Intervention de Chantal Guittet

Réunion du 4 février 2014 à 16h15
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaChantal Guittet, rapporteure :

Madame la Présidente, mes chers collègues, le 29 mai 2013, mes collègues Gilles Savary, Michel Piron et moi-même vous présentions un rapport d'information sur la révision de la directive sur le détachement des travailleurs dans lequel étaient formulées 21 propositions pour lutter le plus efficacement possible contre la concurrence déloyale sous forme de dumping social qui se développe actuellement en Europe à la faveur de manquement aux principes de la directive et des faiblesses endogènes de la réglementation sur le détachement des travailleurs.

À la suite de ce rapport, la Commission des affaires sociales a repris à son compte, le 11 juillet 2013, un certain nombre de nos recommandations, telles que l'instauration d'une agence européenne de contrôle du travail mobile en Europe, la création d'une carte du travailleur européen ou et l'introduction d'un salaire minimum de référence afin d'harmoniser socialement les conditions de détachement.

Le 2 décembre 2013, la question du détachement des travailleurs a par ailleurs fait l'objet d'un débat en séance publique, montrant à quel point ce sujet était d'actualité. De fait, au niveau européen, le trilogue sur la révision de la directive n'a toujours pas abouti, même si un pas important a été franchi le 9 décembre dernier puisque les ministres du travail européen se sont mis d'accord sur un texte qui instaure une liste de mesures de contrôles ouvertes et sur un mécanisme de responsabilité solidaire obligatoire du donneur d'ordre dans le bâtiment.

Bien que quelques progrès aient été réalisés, le compromis final sera, de l'avis de tous, difficile à atteindre, et il semble malheureusement peu probable qu'il puisse être atteint avant la nomination de la nouvelle Commission européenne à l'automne prochain. Pourtant l'urgence est réelle dans notre pays, et il est nécessaire de légiférer rapidement pour combattre le travail illégal et la concurrence déloyale par le biais de l'optimisation sociale, qui mettent à mal des pans entiers de notre économie, tels que le bâtiment et les travaux publics, le transport routier, ou encore l'agro-alimentaire et favorisent l'émergence de salariés « low cost ».

C'est l'objet de la présente proposition de loi, dont la paternité revient à Gilles Savary, dont notre commission s'est saisie pour observations, et qui sera examinée en commission des affaires sociales la semaine prochaine et en séance publique le 18 février.

Cette proposition de loi a pour objectif d'instaurer plusieurs mesures préventives et répressives pour lutter plus efficacement contre le dumping social, la concurrence déloyale et les abus de sous-traitance. Certaines de ces dispositions sont directement inspirées des travaux que nous avons menés au sein de notre commission, et représentent une avancée législative réelle ; en revanche, le texte comporte des dispositions qui demeurent imparfaites.

Certains points de la proposition constituent en effet de réelles avancées de notre dispositif législatif en matière de lutte contre la concurrence déloyale : l'extension du devoir d'injonction du maitre d'ouvrage en cas de travail dissimulé par le cocontractant – article 3 -, l'allongement de la liste des documents exigibles par les inspecteurs du travail pour lutter contre le travail illégal - article 4 -, la signature des marchés publics conditionnée à la production de l'attestation d'assurance décennale obligatoire – article 8 - et l'ouverture de la possibilité d'ester en justice aux associations et syndicats – article 7 -. Concernant l'article 7, celui-ci demeure perfectible. D'une part, le délai de 5 ans d'ancienneté de l'organisation prévu dans la rédaction actuelle ne semble pas cohérent avec le droit actuel, et notamment avec le seuil de deux ans prévu en droit du travail pour la représentativité des organisations syndicales, prévu aux articles L. 2121-1 et suivants du code du travail. En outre, il convient de s'interroger aussi sur la possibilité de compléter cet article 7 pour introduire une possibilité de recours de ces mêmes organismes devant le tribunal des affaires sociales et devant le conseil des prud'hommes.

La proposition de loi contient de plus des articles qui doivent être modifiés ou supprimés. L'article 1er étend l'obligation de vigilance de l'entreprise bénéficiaire d'une prestation de service internationale à la vérification du dépôt de la déclaration de détachement auprès des services de l'Inspection du travail. Une telle obligation pourrait entraîner, en cas de manquement, sa solidarité pour le paiement des salaires et des indemnités dues aux travailleurs concernés. Si l'intention de cet article est bonne, sa rédaction le rend de facto inapplicable, les inspecteurs du travail n'ayant pas les moyens de sa mise en oeuvre. En outre, la rédaction de l'article ne couvre pas l'exhaustivité des situations de détachement, puisqu'elle ne concerne que les prestations de service de prestataires « établis hors de France » ; de ce fait, les entreprises françaises qui auraient créé des filiales « boîtes aux lettres » ne rentreraient pas dans le champ d'application de l'article. En réalité, ce même objectif - procurer aux inspecteurs du travail le moyen d'être informé sur les détachements en cours - serait plus efficacement rempli en créant un système de double déclaration. Actuellement, seule l'entreprise qui détache est tenue d'établir une déclaration de détachement ; or, les entreprises ne procèdent pas toujours aux déclarations de détachement, que ce soit par souci de dissimulation ou par méconnaissance de leurs obligations. On estime ainsi que seuls 30% des détachements font réellement l'objet d'une déclaration. L'efficacité du dispositif serait accrue si on exigeait aussi du donneur d'ordre qu'il fasse une déclaration de sous-traitance facile à contrôler car le donneur d'ordre n'est pas mobile - en plus de la déclaration de détachement faite par l'entreprise qui détache ses salariés.

L'article 2 propose d'élargir les cas dans lesquels un maître d'ouvrage ou un donneur d'ordre peut être tenu au paiement des salaires des employés des sous-traitants présents sur le marché, y compris lorsque le maître d'ouvrage ou le donneur d'ordre n'a pas de relation directe avec ce sous-traitant. Cette solidarité porte sur le paiement total ou partiel des salaires, dans la limite du salaire minimum légal ou conventionnel. Elle couvre toutes les situations de non-respect des règles de rémunération, y compris celles des travailleurs détachés en France payés en deçà du SMIC ou du salaire minimal conventionnel. En cas de signalement à un maître d'ouvrage d'une situation de défaut du paiement intégral ou partiel des salaires minimaux chez un des sous-traitants du marché par un agent de contrôle ou une organisation syndicale, le maître d'ouvrage sera tenu de faire cesser la situation. À défaut, il sera responsable solidairement avec l'entreprise du paiement des salaires. La mise en jeu de la responsabilité solidaire du maître d'ouvrage ou du donneur d'ordre repose sur un dispositif ciblé, après signalement par les services de contrôle habilités à lutter contre le travail illégal (Inspection du travail, URSSAF, police, gendarmerie, Impôts). Cet article répond à un objectif louable, mais il faudra être vigilant au moment de la rédaction du décret d'application, et veiller à ce que les conditions de signalement de la régularisation soient bien précises, afin de permettre au donner d'ordre ou au maître d'ouvrage d'attester de leur bonne foi et d'ainsi se prémunir contre une responsabilité conjointe et solidaire qui ne serait pas justifiée. Peut-être faudrait-il en outre s'interroger sur l'opportunité de créer l'obligation pour toute entreprise qui détache des salariés d'avoir un correspondant unique pour les donneurs d'ordre ou les maîtres d'ouvrage ? L'article 9 de la proposition de révision de la directive d'application de la directive 9671CE prévoit en effet l'« obligation de désigner, pour la durée de la prestation des services, une personne de contact pour négocier au nom de l'employeur, si nécessaire, avec les partenaires sociaux compétents dans l'État membre dans lequel le détachement a lieu, conformément à la législation et aux pratiques nationales ». Mais l'article 9 n'ayant pas encore fait l'objet d'un accord en trilogue, il serait sans doute plus sage d'inscrire d'ores et déjà cette disposition en droit français. Par ailleurs, cet article limite l'information du maître d'ouvrage ou du donneur d'ordre au seul non-paiement total ou partiel du salaire dû au salarié du sous-traitant direct ou indirect aux fins de régularisation de la situation signalée. Or, le socle minimal que doivent respecter les entreprises qui détachent des salariés ne se limite pas au seul respect des dispositions en matière de salaire, mais comporte aussi tout un ensemble de normes à respecter relatives aux libertés individuelles et collectives dans la relation de travail, aux discriminations et à l'égalité professionnelle entre les femmes et les homme, à la protection de la maternité, aux congés de maternité et de paternité, aux congés pour événements familiaux, aux conditions de mise à disposition et garanties dues aux salariés par les entreprises exerçant une activité de travail temporaire, à l'exercice du droit de grève, à la durée du travail, aux repos compensateurs, aux jours fériés, aux congés annuels payés, à la durée du travail et travail de nuit des jeunes travailleurs, aux conditions d'assujettissement aux caisses de congés et intempéries, aux règles relatives à la santé et à la sécurité au travail, à l'âge d'admission au travail, à l'emploi des enfants et au travail illégal. Il s'agit-là en réalité d'un socle très important, et nul doute que l'extension de l'article 2 à l'ensemble de ces points serait de nature à lutter contre le travail illégal.

L'article 5 propose d'engager la responsabilité pénale du maître de l'ouvrage public ou privé ou du donneur d'ordre professionnel lorsqu'ils poursuivent en connaissance de cause pendant plus d'un mois l'exécution d'un contrat passé avec une entreprise en situation irrégulière au regard de ses obligations sociales. Dans cette situation, la sanction pénale sera celle prévue à l'article L. 8224-1 du code du travail qui réprime le recours en conscience aux services d'une personne effectuant un travail dissimulé, à savoir l'emprisonnement de trois ans et une amende de 45 000 euros. En l'état, cette disposition crée une immunité pénale de fait pendant un mois du donneur d'ordre ; il s'agit d'une disposition plus laxiste que le droit existant, puisqu'actuellement, l'infraction de recours à travail dissimulé est une infraction instantanée. L'article 5 tel que rédigé dans la proposition permettrait en effet à des donneurs d'ordre ou maître d'ouvrage de recourir en toute connaissance de cause – car informés par les agents de contrôles – pendant un mois à des entreprises qui pratiquent du travail dissimulé.

Dans notre rapport sur la révision de la directive sur le détachement des travailleurs, nous soulignions qu'il apparaissait évident que la fraude au détachement se développait aussi parce que certaines entreprises font, en toute connaissance de cause, appel à des entreprises indélicates, ce qui est rendu possible dans la mesure où aucune publicité n'est faite autour de ces entreprises. Nous invitions alors les autorités européennes, et à défaut le Gouvernement, à mettre en place un liste noire d'entreprises et de prestataires de services indélicats, sur le modèle des listes noires qui existent dans l'aviation civile. L'article 6 de la proposition de loi reprend en partie cette idée à son compte, et met en place une « liste noire » d'entreprises et de prestataires de services qui ont été condamnés pour des infractions constitutives de travail illégal mentionnées à l'article L. 8211-1 du code du travail (travail dissimulé, marchandage, prêt illicite de main d'oeuvre, emploi d'étrangers sans titre de travail…), dans les cas où l'amende prononcée est d'un montant d'au moins 45 000 euros. Le seuil de 45 000 euros fixé dans la rédaction actuelle apparaît trop élevé et risque de rendre cette disposition inefficace ; il faudrait réfléchir à un seuil plus faible qui permettrait de rendre cette liste vraiment utile, voire à une inscription à partir de la condamnation au premier euro. Rappelons que cette inscription n'aurait qu'un caractère informatif et n'empêcherait en rien les donneurs d'ordre ou les maîtres d'ouvrage de contracter avec des entreprises inscrites sur la liste.

Des améliorations au texte sont nécessaires pour renforcer le dispositif de lutte contre la concurrence déloyale et les trafics de main d'oeuvre. Mes collègues Gilles Savary et Michel Piron et moi-même avions appelé de nos voeux la création d'une carte du travailleur européen, qui serait de nature à faciliter le contrôle des détachements. Dans l'attente d'une éventuelle création de cette carte à l'échelle européenne, il serait intéressant de compléter le texte actuel de la proposition de loi par une disposition qui vise à mettre en place une carte d'identification des travailleurs dans le bâtiment, secteur particulièrement touché par la fraude aux faux détachements. L'idée est de permettre une identification rapide des travailleurs présents sur les chantiers, et un contrôle rapide par les inspecteurs du travail des documents les concernant (contrat de travail, employeur, etc…).

Par ailleurs, actuellement, le défaut de présentation des documents exigibles par l'inspection du travail qui vérifie la déclaration de détachement est constitutif de l'amende prévue pour les contraventions de troisième classe, soit 450 euros maximum (conformément à l'article 131-13 code pénal) ; il peut être également constitutif du délit d'obstacle à l'accomplissement des fonctions de l'agent de contrôle, punissable d'une peine d'un an emprisonnement et d'une amende de 3 750 euros (article L. 8114-1 du code du travail).

Il convient de s'interroger sur l'opportunité de renforcer ces amendes, qui apparaissent relativement peu lourdes eu égard aux enjeux financiers.

De plus, le dispositif de la proposition pourrait être complété utilement en renforçant les sanctions administratives pour travail illégal, en complément des sanctions pénales.

En conclusion, il apparaît clair que ce texte, imparfait, va faire l'objet de nombreuses modifications au cours des différentes étapes de sa discussion. Pour autant, il a le mérite d'apporter une réponse nationale à un problème de dimension européenne, réponse rapide rendue nécessaire par les lenteurs du processus décisionnel de l'Union en la matière. En outre, les auditions que nous avons menées avec Gilles Savary, rapporteur sur la proposition de loi, ont montré que tant les représentants des salariés que les représentants des employeurs étaient en faveur de l'adoption d'une législation nationale. Je vous propose d'adopter les conclusions de notre rapport.

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