Intervention de Isabelle Autissier

Réunion du 18 février 2014 à 17h00
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Isabelle Autissier, présidente de WWF France :

La préservation de la biodiversité suppose de repenser le rapport de l'homme à la nature. Pendant des siècles, voire des millénaires, l'homme s'est pensé comme un être radicalement différent, et supérieur aux autres espèces vivantes peuplant cette planète. Il s'est octroyé un rôle d'organisation, de gestion et d'exploitation de la nature. C'est cette conception qui est remise en cause par l'impasse où nous nous trouvons aujourd'hui. Nous nous rendons compte que nous ne sommes pas fondamentalement différents des autres espèces vivantes. Même si l'espèce humaine est, je vous l'accorde, un petit peu particulière, elle ne peut se comprendre qu'à l'intérieur d'écosystèmes, en harmonie avec l'ensemble des autres espèces qui les composent et dont nous avons besoin.

Une telle perspective interroge quant au statut de l'animal. De notre point de vue, les animaux – les espèces vivantes en général – ne doivent plus être considérés comme des biens meubles. Plus généralement, il faut aujourd'hui réfléchir à la place que nous devons reconnaître aux autres espèces vivantes et à la manière dont nous réglons nos rapports avec elles.

Les problèmes suscités par les espèces invasives ou par la réintroduction de certaines espèces posent la question de la gestion des espèces. C'est un fait que la façon dont l'homme gère les espaces naturels est source de profonds déséquilibres, provoquant notamment la réduction drastique des maillons supérieurs des chaînes trophiques, c'est-à-dire des espèces les plus complexes. Ce phénomène est très net dans l'environnement marin : aujourd'hui, 80 à 90 % des espèces de grande taille, telles que les requins, ont disparu du fait de l'action de l'homme. Il se vérifie aussi sur terre, où les grands carnivores ont été les premières victimes de l'activité humaine. Cela entraîne un appauvrissement de l'indispensable complexité de la nature.

Ainsi, il ne faut pas seulement considérer le loup en tant que tel, mais aussi comme une de ces espèces supérieures indispensables à l'ensemble de cette chaîne de la biodiversité. Il nous paraît important que ces animaux restent présents dans la biodiversité normale et naturelle de nos écosystèmes, ce qui n'exclut pas la régulation de leurs populations et la gestion de leurs interactions avec l'homme. Si leur présence pose aujourd'hui problème, c'est essentiellement parce que, pour des raisons d'ordre économique et social, les troupeaux ne sont plus gérés de la même façon qu'il y a cinquante ou cent ans. On peut imaginer une gestion de la nature française plus soucieuse de conserver les espèces supérieures, qui servent à la fois de « parapluie » aux autres espèces et d'indicateurs du bon fonctionnement des chaînes trophiques et de la biodiversité.

La prolifération d'espèces invasives telles que le frelon asiatique est une conséquence de la mondialisation des échanges économiques, les transports maritimes ou aériens constituant leur mode d'entrée privilégié sur notre territoire. Ainsi introduites dans des milieux où elles n'ont pas de compétiteurs naturels, elles peuvent se développer de manière outrancière, au détriment d'espèces endogènes. Si nous ne voulons pas voir s'écrouler nos biodiversités locales, il est nécessaire de mettre en place des modes de régulation de ces espèces, qu'elles soient animales ou végétales, aussi longtemps qu'elles n'auront pas intégré la chaîne de biodiversité du milieu dans lequel elles ont été introduites et qu'elles n'auront pas de régulateurs locaux.

Le problème extrêmement préoccupant de la surpêche nous mobilise particulièrement. Aujourd'hui, 75 % des espèces marines commercialisées sont surexploitées ou à la limite de la surexploitation. Là encore, on constate un appauvrissement des chaînes trophiques, les espèces supérieures étant les premières victimes de la surpêche, ce qui explique la prolifération d'espèces comme les méduses. Quant à la pêche en eau profonde, elle provoque la destruction quasi irréversible des écosystèmes : il faudra des milliers d'années pour que les coraux d'eau froide qui sont détruits par le chalutage de fond se reconstituent, s'ils se reconstituent un jour.

Notre mobilisation sur cette question a pris des formes diverses. Nous travaillons avec vous, mais aussi avec les parlementaires européens, pour obtenir l'interdiction de la pêche profonde. Malheureusement, comme vous le savez, le Parlement européen a rejeté, à quelques voix près et dans une certaine confusion, l'interdiction du chalutage en eaux profondes.

Nous avons par ailleurs, avec d'autres associations, lancé la pétition pour l'arrêt de la pêche profonde, qui a à ce jour recueilli 800 000 signatures en France. C'est cette campagne, et les pressions que nous avons exercées directement auprès de cette entreprise partenaire, qui ont décidé Carrefour à ne plus commercialiser les poissons d'eaux profondes. Nous sommes déterminés à continuer d'inciter le grand public à ne plus consommer ces espèces.

Nous venons également d'obtenir qu'Intermarché, dont la filiale Scapêche est le premier armateur français pour la pêche en eaux profondes, s'engage à ne plus pêcher en dessous de huit cents mètres de profondeur à partir de 2015.

Comme vous le voyez, notre travail, c'est d'essayer d'être présents à tous les niveaux, d'agir sur tous les maillons de la chaîne, qu'il s'agisse de l'édiction de la réglementation ou de la mobilisation de l'opinion ou des entreprises, voire des collectivités publiques. Nous agissons avec pondération, certes, mais la pondération n'exclut pas l'engagement et la capacité de persuasion. Nous avons ainsi obtenu de la société Total – qui ne fait pas partie de nos partenaires, pour des raisons que Philippe Germa vous exposera – qu'elle renonce à poursuivre ses activités d'exploration pétrolière à l'intérieur du parc des Virunga, le plus ancien parc national d'Afrique, territoire de référence du gorille des montagnes et classé site du patrimoine mondial par l'UNESCO. Total s'est même engagé à ne procéder à aucune extraction, ni à aucune activité d'exploration dans le périmètre des sites naturels inscrits à ce même patrimoine.

C'est comme une crémaillère qu'on incrémente cran par cran : chacun des accords que nous obtenons permet d'enclencher une nouvelle étape. Ce sont des démarches difficiles, qui ne vont jamais assez vite. Le temps est la question centrale pour nous. Le temps long de la nature n'est pas le temps des hommes et les actions que nous engageons aujourd'hui auront des conséquences dans des dizaines, des centaines, voire des milliers d'années. Il nous faut pourtant agir vite, avant que les dégradations ne deviennent irrémédiables.

S'agissant du financement de la biodiversité, il sera extrêmement difficile de poser la question comme il convient tant que la nature n'aura pas de valeur du point de vue de la comptabilité nationale. Celle-ci ne tient compte que des coûts d'exploitation de ce capital naturel. C'est en introduisant la notion de valeur des écosystèmes qu'il sera possible d'imaginer une fiscalité à la hauteur des enjeux écologiques. Pour nous, ceux qui exploitent les ressources naturelles doivent être les premiers contributeurs à la protection de la biodiversité.

Nous sommes favorables à ce que l'ONCFS siège au sein de la future Agence de la biodiversité.

Il est vrai qu'on assiste depuis une dizaine d'années à une réelle prise de conscience et on ne peut que se féliciter que ces questions de biodiversité soient entrées dans le débat public. On ne s'y intéressera jamais assez cependant, et c'est pourquoi nous continuons notre travail de sensibilisation, en particulier via les réseaux sociaux, très populaires auprès des jeunes, ou auprès de l'éducation nationale et des associations d'éducation populaire. Il nous paraît également indispensable que l'enseignement supérieur se saisisse de ces sujets si on veut que les dirigeants de demain les maîtrisent.

La question de la consommation de la viande relève de la problématique des « commodités », pour reprendre le terme utilisé par WWF International, qui lui applique la stratégie dite « de la coupe de champagne ». En effet, ces produits de consommation courante sont le fruit du travail de millions de producteurs – la base de la coupe –, distribués par quelques centaines de grandes sociétés – son pied – et consommés par des milliards d'humains. Le WWF, bien que de dimension mondiale, reste une petite organisation, comptant environ 5 000 permanents. Nous devons donc nous concentrer sur le « pied » de la coupe de champagne, c'est-à-dire sur les organisations qui transforment et distribuent ces biens. Ce que nous cherchons, c'est à faire s'asseoir les acteurs de chacun de ces marchés autour d'une même table afin d'établir pour chacune de ces productions des règles de bonne pratique à la fois sur le plan environnemental et sur le plan social, règles dont le respect sera sanctionné par un label. Les produits ainsi distingués permettront de tirer vers le haut l'ensemble des pratiques, à mesure que les consommateurs exigeront ce label.

Cette stratégie globale nous permet de contribuer à une transformation. On ne peut pas se contenter de mettre en question le modèle consumériste : il faut aussi agir, actionner les leviers qui nous sont accessibles, auprès des entreprises, des collectivités, des pouvoirs publics, des décideurs, des leaders d'opinion, pour que les choses commencent à changer dès maintenant.

La question qu'on nous pose le plus souvent au cours de nos réunions publiques, est la suivante : que faire ? Le grand public veut qu'on lui indique des directions. C'est notre rôle, et aussi le vôtre, de lancer des actions et de proposer des solutions qui auront des effets d'entraînement et de mobilisation. De ce point de vue, beaucoup de collectivités développent de bonnes pratiques, dans des domaines comme les transports, la protection de la biodiversité, etc., mais souvent de manière dispersée et sectorielle. Un de nos objectifs est de mutualiser et de diffuser ces pratiques afin que chacun puisse les reprendre à son compte. Il s'agit de prouver qu'il est possible de changer nos comportements sans devoir « revenir à la bougie », pour reprendre une formule maintes fois entendue ; de montrer que le bien-être repose d'abord sur l'immatériel – la connaissance, les échanges, la convivialité – et que notre consommation de biens matériels peut être régulée de manière à ne pas excéder les possibilités de la planète.

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