Intervention de Christiane Taubira

Séance en hémicycle du 11 février 2014 à 15h00
Géolocalisation — Présentation

Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice :

Il consacre une technique policière utile à l’élucidation des affaires et à l’arrestation des auteurs d’infractions en définissant un cadre, un formalisme, grâce auquel cette technique policière pourra être mise en oeuvre sans que soit constituée, ainsi que l’avait relevé la Cour de cassation en ses deux arrêts du 22 octobre 2013, une ingérence grave dans la vie privée.

La géolocalisation recouvre deux techniques. La première consiste en un suivi dynamique, en temps réel, à partir d’un terminal téléphonique, afin de localiser une personne. Cette technique est par exemple utilisée dans la recherche de mineurs, de majeurs protégés, de personnes en fuite ou de majeurs dont la disparition est considérée comme inquiétante.

La seconde est un dispositif dédié, c’est-à-dire une balise posée sur un objet ou un véhicule de transport, à l’extérieur pendant assez longtemps mais de plus en plus souvent à l’intérieur depuis quelques années car les possibilités de dissimulation sont plus nombreuses. Ce dispositif permet également de suivre les déplacements d’une personne en temps réel.

Ces dernières années, ces techniques de géolocalisation ont connu une croissance exponentielle. Alors qu’en 2011, environ 4 500 balises étaient posées, nous en étions déjà à 5 500 en 2012, soit une hausse de 25 % en une seule année. Pour ce qui est de la géolocalisation par terminal téléphonique, nous sommes passés de 1000 à 3000 réquisitions en 2009 à 20 000 réquisitions en 2013, ce qui traduit une augmentation considérable et représente un coût de 10 millions d’euros pour la justice. Voilà pour les faits, qu’en est-il du droit ?

Justement, ces techniques de géolocalisation ne sont encadrées par aucun dispositif juridique puisqu’aucune loi n’autorise expressément le recours à la géolocalisation et ne pose les conditions ou le cadre dans lequel on peut y avoir recours. Le procureur et le juge d’instruction font procéder à des actes de géolocalisation. Le premier s’appuie sur l’article 41 du code de procédure pénale, article général qui dispose que le procureur de la République procède ou fait procéder à tous les actes nécessaires à la recherche et à la poursuite des infractions à la loi pénale.

Le magistrat instructeur ne dispose pas d’instrument plus précis puisqu’il se réfère, quant à lui, à l’article 81 du code de procédure pénale, qui dispose que le juge d’instruction procède, conformément à la loi – or, en l’occurrence, justement, il n’en existe pas –, à tous les actes d’information nécessaires à la manifestation de la vérité et qu’il instruit à charge et à décharge.

Par ailleurs, les balises, considérées comme des aides à l’enquête, ne sont pas introduites dans la procédure. Il devenait donc nécessaire de poser un cadre juridique pour les actes de géolocalisation. Depuis 2010, les autorités françaises devaient savoir qu’il y avait péril en la demeure en raison de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, Uzun contre Allemagne, dont il résulte que les actes de géolocalisation constituent des ingérences dans la vie privée, non conformes à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Une loi devait donc être prise, suffisamment précise pour ne pas autoriser les abus de pouvoir.

Puisque rien n’avait été préparé à cet effet, j’ai demandé, dès janvier, à l’administration et à mon cabinet de travailler à un projet de loi et de procéder aux consultations et concertations nécessaires. Ce texte a été écrit, soumis à toutes les réunions interministérielles nécessaires, notamment avec le ministère de l’intérieur et celui de la défense. Nous en étions pratiquement arrivés à la fin des arbitrages lorsque le projet de loi relatif à la programmation militaire est arrivé en discussion, projet de loi dans lequel il avait été envisagé, dans le cadre de ces réunions, d’introduire les dispositions relatives à la géolocalisation. Je n’ai pas validé cette intention, car les actes de procédure en question étant intimement liés aux libertés individuelles, il m’avait semblé périlleux d’introduire par voie d’amendement, dans un texte de loi déjà passé au Conseil d’État, des dispositions relatives à la géolocalisation. J’ai donc plutôt choisi de poursuivre le travail sur notre projet de loi.

Sur ces entrefaites, la Cour de cassation a rendu deux arrêts le 22 octobre 2013. L’un d’eux annule une procédure où un acte de géolocalisation avait été ordonné par le parquet. Ces arrêts sont plus restrictifs que celui de la Cour européenne des droits de l’homme de 2010 dans la mesure où, là où la Cour européenne se contentait d’indiquer qu’il était nécessaire de disposer d’un cadre juridique, la Cour de cassation, plus sévère, estime que la géolocalisation en temps réel constitue une ingérence grave dans la vie privée au titre de ce même article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et suffisamment grave pour justifier qu’elle ne soit exécutée que sous le contrôle d’un juge.

Nous avons pris acte de ces arrêts qui mettent en évidence le vide juridique entourant la géolocalisation et nous avons accéléré le travail que je viens de décrire, avec le ministre de l’intérieur, dans le souci d’élaborer un texte qui comprenne toutes les dispositions de nature à assurer à la fois la protection des libertés individuelles et l’efficacité des enquêtes. J’ai donc demandé à l’administration et au cabinet de travailler avec les enquêteurs de l’OCRTIS, l’Office central de répression des trafics illicites de stupéfiants, ainsi qu’avec la BRI, la Brigade de recherche et d’intervention spécialisée en grand banditisme. Je me suis moi-même déplacée au 36, quai des orfèvres, siège de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris, pour une séance de travail avec les services spécialisés dans la grande délinquance organisée afin de m’imprégner plus précisément du fonctionnement des dispositifs matériels, de leur doctrine d’emploi et des contraintes qui pèsent sur les officiers de police judiciaire.

Ce travail extrêmement fructueux nous a permis de présenter au Conseil d’État, à peine un mois et demi après les arrêts de la Cour de cassation, un projet de loi qu’il a méticuleusement examiné, qui a fait l’objet de nombreuses séances de travail et d’une vaste concertation et qui nous a permis de déposer sur le bureau des chambres du Parlement le texte que vous examinez aujourd’hui à la suite des modifications introduites par le Sénat.

Il nous est évidemment apparu indispensable de définir les cadres procéduraux du recours à la géolocalisation. Nous les avons donc définis comme étant l’enquête préliminaire, l’enquête de flagrance, l’enquête en recherche des causes de la mort, l’enquête en recherche des causes de la disparition, l’enquête en recherche d’une personne en fuite et, bien entendu, l’information judiciaire. Nous avons ainsi considéré que, dans tous ces cadres procéduraux, des actes de géolocalisation pouvaient être nécessaires même s’ils l’étaient de manière inégale.

Nous avons également souhaité définir le champ infractionnel parce que les dispositions de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme énoncent très clairement que les infractions visées doivent être d’une certaine gravité et que l’ingérence de la puissance publique dans la vie privée doit être proportionnée aux nécessités de la sûreté publique. Pour tenir compte de ces deux exigences, nous avons étudié les limites que nous pouvions poser au champ infractionnel.

Nous pouvions bien évidemment considérer que les magistrats pourraient étudier les procédures au cas par cas et, selon la gravité des infractions et les risques en cause, décider d’y recourir ou non. Vous admettrez qu’il y avait là une part de subjectivité susceptible d’introduire un risque d’insécurité juridique, aussi nous a-t-il semblé plus prudent de délimiter ce champ infractionnel. Nous nous sommes bien rendu compte à quel point cette question faisait débat, au Sénat comme ici. Le texte original du Gouvernement retenait en effet deux quantum : les infractions dont la peine encourue était de trois ans lorsqu’il s’agissait de poser une balise sur un véhicule situé sur la voie publique ou dans un entrepôt et les infractions dont la peine encourue était de cinq ans, lorsqu’il y avait lieu de s’introduire plus avant, c’est-à-dire dans des locaux professionnels ou, pis, dans des lieux d’habitation privés.

Le Sénat a choisi de ne retenir qu’un seul quantum, celui de cinq ans, ce que nous pouvons comprendre car il s’agit là d’une technique intrusive dont la Cour de cassation dit qu’elle constitue une ingérence grave dans la vie privée. L’on peut, à cet égard, juger que le vol simple puni d’une peine d’emprisonnement de trois ans est une infraction qui ne justifie pas vraiment le recours à un tel procédé.

J’ai lu le compte rendu de vos travaux en commission et je sais que vous vous êtes beaucoup interrogés à propos du vol simple,…

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