car les autres pays européens sont nos concurrents, il ne faut pas l'oublier. Une action commune de l'Europe est possible, mais sur des sujets tels que le conflit israélo-palestinien.
La commission autorise la publication du rapport d'information.
La séance est levée à onze heures quinze.