Intervention de Seybah Dagoma

Réunion du 4 février 2014 à 16h15
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSeybah Dagoma, co-rapporteure :

Avant toute chose , je voudrais rappeler que le sujet de nos travaux était le juste échange au plan international et non le juste échange au plan européen. Définir les conditions et les contours de la mise en oeuvre d'un juste échange comme principe de régulation du commerce international revêt aujourd'hui une importance majeure. En effet, en France et en Europe en particulier, la mondialisation, fondée sur la doctrine du libre-échange, est très fortement remise en cause. Y sont notamment associées les délocalisations, l'accroissement des inégalités, la dérégulation financière et la concurrence déloyale entre les différents acteurs mondiaux. Qui plus est, sur notre continent, les citoyens ne perçoivent majoritairement plus l'Union européenne comme un rempart contre une mondialisation non maîtrisée, mais, au mieux, comme un spectateur passif et inutile, au pire comme le « Cheval de Troie » d'un libéralisme international sans contrepoids dont ils seraient, au premier chef, les victimes. Les Européens, et singulièrement nos compatriotes, semblent avoir le sentiment que le monde de demain se dessine sans eux et que rien n'est fait pour empêcher cet inexorable déclin avec les conséquences politiques que l'on sait.

Il est indiscutable que la crise qui a frappé le monde en 2008 a renforcé cette défiance, mais le « basculement du monde » est une réalité qui a précédé la tornade déclenchée par l'éclatement de la bulle immobilière américaine et l'effondrement de la banque Lehman Brothers. Depuis deux décennies, en effet, les contours de l'économie mondiale ont été transformés et de nouveaux acteurs de premier plan sont progressivement apparus. La conséquence en a été la fin d'une forme d'hégémonie occidentale et le déplacement du centre de gravité économique de la planète vers d'autres régions, en particulier la zone Asie-Pacifique. Quelques chiffres illustrent ce bouleversement : en 1990, les pays du Sud assuraient le tiers de la production mondiale. Ils en produisent près de la moitié aujourd'hui. En 1950, la Chine, l'Inde et le Brésil ne représentaient que 10 % de la production économique mondiale, alors que les six puissances traditionnelles du Nord comptaient pour plus de la moitié. Dans quelques années, leur PIB cumulé dépassera celui des cinq premières économies mondiales actuelles. Les échanges commerciaux, qui ont explosé depuis la fin de la seconde guerre mondiale, représentent désormais 30 % du PIB mondial. Il y a vingt ans, 60 % de ces échanges s'effectuaient entre les pays du Nord, 30 % étaient orientés Nord-Sud et 10 % étaient réalisés entre les pays du Sud ; aujourd'hui, les proportions sont d'un tiers dans chaque sens.

À l'évidence, cette nouvelle donne internationale remet en cause les positions acquises. Elle s'est accompagnée d'une nouvelle division du travail. Auparavant le système était fondé sur la domination des pays industrialisés. Les pays du Sud exportaient des matières premières et des produits agricoles tandis que les pays du Nord exportaient des produits manufacturés. Aujourd'hui, la nouvelle division du travail fait qu'un pays peut à la fois importer et exporter un même produit. Les échanges internationaux se caractérisent par une fragmentation des chaînes de valeur. Le processus consiste à diviser la fabrication d'un produit dans plusieurs lieux et de le réunir pour l'assemblage final. Les multinationales utilisent de la sorte les avantages comparatifs propres à chaque pays au sein d'une stratégie élaborée à l'échelle internationale. Autrement dit, les biens et services sont composés d'intrants provenant de différents pays et une part importante des importations de produits intermédiaires servent à produire les produits exportés. Cette fragmentation de la production enlève à peu près toute pertinence au concept mercantiliste traditionnel selon lequel les importations doivent être comptabilisées en négatif et les exportations en positif. De fait, ce sont les pays qui importent le plus qui exportent le plus et qui tirent le plus profit de leur participation au commerce international.

Plus patent encore, la mondialisation et la libéralisation des échanges ont contribué à l'affaiblissement des États, au profit d'une puissance nouvelle conférée aux grandes entreprises multinationales, qui sont en mesure de jouer des avantages comparatifs qu'elles trouvent dans les différents pays du globe, pour optimiser à la fois leurs coûts de production et leur efficacité commerciale. Ce constat étant posé, il convient de s'interroger sur les conséquences de cette libéralisation des échanges internationaux. En d'autres termes, de se demander si la population mondiale, dans son ensemble, a bénéficié des bienfaits du libre-échange, où se dessinent très clairement deux camps, celui les vainqueurs et celui des perdants. Il est indiscutable que la mondialisation a eu des effets positifs. Elle a ainsi permis à plusieurs centaines de millions d'individus, dans le monde, de sortir de la pauvreté et d'accéder à un niveau de vie plus élevé. C'est notamment le cas des grandes puissances émergentes, regroupées sous l'acronyme BRICS, qui sont généralement considérées comme les grandes gagnantes de la mondialisation et comme celles qui seront les moteurs de la croissance économique des années à venir. Pour autant, cet enrichissement global ne doit pas occulter le fait que le libre-échange a également été un fort facteur d'inégalités, au l'intérieur même de ces ensembles. Les cas de la Chine, de l'Inde ou du Brésil, dont la situation est analysée dans notre rapport, sont à ce titre tout à fait révélateurs. En Chine, par exemple, les différentiels de revenus entre la zone côtière fortement industrialisée, et les provinces centrales et occidentales, encore très rurales, sont énormes allant du simple au double. Au Brésil, dont l'essor s'est quelque peu essoufflé depuis 2012, la hausse générale du niveau de vie s'est appuyée sur des pratiques protectionnistes qui se révéleront difficilement tenables à moyen terme. Si l'on se réfère au coefficient de Gini qui mesure, de 0 à 1, les inégalités - le niveau 0 représentant l'égalité parfaite et un niveau de 0,6 étant très inégalitaire -, la Chine a un coefficient de Gini de 0,61 et le Brésil de 0,54. À cela s'ajoute, dans ces deux pays, le lourd coût environnemental de la croissance économique.

D'autres pays, en émergence, ont également tiré profit de la mondialisation. En Asie du Sud-Est, en Afrique de l'Est, plusieurs états affichent des taux de croissance élevés et apparaissent comme de nouveaux eldorados. Pourtant, les inégalités y sont aussi criantes et le prix à payer pour le développement économique est parfois prohibitif. On se souvient notamment de l'effondrement du Rana Plaza, en 2013, au Bangladesh, qui avait causé la mort de 1 127 personnes. Dernière catégorie, au sein des pays en développement, ceux dont il est clair qu'ils sont encore aujourd'hui les « laissés pour compte » de la mondialisation. Ainsi, les 49 pays les moins avancés (PMA) réalisent à peine plus de 1 % du commerce mondial. Cette faible participation au commerce international s'illustre très symboliquement par le fait qu'aucune saisine de l'Organe de règlement des différends de l'OMC n'a été le fait de l'un de ces PMA, faute d'expertise juridique, d'avocats et d'équipes techniques. S'ils ont accru, en moyenne de 7 à 8 % le volume de leurs exportations au cours des 10 dernières années, la valeur de ces exportations n'a, en revanche, que peu augmenté. Il en a résulté une diminution sensible du taux de couverture des exportations par les importations et une très forte dépendance aux prix des produits de base, en particulier des denrées alimentaires. Le modèle proposé par les organisations internationales d'une croissance tirée par les exportations s'est avérée, pour ces pays, un échec.

Dans les pays industrialisés, enfin, la mondialisation a permis un enrichissement global indéniable et offert plus de choix pour les consommateurs. Elle a ainsi accompagné les 30 Glorieuses, au cours desquels l'Europe de l'après-guerre a rattrapé le niveau de vie des États-Unis. Aujourd'hui, pourtant, nous l'avons vu plus haut, elle a été perçue comme une menace, singulièrement en Europe et en France. Une menace sur les industries locales, avec des pertes d'emplois avérées, et sur le modèle social, dont le coût est jugé trop élevé, dans un contexte de concurrence internationale exacerbée. De manière peu amène, l'Europe a souvent été considérée comme « l'idiot de la mondialisation ». Pour brutale qu'elle soit, cette assertion n'est pas, loin s'en faut, dénuée de fondement. Elle repose sur deux constatations : la première est que l'Union européenne, sous la houlette d'une Commission idéologiquement très attachée au libre-échange, se comporte comme le « bon élève » de la mondialisation et de l'OMC. C'est particulièrement vrai en ce qui concerne ses marchés publics, ouverts à plus de 85 %, alors que ceux de ses concurrents directs ne sont souvent ouverts qu'à moins de 35 % (aux États-Unis (32 %), au Japon (28 %) ou au Canada (16 %), par exemple). Nous l'avions rappelé lors de la présentation de la proposition de résolution sur l'instrument de réciprocité sur les marchés publics. La seconde est que, faute d'harmonisation sociale et fiscale, les états membres de l'Union se livrent entre eux à une concurrence fiscale mais aussi sociale souvent déloyale, fondée notamment sur des pratiques de dumping social. On a beaucoup parlé de la directive relative au détachement des travailleurs qui est un véritable problème. Je voudrais vous livrer quelques chiffres montrant les divergences entre États membres. Il ressort du rapport d'Yvon Jacob, ambassadeur de l'industrie, que les écarts de coût moyen de salaire vont de 1 à 15 entre la Bulgarie et la Suède. La part de l'industrie dans la valeur ajoutée varie de 8 % au Luxembourg et de 25 % en Slovaquie et en République tchèque et celle de la part de l'industrie de 10 % à Chypre et de 27 % en République Tchèque. Un récent rapport de l'INSEE montre qu'en France, entre 2009 et 2010, 20 000 suppressions d'emplois ont été le fait des délocalisations et celles-ci se sont réalisées majoritairement vers l'Union européenne, à 38 % vers les États de l'Union européenne à quinze et à 22 % vers les nouveaux États membres.

Il s'agit là du véritable effet pervers de la doctrine libre-échangiste. Faute de règles claires et d'instance qui soit en capacité de les faire respecter, la mondialisation a entrainé des pratiques contraires à la mise en oeuvre du multilatéralisme régulé que la création du GATT puis de l'OMC devait promouvoir. Ces pratiques, analysées dans notre rapport, sont de plusieurs ordres. Elles consistent tout d'abord à ne pas respecter les règles du multilatéralisme, à rebours des préceptes de l'OMC, qui visent à « garantir une concurrence ouverte, loyale et exempte de distorsions » et de ne pas adopter une politique protectionniste . Elles se traduisent également par des manquements aux engagements pris dans le cadre de l'OMC. Concrètement, alors que les barrières tarifaires sont historiquement basses et ne concernent que quelques secteurs sensibles, comme l'agriculture pour des raisons de souveraineté alimentaire, de trop nombreux pays mettent en oeuvre des dispositifs non tarifaires entravant le commerce. L'OMC parle ainsi de « mesures de substitution » par lesquelles les pays contournent leurs obligations : les mesures non tarifaires sont substituées à des droits de douane. Il est ainsi indiqué, dans le rapport conjoint de l'OMC, de l'OCDE et la CNUCED rendu public le 18 décembre 2013 que les principales économies mondiales ont mis en place entre mai et novembre 2013, 116 nouvelles mesures restrictives contre 109 les six mois précédents. Ces nouvelles mesures affectent près de 1,1 % des importations de marchandises des pays du G20, soit près de 0,9 % du total des importations dans le monde. On peut ainsi parler d'un « protectionnisme de la norme » fait de réglementations techniques et de dispositifs relatifs à la protection de la santé et des consommateurs. On peut citer l'exemple du Japon qui met en oeuvre des dispositifs protectionnistes sous forme de normes techniques et sanitaires. Un faible nombre d'additifs alimentaires sont ainsi autorisés, ce qui restreint de fait l'accès au marché japonais de nombreux produits du secteur agroalimentaire. Les normes sont particulièrement restrictives dans les domaines médical et pharmaceutique. De la même façon, comme je l'avais souligné lors du débat sur le mandat de négociation sur l'accord de libre-échange entre l'Union européenne et les États-Unis, ces derniers ayant recours à un ensemble de mesures protectionnistes, dont celle qui réserve le cabotage entre ports américains aux seuls navires battant pavillon américain et fabriqués aux États-Unis.

Ces pratiques se manifestent aussi par le recours à l'arme monétaire, en contradiction avec l'article XV du GATT, repris par l'OMC, qui stipule que les pays doivent « s'abstenir de toute mesure de change qui irait à l'encontre des dispositions du commerce international ». Cependant, l'OMC n'a aucune compétence régulatrice en la matière et est tenue de renvoyer à l'avis du FMI, dont les statuts interdisent de manipuler les taux de change pour obtenir des avantages comparatifs, toute question relative aux régimes de change, aux réserves et à la balance des paiements. L'OMC n'est jamais intervenu.

À l'évidence, il apparaît donc que le libre-échange, voulu comme un vecteur de développement international partagé, a touché ses limites et n'a pas permis de créer, à l'échelle du monde, les conditions d'échanges justes, fondés sur la réciprocité.

Pour autant, il n'est aucunement question de défendre l'idée d'une « démondialisation ». Nous savons que le commerce constitue un des vecteurs de croissance pour le monde d'aujourd'hui et de demain. Rappelons quelques chiffres et faits. En 2020, 90 % de la croissance économique globale devrait être le fait des pays situés en dehors de l'Union européenne. 60% des échanges se font au niveau intracommunautaire. S'agissant des perspectives démographiques, à l'horizon de 2030, la Chine, l'Afrique et l'Inde compteront chacune1,5 milliard d'habitants tandis que les européens ne seront que 520 millions. La jeunesse se trouvera très majoritairement dans ces zones et en raison du chômage de masse , constitueront des réserves de main d'oeuvre que les multinationales utiliseront. S'agissant du capital humain, calculé en fonction des années d'études et du nombre de jeunes, il sera situé à hauteur de 50 % dans ces zones. Enfin, 70 % de la classe moyenne seront situés dans ces zones.

C'est justement à l'aune de ce constat que nous souhaitons que puisse être mise en oeuvre, dans l'intérêt de tous, une régulation du commerce international et que l'Union européenne soit le moteur de cet indispensable initiative. Tout comme elle doit être pionnière en matière de transition énergétique, l'Europe doit porter l'idée et la mise en place d'un commerce loyal, équitable, respectueux des normes internationales, en un mot, conforme aux exigences d'un « juste échange ».

Évaluer ce qui est juste ou injuste dans les rapports commerciaux n'est pas aisée. Cette notion de « juste » implique, en effet, un jugement moral. Or, d'aucuns considèrent que dans les affaires, ce qui est juste est ce sur quoi les parties prenantes se sont mises d'accord. Autrement dit, leur référence est le contrat. Le juste échange a donc une connotation morale et même philosophique, renvoyant à la théorie de la justice dans l'échange de Saint Thomas d'Aquin.

Ceci posé , le juste échange s'appuie sur trois principes majeurs. Tout d' abord, la notion de juste échange implique que chacun prenne la part qui lui revient dans l'effort commun et suppose l'émergence d'un accord sur des « règles du jeu universelles ». Cette conception du juste échange fait référence aux biens publics mondiaux, au nombre desquels figurent la préservation de l'environnement, un système monétaire stable, la protection de la biodiversité ou des conditions de travail décentes. Il est nécessaire de concilier cette conception du juste échange avec le principe des « responsabilités communes mais différenciées ». Ensuite, le juste échange suppose la réciprocité. Enfin, l'Europe doit s'affirmer comme la figure de proue d'un multilatéralisme rénové, qui permettrait de rééquilibrer les bénéfices des échanges internationaux au profit des nations jusqu'alors restées à l'écart de la mondialisation.

Cela suppose que les États membres de l'Union parviennent à surmonter les différences de situations commerciales, entre des pays du Nord, dotés d'un appareil productif efficace, et qui fondent leur prospérité sur les exportations, et des États du Sud, en prise à de nombreuses difficultés structurelles. Elle devra également surmonter les différences entre tenants du libre-échange, pour des raisons idéologiques ou par peur de représailles, et ceux qui souhaitent un renforcement de la régulation.

Défendre un juste échange suppose en effet que les États de l'Union s'engagent à ne plus adopter de stratégies « gagnants perdants » et à endosser une responsabilité normative commune particulière : tout à la fois respecter et faire respecter les règles existantes (y compris multilatérales, plurilatérales et bilatérales) et promouvoir des normes, en particulier environnementales etou sociales, rendues opposables au commerce. La tâche est ardue. Mais l'Europe a des atouts indéniables. Elle reste aujourd'hui le premier marché, le premier exportateur et la première économie du monde. Il ne tient qu'à elle de savoir-faire mieux entendre sa voix sur la scène mondiale.

La proposition de résolution qui vous est présentée dessine les contours d'un juste échange, qui constituerait le cadre de cette nécessaire régulation.

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