Monsieur le président, monsieur le ministre des outre-mer, madame la ministre déléguée chargée de la famille, mes chers collègues, c’est avec beaucoup d’émotion et surtout une puissante détermination que je viens à cette tribune pour mettre en lumière un épisode que notre République a essayé de cacher. Voici cinquante ans que des vies de femmes et d’hommes sont bouleversées, cinquante ans que des histoires personnelles se heurtent et s’enchevêtrent avec le destin d’un pays : le nôtre. La Réunion des années 1960, qui avait tout juste cessé – depuis 1946 – d’être une colonie française, était pauvre, bien plus pauvre qu’elle ne l’est aujourd’hui. Elle connaissait la grande misère, l’alcoolisme, l’analphabétisme et l’explosion démographique.
C’était le résultat d’un manque cruel d’écoles, de lycées et d’hôpitaux ; l’activité économique était tout juste sortie du modèle colonial, avec 60 % de chômage. Au même moment, dans l’hexagone, des départements étaient vidés de leurs forces vives par l’exode rural.
C’est alors que Michel Debré, en ce temps député, décide de mettre en place une politique consistant à envoyer des enfants réunionnais en métropole, réglant ainsi simultanément, à ses yeux, le problème démographique auquel ces deux départements étaient confrontés.
Entre 1963 et 1982, plus de 1 600 enfants réunionnais sont exilés vers plus de soixante départements différents. L’apparence généreuse de l’idée ne dissimula qu’un temps l’abomination que constituait l’action de cette véritable machine d’État.
L’accord pour le grand départ était volé aux familles pauvres, à qui des services sociaux promettaient le grand soir : instruction pour les enfants, réussite professionnelle, familles aimantes, confort et retours pour les vacances.
La réalité fut tout autre : l’administration imposa une rupture totale avec les familles. Il était en effet interdit aux enfants de reprendre contact avec leurs parents ; les courriers n’arrivaient pas à destination.
Toute mesure permettant d’aider les enfants à rentrer à La Réunion était même découragée par le personnel politique de l’époque, qui craignait que cela n’incite à l’agitation sociale.
Quelques-uns, il est vrai, s’en sont bien sortis professionnellement. Lors d’une conférence de presse à La Réunion, l’une de ces enfants exilés s’est exprimée en ces termes : « J’avais trois ans. J’ai eu de la chance, j’ai réussi ma vie, mais au prix de quelles souffrances ? »
Beaucoup l’ont vécu comme un exil forcé et virent leur famille naufragée, leur vie brisée, leur enfance oubliée.
Les enfants arrivaient en masse à Orly : c’était le choc du territoire inconnu, une déchirure familiale, un oubli forcé de leur culture, de leur langue maternelle, le front glacial de l’hiver, le regard inquisiteur, parfois lourd de préjugés, la nostalgie de l’île, la solitude, la tristesse – bref, le manque.
L’un de ces enfants raconte que chaque matin, à l’aube, il se levait pour s’occuper d’un troupeau et ne retrouvait à la tombée de la nuit qu’un maigre repas, qu’il partageait dans l’écuelle d’un chien.
Un autre a été arraché à sa grand-mère à l’âge de sept ans. Transféré dans la Creuse, il a été adopté par un couple du Cotentin et violé par son père adoptif.
Tout au long de leur vie, ils porteront les stigmates de cette enfance douloureuse. Combien sont-ils à s’être fait souffrir pour exister : la violence, la prostitution, l’échec scolaire étaient parfois le seul exutoire pour se libérer de leur traumatisme.
Et il y a tous ceux qui ont été emportés par la folie : les rapports de l’inspection générale des services sociaux font état d’un nombre effrayant d’enfants ayant eu le mal du pays.
On ne leur demandait pas de s’adapter, mais de s’assimiler à leur environnement. La schizophrénie, la dépression conduisaient parfois à la solution ultime, la mort.
Dans cette affaire, la République a connu un triple échec.
Moral, d’abord, avec des enfants brisés, passés par pertes et profits, écrasés par un choix politique et une machine administrative qui refusèrent toute remise en cause.
Politique, ensuite, puisque ce choix ne permit d’atteindre aucun des objectifs fixés par Michel Debré : ni le chômage, ni la pauvreté, ni le problème démographique ne furent endigués.
Historique, enfin, en échouant à tirer les leçons de cette affaire. La malveillance et le temps se sont ligués pour égarer certains des documents dont les victimes ont besoin pour retrouver leurs origines. Mais au-delà, la République n’a pas su interroger suffisamment cet événement pour comprendre ses zones d’ombres et les dérives de son modèle.
Le vote de cette résolution est l’occasion d’écrire une nouvelle page de l’histoire de France et de corriger cette lacune mémorielle. En ce mardi 18 février 2014, au nom de la souveraineté nationale, nous devons faire une place à ces enfants dans notre mémoire collective.
Nous avons d’abord un devoir de reconnaissance : l’État français doit admettre sa responsabilité morale. Le choix politique qui a été fait à l’époque était mauvais : déjà, en 1972, le préfet de Lozère se demandait si l’exil de ces enfants constituait la véritable solution au problème démographique. Le programme était voué à l’échec, mais la machine ne s’est pas arrêtée.
Nous avons ensuite un devoir de mémoire. En effet, la génération des enfants exilés, aujourd’hui devenus adultes, emportera ces histoires avec elle. Avant que la mémoire de pierre ne remplace la mémoire de chair, nous devons écouter leur témoignage pour tirer les leçons du passé et pour que cela ne se reproduise plus. Se souvenir, c’est penser son passé en conscience, c’est comprendre d’où l’on vient, pour mieux savoir où l’on va, c’est accepter les douleurs du passé pour construire un avenir meilleur.
Comme le disait Aimé Césaire, « un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir. » Alors, ensemble, souvenons-nous et construisons un avenir dans la dignité et la fraternité, autour d’une République refusant l’assimilation forcée et préservant la richesse de sa diversité.