Intervention de Didier Quentin

Réunion du 4 février 2014 à 16h15
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDidier Quentin, rapporteur :

La Société Nationale Corse Méditerranée (SNCM) assure le service public de transport de voyageurs et de marchandises entre la Corse et le continent. Aujourd'hui en grandes difficulté, elle fait l'objet d'un plan ambitieux de développement, arrêté le 22 janvier dernier par son conseil de surveillance. Celui-ci a autorisé l'achat de deux navires, afin de rendre plus compétitif le transporteur, dont les performances se sont beaucoup améliorées ces dernières années.

Or, ce plan ne peut pas être mis en oeuvre. En effet, un jugement du Tribunal de l'Union européenne a remis en cause la soulte versée par l'État, lors de la privatisation, et une décision de la Commission européenne a refusé de reconnaître la qualité de service d'intérêt économique général (SIEG) aux indemnités versées, au titre de l'exécution du contrat de délégation de service public. La SNCM doit donc restituer aux pouvoirs publics une somme d'environ 440 millions d'euros.

Le Tribunal de l'Union européenne ayant refusé le sursis à exécution de cette restitution, la France est placée devant un dilemme : la nécessité juridique, mais l'impossibilité pratique, d'exécuter ses obligations, au regard des traités européens, ce qui entrainerait la mise en liquidation immédiate de la société, le licenciement de 2 500 personnes et une perte sèche pour l'État supérieure à 400 millions d'euros ! En outre, l'État ne récupèrera jamais les sommes avancées, les actionnaires privés de la SNCM pouvant faire jouer la clause d'annulation de la privatisation de 2005. Nous entrerions alors dans des litiges financiers considérables, dont le règlement durerait des années.

Il convient de souligner que l'exécution de ces décisions, intervenues au nom du respect de la concurrence, aurait pour conséquence paradoxale d'instituer un monopole au profit de « Corsica ferries », qui doit en partie sa compétitivité à des pratiques inacceptables à défaut d'être clairement illégales, au regard du droit social. En effet, bien que l'activité de cette compagnie s'exerce principalement entre deux points du territoire français, elle n'acquitte que marginalement des cotisations sociales en France !

Il convient aussi d'ajouter que l'exécution des décisions européennes conduirait à une dégradation de la desserte de la Corse et à des risque de troubles à l'ordre public.

Nous nous situons en fait devant un cas de figure traditionnel en jurisprudence administrative : l'État peut décider de la non-exécution d'une décision de justice, en raison des risques de troubles à l'ordre public européen. C'est l'arrêt Couiteas du Conseil d'État du 30 novembre 1923. Mais cette solution de bon sens n'est pas prévue par le droit européen.

En clair, la France est menacée de devoir s'acquitter de lourdes amendes, pour ne pas exécuter des décisions impossibles à mettre en oeuvre ! et qui, prises au nom de la concurrence, conduiraient paradoxalement à la disparition de la concurrence.

Cette question étant compliquée, nous vous proposerons de l'aborder avec des idées simples : le droit européen doit être respecté ; la concurrence, l'ordre public et les intérêts financiers de l'État et des collectivités locales doivent également être sauvegardés.

Le règlement de ce dossier est urgent car, suite à la campagne médiatique récente qui fait état de difficultés rencontrées par la SNCM et susceptibles de conduire cette dernière au dépôt de bilan, il est déjà constaté une chute de 35 % en moyenne des réservations de la SNCM par rapport à 2012.

Depuis 2001 la compagnie Low Cost « Corsica Ferries » prend des parts croissantes de marché, dans la liaison entre la Corse et le continent, en faisant notamment appel à des marins européens mais non français. En 2003 l'État, par le biais de la Compagnie Générale Maritime et Financière (CGMF qui possède 93,26 % de la SNCM) a apporté une aide à une recapitalisation d'un montant de 66 millions d'euros. La Commission européenne a alors informé la France que dans les dix ans qui suivront, elle ne pourra – excepté pour une privatisation octroyer aucune autre aide, ayant pour but la restructuration ou le sauvetage de l'entreprise, et non pas la compensation de service public.

En 2004, malgré l'octroi de la Délégation de Service Public (DSP) pour la liaison avec la Corse, la situation de la compagnie maritime ne s'était pas améliorée, d'où l'idée de privatisation, toute aide à la restructuration étant devenue impossible.

Cette privatisation a été engagée, à partir de 2005 : la recapitalisation par l'État dans le cadre d'une privatisation de la SNCM impliquait que l'État se comporte comme un investisseur avisé. Cette notion renvoie à une analogie des comportements entre le secteur public et le secteur privé. À partir du moment où la SNCM devient une compagnie privée, l'État doit au regard des règles européennes avoir le comportement d'un investisseur soucieux de dégager un profit.

Le 8 juillet 2008, la Commission européenne a publié un avis considérant que la privatisation de 2006 et la recapitalisation qui a suivi, ne constitue pas une aide d'État et que l'aide de 66 millions d'euros apportée en 2002 était compatible, avec les règles du marché unique. En novembre de la même année, Veolia rachète les parts de capital du fonds d'investissement « Butler Capital Partners » (BCP), devenant ainsi l'actionnaire majoritaire.

Le 11 septembre 2012, le Tribunal de l'Union Européenne (TUE) a annulé la décision de la Commission européenne, suite à une plainte de « Corsica ferries ». Veolia a alors saisi le Gouvernement, pour faire appliquer les clauses résolutoires.

L'affaire est actuellement pendante en appel devant la Cour de justice de l'Union européenne, mais l'avocat général Wathelet a proposé la confirmation du jugement de première instance. La SNCM aurait alors à rembourser une somme d'approximativement 220 millions d'euros.

En mai 2012, la Commission européenne a invalidé les compensations offertes à la compagnie maritime pour le « service complémentaire » (durant les mois de pointe, la fréquentation du réseau peut-être supérieure à 10 fois celle des mois creux, tels que janvier ou février). Aussi la Délégation de Service Public prévoit-elle un système de compensation, afin de garantir un minimum de fréquences.

Pour la Commission européenne, ce service pouvait être pris en compte dans les conditions normales de marché et ne constitue pas un service d'intérêt général, ce que conteste le gouvernement français. La Commission demande donc le remboursement des compensations perçues, au titre de « service complémentaire ».

La disparition du service complémentaire permettrait de maintenir seulement 420 équivalents temps plein et entrainerait plus de 1 500 licenciements pour l'avenir.

En outre, la situation financière de la compagnie ne lui permet absolument pas de rembourser ces sommes et entrainerait sa liquidation et le licenciement de la totalité du personnel. Les chances d'obtenir une annulation par la justice européenne de la décision de la Commission européenne sont réelles, mais le délai de jugement bloque l'entrée de nouveaux actionnaires dans le capital de la SNCM. Il ne paraît pas possible d'invoquer sur ce dossier le compromis de Luxembourg, voulu par le Général de Gaulle, et refuser d'exécuter nos engagements internationaux. Aussi nous faut il explorer les voies d'un compromis.

Deux clauses résolutoires ont accompagné la signature des engagements pris par les opérateurs privés. La première, signée en mai 2006, concerne la non-acception du dossier de recapitalisation par la Commission européenne. Elle est valide pour six ans ; la seconde porte sur la question du service public et donc à l'attribution de la DSP à la SNCM, signée le 1er janvier 2007. Elle est valide pour quatre ans. La première clause résolutoire pourra jouer, si les actes de procédure accomplis par les actionnaires sont considérés comme interruptifs de prescription. La seconde n'a pas lieu de jouer, dans la mesure où la SNCM ayant accompli les obligations de la DSP doit être indemnisée pour le service fait, d'autant que, dans ce dernier cas, l'État a commis une faute en ne notifiant pas ces aides à la Commission européenne.

Il n'est donc guère contestable que l'exécution du jugement et de la décision de la Commission européenne ouvriraient la voie à l'octroi de dommages et intérêts importants à la charge de l'État. Au vu des données fournies à votre rapporteur, il apparaît qu'en cas d'exécution des décisions européennes, le montant que l'État devrait acquitter, à titre de dommages et intérêts, serait sensiblement équivalent au montant des sommes réclamées par l'Union.

Aux yeux de votre rapporteur, la meilleure solution, car rapide, serait le remboursement par la SNCM des sommes considérées comme indûment perçues, même si nous ne sommes pas d'accord avec la position des services de la concurrence. Concomitamment, l'État indemniserait les actionnaires privés qui, en échange, abandonneraient leurs actions juridiques liées à la clause résolutoire et la SNCM percevrait une indemnisation, au titre du service, compensant les sommes qui lui sont réclamées au titre du service complémentaire, car elle a effectué le travail durant six ans.

Le risque de qualification de ce transfert en aide d'État ou en aide à la restructuration par la Commission européenne ne doit pas être ignoré. Néanmoins, toute solution, hormis celle de la liquidation, suppose un risque de ce type.

Il pourrait cependant être soutenu que l'État agit en investisseur avisé dans une économie de marché, dès lors que son apport serait inférieur au coût de la liquidation qui devrait être compris entre 200 et 400 millions d'euros.

Il est indispensable, pour voir clair dans cette multiplicité de litiges, que soit effectuée une balance entre les sommes que la SNCM doit rembourser au titre des contentieux avec l'Union européenne et celles que devrait lui verser l'État au titre des clauses résolutoires ou de sa responsabilité.

Pour cela il convient d'engager sans tarder une procédure d'arbitrage ou d'expertise pour identifier les sommes dues par chaque partie, afin de pouvoir calculer un solde et purger l'ensemble des contentieux financiers, en accord avec la Commission européenne.

Ces contentieux ont pour effet d'interdire tout développement de la SNCM. Si aucune solution satisfaisante n'était recherchée, il est à craindre que ce dossier ne soit au centre des polémiques, lors de la prochaine campagne des élections européennes.

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