En effet, l’Europe ne fait pas que, passez-moi l’expression, brandir le bâton au sujet des règles de concurrence ; elle nous impose aussi des règles de lutte contre la pollution maritime. Elle impose en particulier d’avoir des navires alimentés au gaz naturel. Les journaux se sont fait l’écho récemment de la pré-commande d’un de ces ferrys à une autre compagnie maritime en France, mais celle-ci n’est pas encore réalisée. Mais il faut avoir à l’esprit qu’il n’y a pas de poste d’avitaillement pour le gaz : pour assurer un service qui équivaut à une heure ou deux de traversée, on sera obligé de disposer d’un bateau dont la capacité de stockage de gaz naturel permettra de naviguer pendant une semaine sans avitailler. Même s’il faudra à terme se résoudre à construire de tels bateaux, il serait naturellement absurde de subordonner l’exécution du plan social à cet objectif, qui ne pourra être réalisé qu’à moyen terme, c’est-à-dire dans deux, trois, voire quatre ans, et qui soulève toute une série d’interrogations. Il faut exécuter le plan social tout de suite.
Le renouvellement de la flotte constitue l’objectif principal. Vous avez donc réuni les collectivités, monsieur le ministre, afin de leur poser un certain nombre de questions, et vous avez bien fait. Certaines collectivités ont laissé entendre qu’elles prendraient une participation à la SNCM. Attentif à ce que disent les collègues, je vois pour ma part trois raisons pour lesquelles la collectivité territoriale ne prendra pas de participation, dont deux sont communes aux autres collectivités, c’est-à-dire objectives.
La première raison est d’ordre juridique : nous n’avons pas le droit de le faire. À ce jour, la loi française ne permet pas à une collectivité territoriale de prendre une participation dans une société privée, hors le statut de société publique locale ou de société d’économie mixte. De la même manière, ce ne serait pas conforme au droit européen, car considéré comme une aide d’État qu’il faudrait notifier comme telle.
La deuxième raison est que nous n’avons pas les moyens de le faire : toute intervention dans le capital aujourd’hui serait naturellement considérée du point de vue du droit commercial comme un soutien abusif. C’est à mon sens un risque que nous ne pouvons pas prendre.
La troisième raison, qui ne vaut que pour la collectivité que je représente par ailleurs, c’est que nous n’en avons pas envie, parce que c’est la dernière chose à faire.
Pour autant, il faut financer le renouvellement de la flotte. Or, disons-le clairement, dans l’état actuel des choses, aucune banque, publique ou privée, ne sera prête à s’engager directement dans un tel investissement, puisqu’il existe un risque qu’un tel financement soit considéré comme un soutien abusif. En effet, si vous apportez à une société qui est aux portes du tribunal de commerce un concours de l’ordre de plusieurs dizaines ou centaines de millions d’euros, même pour un investissement, vous vous trouvez dans une situation évidente de soutien abusif. En outre, une banque responsable évalue les risques avant de s’engager ; dans le cas présent, le risque est tel qu’on ne peut pas prêter directement.
En revanche, ce qui n’est pas interdit, c’est de constituer une société qui réaliserait l’investissement. Les collectivités territoriales pourraient alors intervenir en recourant à une société d’économie mixte chargée d’acheter des navires, et en les louant à la société concessionnaire. Cela permettrait de renouveler la flotte. Cela n’est pas interdit et ne comporte aucun risque financier de participation et d’exploitation ou de soutien abusif.
Que la société ait le statut de SEM me paraît important, car il faut associer au renouvellement de la flotte le secteur privé, professionnel de surcroît. Si la commande de navire est déjà une affaire compliquée pour des non-professionnels, elle l’est encore plus lorsque les navires à commander sont d’un type nouveau, dont il n’existe que fort peu d’exemples actuellement en Europe. Le ferry au gaz naturel, ce n’est du réel que pour très peu d’éléments et du virtuel pour l’essentiel. Réaliser une telle commande requiert des qualifications que nous n’avons pas et incite à faire preuve d’une extrême prudence, une prudence que les autres collectivités locales semblent partager face à ce sujet.
Par conséquent, il faut envisager le renouvellement de la flotte, le construire, le bâtir, le rendre possible, ce qui n’est pas simple. M. le ministre en a pris l’initiative, et la collectivité territoriale de Corse s’était exprimée sur le sujet il y a déjà quelque temps. Avant cela, il faut cependant que la société ait été restructurée. Il est en effet inutile de renouveler la flotte d’une société qui va mourir, et c’est ce qui guette la SNCM si on ne la restructure pas. La Société nationale Corse Méditerranée consomme actuellement en trésorerie environ 10 millions d’euros par mois. Ce sont des mois d’hiver, me direz-vous, mais si cette somme sera un peu moins élevée en été, elle restera tout de même importante. On ne peut évidemment continuer ainsi.
Il reste le problème des condamnations européennes. Je ne veux pas jouer les oiseaux de mauvais augure, mais depuis le début de l’opération, avant même que les condamnations ne tombent ou qu’on envisage qu’elles puissent tomber, j’avais indiqué à l’Assemblée de Corse – Camille de Rocca Serra le sait et, je crois, partageait ce sentiment – que le service complémentaire, le service des car-ferries, était condamné parce qu’il ne correspondait pas à un véritable besoin de service public. Ce service est là pour apporter du monde en Corse l’été là où il y en a déjà trop. Avec des moyens de remplissage sur l’année qui sont de 35 %, il est très difficile de plaider la continuité du service public, sachant que l’offre privée n’est pas du tout déficitaire. Vous connaissez la jurisprudence administrative française : une collectivité publique a le droit d’intervenir au titre du service public dans une activité privée dès lors que le service privé est défaillant. Le maire d’une commune où il n’y a pas de boulangerie et où il n’y a aucune chance qu’une boulangerie ouvre peut créer une boulangerie municipale. Le maire d’une commune où il y a quarante boulangeries ne le peut pas, car ce serait absurde. Il en va de même pour les car-ferries : l’initiative privée fournit un service de desserte de la Corse par car-ferries, donc un service public complémentaire n’est pas nécessaire.
La condamnation européenne était donc inéluctable, même si, comme l’ont indiqué le président Arnaud Leroy et le ministre, il est tout de même très difficile de prévoir l’avenir en matière de droit européen ou même de droit français des concessions. Permettez-moi de résumer l’état des lieux des contentieux sur le dossier : le tribunal de Bastia a dit oui, la Cour administrative d’appel a dit non, le Conseil d’État a dit oui, la Commission européenne a dit oui, le Tribunal de l’Union européenne a dit non, et finalement la Commission européenne a dit non. Et nous sommes en appel. Ce n’est quand même pas à nous de jeter la pierre à ceux qui se seraient éventuellement trompés : il y a à peu près autant de pertinence à prévoir les décisions de justice qu’à deviner si une pièce de monnaie qu’on a jetée en l’air tombera sur pile ou face.
À ce jour, il y a deux appels en cours. Rappelons tout d’abord que les affaires sont désormais juridictionnelles : ce n’est plus la Commission qui est compétente, c’est le Tribunal. Un premier contentieux concerne la collectivité territoriale de Corse mais également l’État et porte sur le service complémentaire : injonction est faite à la collectivité territoriale de Corse, qui n’y a d’ailleurs pas déféré, de demander le remboursement du service complémentaire. Cette injonction a été adressée par la Commission européenne, qui agit en tant que juridiction de première instance en matière de concurrence. Le Tribunal de l’Union européenne ne s’est pas prononcé au fond : il a simplement rejeté une demande de sursis à exécution de l’État en évoquant l’absence de motif suffisant. Cela ne préjuge pas du fond. Mais la probabilité que la légalité du service complémentaire soit inscrite dans la décision au fond serait du même ordre que celle pour votre serviteur d’accéder au rang de cardinal, ce qui, bien que j’ai une cravate rouge et parfois une écharpe rouge, ne me paraît pas immédiatement possible. Le ministre est d’accord avec moi, mon accession au rang de cardinal est tout de même peu probable, et je pense que la plupart de ceux qui me connaissent sont du même avis.