Intervention de Gilles Savary

Réunion du 11 février 2014 à 16h15
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaGilles Savary, rapporteur :

Je voudrais d'abord vous rappeler le contexte dans lequel s'inscrit cette proposition de loi.

Nous nous sommes intéressés à ce sujet à la faveur du projet de directive d'application de la directive européenne n° 9671CE du 16 décembre 1996 relative au détachement de travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de services, dite directive « détachement ». Ce projet de la Commission européenne a donné lieu à une résolution européenne, adoptée le 12 juillet 2013 par notre Assemblée à l'unanimité.

Cette résolution est issue du constat de la prodigieuse accélération de la dérégulation du marché du travail en Europe. Une des origines de ce phénomène se trouve dans le dévoiement du détachement de travailleurs, dont l'impact risque d'être absolument dévastateur à terme si on le laissait se développer en marché autonome de travailleurs low cost.

Soyons clairs : il ne s'agit pas de lutter contre l'immigration de travail, dont l'utilité est incontestable – je rappelle que la France compte aujourd'hui 350 000 emplois non pourvus. Il faut souligner, surtout au moment où la Suisse ferme ses frontières, que l'immigration de travail a beaucoup profité à notre pays. Je n'ai pas besoin de rappeler l'apport des travailleurs polonais ou italiens à l'exploitation des mines françaises, par exemple. Moi qui suis de Bordeaux, je n'oublie pas non plus que le grand négoce viticole a été créé par des étrangers. On pourrait également évoquer l'apport des étrangers dans le domaine des arts et de la science.

Il ne s'agit pas davantage de nier l'utilité du détachement de travailleurs, qui a toujours accompagné les échanges de biens et de services entre les différentes nations, et pas seulement à l'intérieur de l'Union européenne. Actuellement la France détache 300 000 personnes par an, dont environ 170 000 en Europe, qu'il s'agisse d'ingénieurs chargés de vendre des TGV ou des Airbus, d'ouvriers chargés d'en assurer la maintenance, de commerciaux, de scientifiques auprès de laboratoires étrangers ou d'artistes.

L'Europe a d'ailleurs encadré ce phénomène par la directive « détachement », qu'il ne faut surtout pas fustiger. Édictée en 1996, elle a le mérite de répondre aux problèmes qui se posaient à l'époque en instaurant un statut protecteur du travailleur détaché. Celui-ci doit bénéficier du salaire minimum fixé par le pays d'accueil. Il assure une mission d'une durée limitée et reste affilié durant cette période à la sécurité sociale du pays d'origine. On voit que de telles règles sont très protectrices des droits des travailleurs français détachés dans un autre pays de l'Union européenne.

Le problème est que ces règles ne suffisent plus aujourd'hui. En effet, à la faveur de l'intégration de nouveaux États présentant de très fortes disparités de conditions salariales et sociales et de la crise des dettes souveraines, se sont constitués des réseaux qui font, de façon plus ou moins licite, commerce de travailleurs low cost. Aujourd'hui des entreprises, des exploitations agricoles se voient proposer des ouvriers polonais ou slovaques pour assurer à bas coût des prestations temporaires, via de véritables brochures publicitaires garantissant la qualité et la fiabilité du service.

Le développement d'un tel phénomène est délétère à plus d'un titre. Même quand ils sont déclarés, ces travailleurs sont dans l'obligation de « ristourner » une partie de leur salaire. Leurs conditions d'hébergement sont souvent indignes et les conditions et la durée de leur travail fréquemment contraires à la loi française. Certains employeurs indélicats préfèrent se tourner vers les sociétés qui mettent à leur disposition ce type de travailleurs, aux dépens des entreprises qui respectent notre législation sociale. Ce phénomène ne nuit donc pas seulement à nos règles sociales : il fausse le jeu concurrentiel, déstabilisant des filières entières. Surtout il risque à terme d'assécher le financement de notre protection sociale.

Ce sont toutes les raisons pour lesquelles on ne peut pas accepter que le détachement devienne le mode de recrutement ordinaire de travailleurs. C'est donc pour faire rentrer le détachement dans son lit, et non pour le supprimer, que nous vous proposons les présentes dispositions. Celles-ci visent à renforcer l'encadrement d'un phénomène qui, s'il n'est pas encore massif – les travailleurs détachés ne représentent en France que 1,6 % de l'ensemble des travailleurs – est en train de prendre de l'ampleur. Nous ne sommes qu'au début de l'histoire, et il est temps que les autorités publiques se saisissent du problème et envoient un message fort à l'Europe.

C'est pourquoi nous nous sommes mis à travailler à une proposition de loi, dans la pensée qu'il fallait renforcer la législation française sans attendre une révision de la législation européenne. Or, comme vous le savez, en décembre dernier, Michel Sapin a obtenu du Conseil des ministres du travail de l'Union européenne le meilleur accord possible sur cette question. Un tel résultat était pourtant hautement improbable dans la mesure où la Commission européenne était très défavorable à la position française. Fort de ce succès, Michel Sapin a exprimé le souhait que nous accélérions l'examen de la proposition de loi, afin de mettre en oeuvre de façon anticipée la responsabilité solidaire des donneurs d'ordre et de leurs sous-traitants en cas d'abus et de fraudes, prévue par l'article 12 du projet de directive. En outre, alors que le droit européen se limite au secteur du bâtiment, la réglementation française sera étendue à d'autres secteurs.

Au cours de son élaboration, cette proposition de loi a progressivement pris de l'ampleur et englobe dorénavant d'autres formes de travail illégal. Vous y trouverez ainsi des dispositions visant à moraliser les pratiques qui ont cours dans le secteur des transports, où l'application des règles sociales est particulièrement complexe.

Les dispositions de ce texte sont souhaitées par l'ensemble des syndicats de salariés, mais également par la plupart des organisations patronales. Ces dernières se sont même révélées les plus demandeuses d'un renforcement de la réglementation, notamment dans les secteurs du bâtiment et des travaux publics, de l'intérim ou des transports, ou dans le secteur agricole, qui souffre d'une pénurie de main-d'oeuvre saisonnière.

Il ne s'agit pas de mesures d'affichage ou de témoignage, mais de réponses à la fois très précises et pragmatiques : nous avons eu le souci que cette nouvelle réglementation ne soit pas trop lourde à gérer pour les donneurs d'ordre et les maîtres d'ouvrage et qu'elle n'étouffe pas toute possibilité de développement économique. Ce texte, extrêmement équilibré, vise à dissuader la fraude sans décourager des entreprises qui sont en concurrence avec des entreprises étrangères.

Ses deux premiers articles, les plus importants, sont une transposition anticipée de l'article 12 du projet de directive que je viens d'évoquer. Le premier instaure une obligation de vigilance à la charge des maîtres d'ouvrage ou donneurs d'ordre leur imposant de vérifier que leur cocontractant a déposé une déclaration préalable de détachement. Le second renforce la responsabilité solidaire du donneur ou du maître d'ouvrage. Par ailleurs, le texte reconnaît l'intérêt à agir des syndicats et des organisations professionnelles en cas de fraude au détachement. Enfin, outre des mesures sectorielles concernant le transport et le BTP, il propose des sanctions beaucoup plus lourdes en cas d'illégalités patentes.

Je compte, mes chers collègues, que vous saurez transformer en loi cette initiative qui est tout à l'honneur du Parlement.

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