Monsieur le président, madame la ministre déléguée, monsieur le ministre, madame la rapporteure, mes chers collègues, aujourd’hui, lorsque nous aurons voté cette proposition de résolution relative aux enfants réunionnais placés en métropole dans les années 1960 et 1970, nous pourrons refermer l’une des dernières pages obscures de notre histoire contemporaine.
C’était une époque où l’État avait créé le BUMIDOM, acronyme du Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer, afin d’organiser, de favoriser et de développer la promotion d’une émigration massive en provenance des départements ultramarins.
C’était une époque où, sous couvert de mener une politique jacobine et nationaliste, l’État s’était mis en tête de déplacer le trop-plein vers le trop vide, agissant comme un froid régulateur de la démographie française.
C’était une époque où plus de 1 600 enfants réunionnais, reconnus pupilles, étaient « positionnés » par l’administration dans soixante-quatre départements de métropole, sans que leurs parents y aient réellement consenti.
C’est l’histoire d’un déracinement. Jean-Charles, Lydie ou Jean-Jacques, Réunionnais, vont avoir soixante ans aujourd’hui. Ils faisaient partie, en 1966, d’un convoi de 250 enfants, allant du nourrisson à l’adolescent, dont le but était de repeupler des zones rurales de la métropole. Le problème est que l’on avait promis à leurs parents des nouvelles, des retours possibles ou des études. Or rien de tout cela ne s’est concrétisé. Il apparaît clairement aujourd’hui que le consentement des parents, en grande détresse sociale, a été obtenu de manière biaisée par les autorités d’alors.
À l’égard de ces enfants, l’État a fait sciemment le choix de couper leurs liens avec leur milieu d’origine, afin, pensait-on à l’époque, de favoriser un nouveau départ. Certains d’entre eux ont réussi professionnellement, fondé une famille et pu s’épanouir, mais d’autres, peut-être plus nombreux, n’ont pas eu cette chance. Certains même ont été battus – voire pire – par leur famille d’accueil. Une chose est certaine cependant : l’État français leur a volé à tous leur enfance, car ils ont été déracinés.
Il faut s’imaginer ces enfants, jouant pieds nus sur le sable chaud, écoutant leurs grands-parents leur chanter l’histoire de leur île si belle et celle de leurs ancêtres ; il faut imaginer – je fais appel aux souvenirs de ceux qui ont eu la chance d’aller à La Réunion – les senteurs, la musique et la culture, qui appartenaient déjà en propre à ces petits, et la manière dont tout cela s’est évanoui, un matin d’hiver, lorsque leurs pieds ont frappé le sol froid et dur des fermes de notre métropole.
Que l’on ne se méprenne pas sur mes propos : il ne s’agit pas de prendre en pitié qui que ce soit, de faire de la victimisation, ni même de faire acte de repentance, comme le disent certains. Cette résolution a pour but d’apporter la justice à ces pupilles et de leur rendre hommage.
Naturellement, et comme en toute matière, le manichéisme n’a pas lieu d’être. Cela n’aidera à comprendre ce qui s’est passé, ni les personnes concernées, ni leurs familles, ni les familles d’accueil, lesquelles sont présentées par certains comme des Thénardier, alors que la grande majorité d’entre elles ne souhaitaient que le bonheur des enfants qu’elles accueillaient. Beaucoup croyaient à l’assimilation, telle qu’on la concevait à l’époque. Fort heureusement, les temps ont changé, et l’idée fausse et dangereuse que l’on s’en faisait n’a plus cours.
À cet égard, le choix de passer par une résolution plutôt que par une loi est à mon sens une bonne chose, car cela permet de dépassionner le débat. Cette résolution n’est pas là pour figer l’histoire ; bien au contraire, elle vise à faire en sorte que la connaissance historique de cette affaire soit approfondie et diffusée. En effet, même à La Réunion, cette histoire est mal connue.
Cette résolution permet aussi d’affirmer que l’État se doit d’assurer à chacun, dans le respect de la vie privée des individus, l’accès à la mémoire. La mémoire des personnes, comme celle des peuples, est sacrée. Sans mémoire, sans passé, il n’y a nul avenir possible. L’État a pour rôle de préserver la mémoire et les traces du passé. Nous savons en effet qu’un peuple ou qu’une personne privés de mémoire sont condamnés à refaire encore et encore les mêmes erreurs.
Cette résolution considère que l’État a « insuffisamment protégé » l’accès à la mémoire de ses pupilles et elle en déduit logiquement qu’il porte une responsabilité morale. Le groupe écologiste, tout en soutenant cette résolution, considère qu’il aurait fallu aller plus loin. En effet, l’article unique ne traduit pas totalement l’esprit de cette résolution, qui est développé plus fidèlement dans l’exposé des motifs. De fait, l’État a, non seulement protégé insuffisamment l’accès à la mémoire de ses pupilles, mais il les a privés sciemment de cette mémoire. L’État a arraché des petits Réunionnais à leur famille au nom d’une uniformisation des territoires, mais aurait-il agi de la sorte avec des petits Normands ou des petits Parisiens en les transportant à La Réunion ?
Comment ne pas voir dans les décisions prises à l’époque le reflet d’un état d’esprit colonialiste, marqué par la certitude des habitants de la métropole de savoir bien mieux que les habitants d’outre-mer ce qui est bon pour eux. Le tort de l’État est surtout d’avoir voulu planifier une immigration intranationale forcée, et ce au détriment des populations les plus fragiles, en l’occurrence les enfants des familles pauvres ultramarines.
Que cette résolution nous serve aussi de piqûre de rappel : n’oublions jamais qu’une politique décidée seulement dans les plus hautes sphères du pouvoir, petite circulaire par petite circulaire, petit coup de tampon par petit coup de tampon, sans contrôle démocratique, peut parfois mener à la déraison et même finir par nier l’individu et sa mémoire.
Reconnaître la responsabilité morale de l’État ? Certes, mais cela n’est pas suffisant, car la faute est là, devant nous et ces enfants, devenus grands, nous regardent du haut de la vie qu’ils ont réussi malgré tout à construire. Ils attendent de nous des mots simples et sans ambages. Oui, l’État a commis une faute à votre égard et c’est à lui désormais de porter le poids de sa responsabilité. Votre mémoire, votre enfance et votre culture vous appartiennent ; on vous les avait volés, vous les reprenez fièrement. Que chacun puisse maintenant avancer librement sur le chemin de son propre épanouissement.