Intervention de Jean-Christophe Sciberras

Réunion du 16 mai 2013 à 11h00
Mission d'évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale

Jean-Christophe Sciberras, président du bureau de l'Association nationale des directeurs des ressources humaines, ANDRH :

La législation en matière de licenciement économique a connu depuis trente ans un extraordinaire mouvement de complexification et de sédimentation. Aucun pays n'a construit un droit du licenciement aussi complexe que le nôtre – directeur des relations sociales du groupe de Solvay-Rhodia, je crois pourtant avoir une bonne vision d'ensemble de la situation dans de nombreux pays du monde. Même en Europe, une telle situation n'existe pas ! Comment avons-nous pu laisser la création collective de droit, tant législative que jurisprudentielle, produire un tel enchevêtrement de normes et une telle confusion ?

Non seulement cette dérive se paie en termes de délais et d'insécurité juridique, mais elle ne donne satisfaction ni au management ni aux organisations syndicales. En effet la situation ne s'est pas améliorée au fur et à mesure que l'on créait un droit de plus en plus protecteur. Je rappelle qu'en 2009, alors que nous traversions la pire crise économique de l'après-guerre, notre pays a enregistré 230 000 licenciements économiques, soit deux fois moins qu'en 1985. La complexification du droit a ainsi entraîné une précarisation, car il a bien fallu que les entreprises trouvent des marges de manoeuvre où elles le pouvaient.

Une catégorie de salarié a été de plus en plus protégée alors qu'une autre se retrouvait sans protection. Au-delà d'une évolution juridique, il y a donc une société qui se disloque en groupes à statuts différents, celui qui est protégé devenant l'objet de toutes les préoccupations, y compris celles des syndicats. Les droits sont désormais différents, tout comme le rapport à l'entreprise, et les jeunes générations finissent par en payer le prix en subissant la précarité. On reproche parfois aux directeurs des ressources humaines d'être les acteurs de cette évolution, mais ils font avec ce qu'ils ont, et avec le droit. Pour répondre aux enjeux de compétitivité qui sont de premier ordre, nous ne pouvons qu'utiliser les outils dont nous disposons.

Contrairement à ce qui se répète souvent, l'ANI, qui vient d'être transposé dans la loi, ne crée pas de la flexibilité : il ne fait que transférer aux entreprises la responsabilité de mener des discussions en la matière. Pour que ce texte produise éventuellement des effets, des actes juridiques sont encore nécessaires – soit accord, soit homologation par l'administration. Si une étape a été franchie de façon symbolique, articulant de façon harmonieuse démocratie sociale et démocratie politique, nous nous retrouverons à pied d'oeuvre le 1er juillet prochain. Les choses vont dans le bon sens, mais des interrogations fortes demeurent.

Tout d'abord, pourquoi imagine-t-on que la négociation sera plus facile que la procédure unilatérale d'information-consultation ? Dans les entreprises qui se trouvent au bord du gouffre, la responsabilité des partenaires sociaux sera telle que la possibilité de la signature d'un accord deviendra envisageable, mais quand une entreprise sera en meilleure santé et qu'elle devra néanmoins s'adapter et se restructurer, la négociation deviendra très difficile.

Ensuite, est-on assez conscient des aléas que fait peser sur l'homologation l'incertitude de décisions prises par le juge du référé qui se prononce seul, sous la pression de l'actualité, du contexte et des médias ?

Il est judicieux de soustraire les procédures de plan de sauvegarde de l'emploi du contrôle du juge judiciaire, pour autant que l'on sache comment réagira l'administration du travail. Quelles instructions le ministre donnera-t-il aux directions régionales de l'économie, de la concurrence et de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE) ? Nous voudrions pouvoir discuter avec la direction générale du travail en amont d'une future circulaire, car la position générale de l'administration aura un effet considérable sur la posture des participants aux négociations, dont certains pourraient considérer qu'ils ont intérêt à les faire échouer.

Dans l'esprit de l'ANI, à savoir donner la plus grande place possible à la négociation au plus près du terrain, il faut que l'administration concentre son contrôle sur la loyauté et la transparence de la procédure, et qu'elle conserve une position d'équilibre sans trop s'intéresser au contenu et au détail. De la même façon, le juge administratif ne devra exercer qu'un contrôle minimum sur la décision de l'administration. Sauf situation extrême, ce que le droit administratif qualifie d'« erreur manifeste », il est nécessaire de laisser les partenaires négocier et décider : il n'y a pas une seule bonne réponse, contrairement à ce que pensait le juge judiciaire – cette immodestie expliquant les dérives constatées.

Le champ d'application du droit du licenciement économique est trop large dans notre pays ; il faut le redéfinir. Au moindre risque pour l'emploi, nous mettons en place un plan de sauvegarde de l'emploi, alors même que nous faisons tout pour éviter des licenciements économiques. Le lancement des procédures et l'utilisation des termes juridiques adéquats créent l'affolement. Nous nous trouvons dans l'obligation de prononcer des mots qui font peur, même lorsque, conformément au souhait du législateur, nous mettons tout en oeuvre pour qu'ils ne trouvent aucune traduction concrète. Cette dramatisation a des conséquences considérables, les uns et les autres étant tétanisés et s'enfermant souvent dans des postures dont ils ne peuvent plus sortir. Or il s'agit souvent d'une frayeur inutile : au bout du compte, malgré des suppressions de postes, 90 % des salariés ont généralement conservé un emploi – dans le cas que je viens de vivre, un an et demi après la procédure lancée au moment de la fusion de Rodhia et de Solvay, pas un seul départ contraint n'a été enregistré ! J'estime en conséquence que le « curseur » du déclenchement du licenciement économique devrait être déplacé et situé très en aval, au moment où il s'agit non plus d'un cas purement hypothétique, mais d'une solution très prévisible. Malheureusement, sur ce plan, l'ANI ne change guère les choses : les accords de maintien dans l'emploi ne devraient pas empêcher le licenciement économique dont le champ n'a pas été modifié. Toutefois, il ne sera pas mis en oeuvre dans le cadre des accords de mobilité géographique et professionnelle, ce qui constitue une amélioration.

Des progrès restent à faire en matière de licenciement économique, j'en citerai trois exemples. Le premier concerne l'articulation entre le comité d'entreprise et le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Jean Auroux a fait une erreur en rendant le CHSCT autonome en 1982 : ce comité aurait dû rester une commission du CE avec lequel il ne se coordonne pas. Aujourd'hui, le comité d'hygiène et de sécurité seul peut tout bloquer et provoquer une expertise. Le deuxième exemple concerne l'étendue de l'obligation de reclassement. On comprend que les salariés puissent ne pas souhaiter un reclassement à l'autre bout de la France, mais pourquoi ne pas reconnaître la validité des limites géographiques qu'ils fixeraient eux-mêmes. Le droit doit aussi nous protéger de la mauvaise foi. Enfin, il faudrait revenir sur les obligations en matière de critères d'ordre de licenciement économique tels qu'ils sont énoncés par la jurisprudence. Au sein de la même catégorie professionnelle, un ordre doit par exemple être fixé avec l'attribution de points et un système de pondération sans tenir compte du site concerné. Encore une procédure complexe qui génère des inquiétudes souvent inutiles !

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