Monsieur le président, madame la ministre, madame la présidente de la commission des affaires sociales, madame la présidente de la commission des affaires européennes, chers collègues, qu’il me soit permis, à l’ouverture de ce débat, de rappeler ici le cheminement peu commun de cette proposition de loi. À une époque où l’on attise à nouveau, sous mille prétextes, les vieux démons de l’antiparlementarisme, il n’est pas indifférent qu’un texte comme celui-là donne à voir à quoi servent le Parlement et les parlementaires de ce pays.
Cette proposition de loi trouve son origine dans l’unanimité politique qui a présidé, le 11 juillet 2013, à l’adoption d’une résolution européenne de l’Assemblée nationale sur la directive d’application de la directive « détachement des travailleurs », c’est-à-dire dans l’exercice de notre mission de contrôle parlementaire des législations de l’Union européenne, réaffirmée et renforcée par les protocoles 1 et 2 annexés au traité de Lisbonne. Elle en constitue en quelque sorte l’acte II, puisque notre résolution européenne prescrivait, en premier lieu, que le gouvernement français adopte une position de fermeté à l’égard des articles 9 et 12, particulièrement controversés, de la directive en cours de discussion. Le 9 décembre dernier, le Gouvernement, représenté par le ministre du travail et de l’emploi Michel Sapin, arrachait contre toute attente le résultat souhaité par notre Assemblée.
En second lieu, la résolution suggérait, devant l’accélération des pratiques de dumping social en Europe, que l’Union européenne aille au-delà de la directive détachement, en se dotant d’une politique plus globale et de nouveaux outils juridiques de régulation sociale de la mobilité des travailleurs en Europe, si possible dès le prochain mandat ; mais, conscients du temps nécessaire à la négociation d’une telle perspective, nous suggérions que la France renforce unilatéralement sa propre législation interne pour se protéger des dérives particulièrement déstabilisantes observées dans certains secteurs d’activité. La proposition de loi dont nous discutons aujourd’hui trouve précisément sa source dans cette intention, mais aussi, mes chers collègues, dans ce sentiment d’urgence.
Avant d’en présenter le contenu, je voudrais remercier deux collègues, qui sont à l’origine de cette histoire, Chantal Guittet, députée du Finistère, et Michel Piron, député du Maine-et-Loire. Mes remerciements ne seraient pas complets s’ils ne leur associaient la commission des affaires européennes et sa présidente Danielle Auroi, qui nous a prodigué ses encouragements et témoigné sa bienveillance, mais aussi tous les collègues de toutes les formations politiques qui ont nourri cette démarche de leurs contributions et de leurs votes unanimes, ainsi que la commission des affaires sociales, son rapporteur Richard Ferrand, et ses membres, qui lui ont accordé leur confiance, également à l’unanimité. De ce remarquable travail de contrôle est né le texte qui vous est soumis ce soir, non sans que le Gouvernement et la direction générale du travail en reconnaissent l’intérêt et le propulsent, dans des délais records, à l’agenda, pourtant chargé, du Parlement.
De quoi s’agit-il ? Il s’agit de prendre la mesure des dévoiements de plus en plus massifs et systématiques de la procédure de détachement des travailleurs auxquels on assiste depuis quelques années.
Le détachement des travailleurs est une pratique universelle et irremplaçable, qui accompagne, depuis des temps immémoriaux, les échanges entre les économies nationales. Elle est familière aux ingénieurs, aux ouvriers, aux sportifs, aux cadres et employés, aux scientifiques, aux artistes, aux professions libérales, qui sont envoyés en mission dans tous les pays du monde, pour promouvoir les intérêts de la France.
Du fait de son projet de création d’un grand marché intérieur caractérisé par quatre libertés essentielles, dont la liberté de circulation des biens et des personnes, l’Union européenne, ou plutôt la Communauté économique européenne de l’époque, a, dès 1996, éprouvé le besoin d’encadrer le détachement des travailleurs intra-européens, en édictant quelques principes forts : sa définition, d’abord, qui le caractérise non pas comme une immigration de travail classique, comme la France en a connu, une de ces immigrations dont elle s’est nourrie au cours de son histoire, pour l’exploitation de ses mines de charbons ou son agriculture, mais comme une mission temporaire et non récurrente, correspondant à un besoin d’échanges de savoir-faire ou d’expertise ponctuel ; le principe du respect des conditions d’emploi et de travail du pays d’accueil, avec ses règles de salaire minimum, de régime de primes, de temps de travail, d’heures supplémentaires et de congés payés, de congés maternité ; le principe, enfin, du maintien de l’affiliation sociale du travailleur, préalable à son détachement, à la Sécurité sociale de son pays d’origine.
Ce qui est en cause, aujourd’hui, et que nous avons relevé, ici à l’Assemblée nationale mais aussi au Sénat, avec le remarquable travail du sénateur Éric Bocquet, c’est l’émergence, encore soutenable, mais potentiellement dévastatrice, de pratiques pernicieuses d’optimisation sociale en Europe et, au-delà, dans le monde, qui se traduisent par des abus et des fraudes de plus en plus sophistiquées au détachement des travailleurs mais aussi par un véritable négoce, décomplexé, de travailleurs low cost.
Si seulement 1,6 % des emplois français sont actuellement occupés par des travailleurs détachés à l’étranger, dont, soit dit en passant, pour l’anecdote, 18 500 Français domiciliés au Luxembourg, l’effectif des travailleurs officiellement détachés en France s’élevait en 2012 à 169 613 personnes, contre 7 495 en 2000. C’est dire l’accélération qu’a connue le phénomène ! De véritables filières de prestation de services se sont organisées à une vaste échelle pour dénaturer le détachement d’échange et introduire dans le paysage un détachement de dumping particulièrement préoccupant et délétère, au plan social, économique et politique. Les élargissements de 2004 et de 2007 à des pays aux standards sociaux très inférieurs aux anciens États membres, mais aussi l’onde de choc de la crise de 2008, en ont constitué l’aubaine à une échelle et avec une rapidité d’exécution qui n’ont pas de précédent.
Le travailleur low cost, corvéable à merci, difficilement contrôlable, est devenu le nouvel esclave contemporain, ostensiblement proposé, loué sur les marchés, dans tous ses atours de fiabilité, de courage, d’endurance au travail, de coût modique, et d’exigences sociales insignifiantes. De proche en proche, la concurrence entre les nations a trouvé dans la dépréciation du travailleur un nouveau facteur, souvent décisif, de compétitivité, indépendamment de la qualité du produit ou du service rendu.
C’est en Européens fervents, engagés dans la construction d’une Europe conforme aux acquis démocratiques et sociaux de sa civilisation et au message des droits de l’homme qu’elle a inclus dans sa Charte des droits fondamentaux, que nous refusons cette perversion mortifère de l’esprit et du projet européens. L’Europe de la compétition des travailleurs, de la guerre civile des droits sociaux, l’Europe où la pauvreté des uns fait le malheur des autres, cette Europe-là serait inéluctablement vouée à s’abîmer dans le rejet de nos peuples et dans les pires errements populistes.
Cette proposition de loi n’est en rien hostile à l’immigration de travail qui a tant apporté à notre pays, auquel elle a donné au cours des siècles des fleurons comme Turbomeca, Hennessy et tant d’autres, alors que plus de 350 000 offres d’emploi ne sont pas satisfaites sur notre marché du travail. Elle n’est pas plus hostile au détachement des travailleurs, nécessaire à nos économies et à leurs échanges, au point que la France détache actuellement plus de 300 000 travailleurs dans le monde, dont 175 000 en Europe. Mais elle vise à remettre le détachement dans son lit naturel, en déclarant résolument la guerre aux abus, aux fraudes, à la traite systématique de travailleurs low cost, à la concurrence inégale par dumping social, et à leurs effets dévastateurs pour des secteurs entiers de notre économie.
Cette loi se veut préventive et dissuasive, autant que curative. Face à des fraudes de plus en plus sophistiquées et surtout à des coopérations administratives très inégales, nos corps de contrôle et notre justice ont jalonné ce phénomène complexe et difficilement saisissable, depuis la qualification de la première infraction en 1986 sur le chantier de la ligne à grande vitesse Paris-Tours, de jurisprudences édifiantes. Grâce à ces décisions de justice, ainsi qu’au recul dont disposent nos corps de contrôle – inspection du travail, URSSAF, MSA, office central de lutte contre le travail illégal –, on distingue mieux ce qui doit incomber à l’Union européenne de ce qu’il est permis de mettre en place, au plan national et de manière parfaitement compatible avec les textes européens.
Nous devons avoir l’ambition, mes chers collègues, d’envoyer un signal de détermination absolue à refuser cette nouvelle traite de main-d’oeuvre surexploitée, qui nous rappelle celle d’un autre âge. Les dispositions de cette proposition de loi ont l’ambition de renforcer très sensiblement notre arsenal juridique de lutte et de placer la France à l’avant-garde européenne de la lutte contre la concurrence socialement inéquitable. Un petit nombre de principes en ont guidé la rédaction : celui d’eurocompatibilité, celui de réalisme et de proportionnalité et, enfin, un principe de dissuasion par durcissement des sanctions.
Le texte issu des travaux de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale comporte quatre grands types de nouvelles mesures.
Il s’agit tout d’abord de la responsabilisation solidaire du donneur d’ordre ou du maître d’ouvrage. Coeur de réacteur de ce texte, elle est sa mesure phare, et représente une innovation profonde en droit interne.
Il s’agit ensuite de l’alourdissement des sanctions. Au moment où Michel Sapin envisage de mettre en place, dans chaque région, une brigade spécialisée dans la lutte contre le travail illégal et les fraudes complexes, la proposition de loi vise à améliorer considérablement les outils de dissuasion et de sanction à leur disposition pour y faire face.
Il s’agit en outre de la possibilité d’ester en justice offerte aux syndicats professionnels et de salariés, qui permettra de poursuivre les infractions constatées, sans que les intéressés, sans que les ouvriers aient l’obligation de le faire. Pour des raisons qu’on imagine bien, ils y sont souvent peu disposés.
Il s’agit, enfin, des dispositions catégorielles qui concernent à la fois le BTP et aussi, surtout peut-être, le secteur du transport routier, plus difficilement saisissable, du fait qu’il est en mouvement perpétuel entre les frontières. Il nourrit un détachement illégal du vecteur du transport international.
Cette proposition de loi, mes chers collègues, n’a rien concédé à la facilité ou à l’opportunisme. Ce n’est ni une proposition d’appel, ni une proposition cosmétique, ni une proposition de témoignage. C’est une proposition de loi au sens le plus sérieux et le plus accompli du travail parlementaire, puisqu’elle trouve sa source et son inspiration dans cette assemblée.
Je formule le souhait qu’elle recueille ici le même assentiment qu’en commission, un assentiment qui se traduise par le vote qu’attendent les Français, au-delà des postures et des oppositions rituelles. Qu’il me soit permis de remercier le Gouvernement de l’avoir compris et d’avoir apporté son soutien, que manifeste l’inscription de cette proposition de loi en procédure accélérée à l’agenda, pourtant très encombré, de notre assemblée.