Intervention de Jean-Pierre Chevènement

Réunion du 18 décembre 2013 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Jean-Pierre Chevènement, représentant spécial pour la diplomatie économique avec la Russie :

Ma mission s'inscrit dans le cadre de la diplomatie économique développée par le ministre des affaires étrangères à la demande du Président de la République, qui m'a d'ailleurs demandé de préparer sa visite à Moscou le 28 février dernier. Dans la lettre de mission qu'il m'a adressée en novembre 2012, le ministre des affaires étrangères me demande de mobiliser l'ensemble des acteurs français publics et privés en faveur du développement des relations politiques, économiques, commerciales, scientifiques et culturelles entre la France et la Russie. Ma mission est donc définie de manière assez large, mais l'accent est mis incontestablement sur les aspects économiques, culturels et scientifiques, notamment sur les investissements français en Russie et russes en France – comme vous l'avez souligné, madame la présidente, il existe un déséquilibre en la matière – et la libre circulation des entrepreneurs, qui conditionne le succès de nos entreprises.

Je me suis rendu six fois en Russie, la dernière à l'occasion du séminaire intergouvernemental franco-russe qui s'est tenu à Moscou sous la présidence des deux Premiers ministres, et la fois précédente à Moscou et à Nijni-Novgorod avec une mission d'une trentaine d'entreprises sous-traitantes du secteur nucléaire, organisée par Ubifrance avec le concours de Rosatom. Je me suis intéressé à de nombreux sujets depuis la fin de l'année 2012.

Ce qui frappe au premier abord, c'est la différence de perception du temps et de l'espace en Russie et en Europe occidentale.

La Russie s'est formée au IXe siècle : le premier prince russe, Riourik, s'est établi à Kiev un peu avant 900. La Russie kiévienne a donc été le premier État russe. Elle s'est convertie au christianisme, en partie pour des raisons esthétiques : de toutes les religions existant à l'époque, les Russes ont considéré que c'était la plus belle. La dynastie des Riourikides a exercé le pouvoir jusqu'à la fin du XVIe siècle. Puis, après le Temps des troubles, les Romanov ont régné de 1613 jusqu'à 1917. La très longue parenthèse bolchevique, qui a duré plus de soixante-dix ans, a profondément transformé le pays. Mais la Russie n'est plus l'Union soviétique, ce dont beaucoup ne se sont pas encore avisés en France ! Son territoire a été fortement amputé, du côté de l'ouest comme en Asie centrale. Sa frontière occidentale coïncide avec celle de la grande-principauté de Moscou au XVIe siècle ! Plusieurs pays sont nés de l'effondrement de l'URSS en 1991, les deux plus grands étant le Kazakhstan et l'Ukraine. L'engagement de ces États au sein de la Communauté des États indépendants (CEI) est à géométrie variable.

La Russie couvre encore 17 millions de kilomètres carrés, soit trente-quatre fois la France. L'immensité de cet espace crée de grandes difficultés de communication. De plus, le climat est rude et contrasté.

La chute démographique paraît aujourd'hui enrayée : la population russe s'est stabilisée à un niveau relativement bas de 140 millions d'habitants. La mortalité masculine a baissé, notamment grâce à la politique de lutte contre l'alcoolisme. Environ 25 millions de Russes vivent dans les différents États nés de l'effondrement de l'URSS, ce qui crée des liens étroits avec ces pays.

On ne souligne jamais assez la diversité ethnique de la population russe : 20 % des Russes sont de tradition musulmane. En 1552, la Russie a conquis le khanat de Kazan, à 600 kilomètres de Moscou. Aujourd'hui, les républiques musulmanes s'étendent le long de la Volga – Tatarstan, Bachkortorstan – et du Caucase. Les anciennes républiques soviétiques d'Asie centrale sont devenues indépendantes en 1991, mais sont la source d'importants flux migratoires vers la Russie, la CEI demeurant un espace sans visa. Cette immigration suscite parfois des réactions hostiles au sein de la société russe.

En matière économique, l'élément le plus saillant est la complémentarité entre la Russie et l'Europe occidentale dans le secteur énergétique. La Russie tire 70 % de ses recettes d'exportation et 50 % de ses recettes fiscales de l'exploitation et de la commercialisation des hydrocarbures. Elle est le premier producteur mondial de pétrole avec l'Arabie saoudite, même si ses réserves sont moins importantes que celles de cette dernière. Elle est également, et de loin, le premier producteur mondial de gaz. Même si d'autres gisements importants existent – au Qatar, en Iran, en Algérie, en mer du Nord –, les réserves de gaz russes représentent près des deux tiers des réserves mondiales. Selon moi, il n'y a pas lieu de s'alarmer de cette complémentarité : le fournisseur est tout autant dépendant du client que le client l'est du fournisseur. D'ailleurs, la Russie, très dépendante du marché européen, cherche à diversifier ses exportations de gaz vers l'Asie, en particulier vers la Chine, le Japon et la Corée du Sud. Un réseau d'oléoducs et de gazoducs se construit à partir de la Russie et du Kazakhstan vers la Chine, dont les besoins énergétiques sont croissants.

Les entreprises françaises du secteur énergétique sont très présentes en Russie. Total y extrait du pétrole et, plus encore, du gaz. Elle est titulaire d'une très grande concession dans la péninsule de Yamal, en Sibérie occidentale. Elle détient 20 % d'une joint venture qui exploitera le gaz de ce gisement et construira une usine de liquéfaction du gaz. L'investissement est colossal : 30 milliards de dollars. Technip assure l'ingénierie du projet. Total détient également des parts dans Novatek, qui pourra désormais exporter du gaz sur le marché mondial aux côtés de Gazprom, à la suite d'une mesure de libéralisation. Enfin, le domaine de l'efficacité énergétique en Russie intéresse des groupes tels que Vinci, Schneider Electric, Alstom ou Technip.

À ce stade, le gaz liquéfié représente une faible proportion des exportations de gaz russes. La majeure partie de ces exportations transite en effet par des gazoducs qui traversent l'Ukraine ou la Biélorussie. Cependant, elles se font également depuis peu par le gazoduc Nord Stream qui contourne les pays baltes et la Pologne et rejoint directement l'Allemagne. Un autre gazoduc, South Stream, est en construction sous la mer Noire. Il alimentera les pays balkaniques et danubiens, ainsi que l'Italie. Les entreprises françaises participent à ces deux projets aux côtés d'entreprises allemandes ou italiennes : GDF Suez à hauteur de 9 % dans Nord Stream et EDF à hauteur de 15 % dans South Stream.

Dans le cadre du troisième « paquet énergie », un contentieux oppose l'Union européenne à la Russie : Bruxelles exige que la production et la distribution de gaz soient réalisées par des opérateurs distincts. Cela obligerait Gazprom à faire distribuer le gaz qu'elle apporte aux frontières de l'Union européenne par des filiales ou par d'autres sociétés. J'espère qu'un compromis sera trouvé sur cette question, car il y a de bons arguments des deux côtés.

La Russie est aussi une grande puissance nucléaire. Son opérateur, Rosatom, intervient dans toutes les branches du secteur. Un potentiel de coopération important existe entre les acteurs français du secteur nucléaire et Rosatom dans des domaines tels que la sûreté, la modernisation des réacteurs de troisième génération ou l'équipement de l'îlot conventionnel des centrales. Alstom fournira ainsi des turbines pour la centrale de Baltiïskaïa à Kaliningrad. J'ai obtenu que ce contrat soit préservé, bien que la Lituanie construise une nouvelle centrale. Les turbines pourraient finalement être installées ailleurs, par exemple dans la région de Saint-Pétersbourg, en fonction du choix de la partie russe.

La complémentarité ne se limite pas au secteur énergétique. Après une chute brutale de son PNB – il a été divisé par deux dans les années 1990 –, la Russie a retrouvé une certaine prospérité, notamment grâce à la remontée du cours des hydrocarbures à partir des années 2000. Elle a reconstitué des réserves de change considérables : 560 milliards de dollars. Sa balance commerciale est aujourd'hui très excédentaire, mais les fuites de capitaux restent importantes. Depuis l'arrivée au pouvoir de M. Primakov en 1998 et tout au long des années Poutine depuis 2000, le gouvernement russe a mené une politique de diversification économique, qui commence à porter ses fruits. La Russie poursuit ainsi, d'une certaine manière, l'effort de décollage économique qu'elle avait entrepris avant la Première Guerre mondiale. Au total, la Russie a doublé son PNB entre 2000 et 2010, avec une croissance moyenne de 7 % par an. Depuis quelques années, la croissance s'est ralentie, et elle s'établit désormais à 2 % par an.

La France a profité, mais moins que d'autres pays, de la diversification de l'économie russe. L'Allemagne détient des parts de marché près de trois fois supérieures aux nôtres : 12 % contre 4,2 %. Elle a cependant été dépassée par la Chine, qui détient désormais 17 % du marché russe. Nos autres concurrents sont l'Ukraine – 7 % –, l'Italie – au même niveau que la France –, le Japon – 5 % – et d'autres pays européens tels que la Suède. Quoi qu'il en soit, la diversification de l'économie russe constitue un relais de croissance pour l'économie française : nos exportations vers la Russie se sont élevées à 9 milliards d'euros en 2012, dont 2 milliards pour le seul secteur aéronautique, grâce à la livraison de plusieurs Airbus. Le chiffre de nos exportations est un peu moins favorable sur les neuf premiers mois de 2013, mais il reste supérieur de 11 % à celui de 2011. Nous sommes donc déjà très présents sur le marché russe.

Les entreprises françaises ont également des perspectives de développement en dehors du secteur énergétique. Elles ont notamment pris des positions très importantes dans le secteur automobile. Cette réalité – généralement peu connue – importe d'autant plus que le marché automobile russe est, avec le marché allemand, le premier d'Europe. Avec près de 200 000 véhicules produits chaque année, Renault-Nissan est le premier constructeur automobile en Russie. Elle a formé une joint venture avec Rostech et détient aujourd'hui la majorité du capital d'AvtoVAZ. De son côté, Peugeot a construit une usine à Kalouga, qu'elle continue à développer. Au total, plus de 50 % des voitures fabriquées en Russie le sont par des entreprises françaises. Toutes ne sont pas cependant de marque française : Renault fabrique ainsi des Lada dans l'usine AvtoVAZ de Togliatti.

Dans le domaine de la construction ferroviaire, Alstom détient 25 % de Transmachholding, principale entreprise du secteur en Russie. Compte tenu de l'immensité du pays, les chemins de fer russes ont une envergure exceptionnelle : ils transportent chaque année plus d'un milliard de passagers, disposent de 30 000 locomotives, plus ou moins obsolètes. Le marché est donc considérable. Les premières locomotives seront fabriquées en France et les suivantes en Russie. Mais certains composants demeureront produits en France.

Dans le secteur aéronautique civil, les Russes s'efforcent de rattraper le retard qu'ils ont accumulé depuis une vingtaine d'années. Le projet de Soukhoï Superjet 100 a abouti. Ce petit appareil, qui peut transporter jusqu'à cent passagers, est bien adapté à la Russie, où la plupart des destinations sont des villes moyennes, voire des installations industrielles isolées. Mais il se vend aussi dans des pays comme le Mexique ou le Maroc. Nous avons obtenu qu'il ne soit pas exigé de garantie de la part du constructeur afin de ne pas nuire à sa compétitivité. Les entreprises françaises coopèrent efficacement avec Soukhoï et fabriquent environ un tiers de l'appareil, notamment le moteur – réalisé par Snecma – et le train d'atterrissage. Le groupe italien Finmeccanica est quant à lui intéressé par les aménagements intérieurs. Par ailleurs, les Russes ont développé un autre projet : l'Irkout MS-21.

La coopération entre la France et la Russie se développe également dans l'industrie de défense, y compris via la création de joint ventures. Je m'efforce de la promouvoir. Les entreprises françaises se heurtent à un effet de seuil : l'équipement des forces françaises prévu par la loi de programmation militaire ne suffit pas à remplir leurs carnets de commandes. Il leur faut donc exporter, et ils le font notamment vers la Russie et les pays du Golfe. Le montant des exportations de matériel militaire vers la Russie s'élève à environ un milliard d'euros par an. La France a vendu deux porte-hélicoptères Mistral à la Russie, mais la suite de ce contrat n'apparaît pas claire à ce stade. J'ai rencontré à trois reprises M. Dmitri Rogozine, vice-premier ministre et président de la Commission militaro-industrielle. D'autres débouchés intéressants existent, notamment pour nos pétroliers ravitailleurs ou nos catamarans. Enfin, la France et la Russie discutent actuellement d'une coopération dans le domaine des blindés de transport de type VBCI – véhicule blindé de combat d'infanterie. Cependant, il s'agirait plutôt de « franciser » un blindé russe que de « russifier » notre VBCI.

La part des produits de haute technologie est importante dans nos exportations vers la Russie. Nous sommes très présents dans le secteur financier – avec la Société générale, première banque étrangère du pays –, dans la pharmacie – avec Sanofi –, dans l'agroalimentaire – avec Danone et d'autres sociétés – et dans la grande distribution – avec Auchan. D'autre part, la Russie, qui dispose de terres riches en quantité abondante – les tchernozioms –, est potentiellement un grand pays agricole. Le ministre de l'agriculture a exploré les perspectives dans ce domaine, s'agissant notamment du renouvellement du cheptel ou de la vente de matériels agricoles.

Au total, les entreprises françaises disposent de 440 implantations industrielles en Russie, qu'il faut cependant comparer aux 3 000 implantations allemandes. L'écart est encore plus important en Ukraine : on y compte 50 implantations françaises pour 1 800 implantations allemandes. Nous avons plus d'un train de retard ! Il nous faut donc continuer à développer nos investissements, dont le stock varie actuellement entre 12 et 15 milliards d'euros selon les estimations.

Par contraste, les investissements russes en France demeurent très faibles : ils s'établissent à un milliard d'euros depuis que PSA a vendu GEFCO à la société des chemins de fer russes. Certains dossiers sont bloqués, notamment la construction de deux tours à la Défense, en bord de Seine. Il s'agit d'un investissement de près de trois milliards d'euros, financé par la Sberbank, établissement russe à demi public, et par la Deutsche Bank. Les banques françaises ne souhaitent pas participer à ce projet. Pour ma part, je suis favorable à cette opération. Elle bénéficierait à notre balance commerciale et créerait environ 5 000 emplois. En outre, elle apporterait des agréments – restaurants, salles de spectacle, galeries d'art – à un quartier qui en manque singulièrement. Je m'efforce de lever les obstacles, mais l'establishment bancaire français est excessivement précautionneux : « argent russe » semble être pour lui synonyme d'« argent sale ». J'ai ainsi dû intervenir pour faire rouvrir le compte de l'entreprise Café Pouchkine, qui avait été bloqué par une banque française, en dépit de la notoriété de l'enseigne. J'ai rencontré à cette fin M. Lemierre, conseiller de M. Bonnafé, président de la Fédération bancaire française. Trois semaines plus tard, le compte a été rouvert.

Le montant des échanges commerciaux entre la France et la Russie avoisine les 21 milliards d'euros. Le solde demeure favorable à la Russie, pour environ 2 milliards. Ces dernières années, les échanges, en particulier les achats de gaz, ont pâti du tassement de la croissance française. Sur le long terme, leur évolution dépendra en grande partie des prix mondiaux du gaz. Quoi qu'il en soit, notre part de marché en Russie devrait progresser. D'autant que les Français disposent d'un certain capital de sympathie lié à l'histoire et sont généralement bien accueillis en Russie. Cependant, les affaires sont les affaires, et nos entreprises doivent avant tout remporter des appels d'offres. Quant à la corruption, elle est officiellement combattue par les pouvoirs publics, mais demeure une réalité.

Les obstacles politiques au développement des relations économiques franco-russes ne sont pas tous le fait de la partie russe. Certes, la société russe revient de très loin. Elle reconstruit sa mémoire. Nous essayons d'ailleurs d'associer la Russie aux commémorations de la Première Guerre mondiale, qui a été occultée pendant soixante-dix ans car elle était considérée comme une guerre impérialiste. Le pays redécouvre qu'il a perdu deux millions d'hommes. C'est le front russe qui a permis à la France de tenir jusqu'à l'intervention américaine en 1917. Lorsque l'on parcourt les villes de l'intérieur de la Russie, on est aujourd'hui frappé, d'une part, par le développement d'une classe moyenne, utilisatrice de voitures bas ou milieu de gamme, et, d'autre part, par le retour de la religiosité, phénomène qui concerne toutes les générations. Les Russes reconstituent leur histoire sur la base de schémas différents de ceux qui leur ont été inculqués pendant soixante-dix ans, et retrouvent progressivement un équilibre.

La société russe n'est pas parfaite. Elle ne vit pas à la même heure que nous et ses sensibilités ne sont pas les nôtres. Mais il ne faut pas exagérer les différences : le peuple russe est incontestablement un grand peuple européen. Notre patrimoine culturel et artistique – littérature, musique, danse – est en grande partie commun. Que serait la culture européenne et même française sans Dostoïevski, Tolstoï ou Tchékhov ? Pouchkine a écrit en français et introduit de nombreux mots de notre langue en russe. Les Russes demeurent très tournés vers la France : plus de 800 000 étudiants apprennent le français dans les universités russes, alors que le nombre de russisants demeure très faible en France.

Surtout, la presse française véhicule une vision réductrice de la Russie : elle insiste avant tout sur la « verticale du pouvoir » et fait preuve d'un anti-poutinisme excessif. Certes, la situation n'est pas idéale et la démocratie s'installe difficilement. Mais la Russie peut devenir progressivement un État de droit. Depuis vingt ans, elle respecte la constitution qu'elle s'est donnée en 1993. Combien de constitutions la France avait-elle connu vingt ans après 1789 ? Les élections se tiennent à échéances régulières et ne tournent pas toujours à l'avantage du parti au pouvoir, Russie unie. Ainsi, un candidat de la Plateforme civique, parti de M. Prokhorov, l'a emporté à Ekaterinbourg, troisième ville du pays. Pour sa part, le président Poutine a été élu en 2012 avec 63 % des voix. Beaucoup ont crié à la fraude, mais il ne fait guère de doute qu'il bénéficie d'une certaine assise politique, comme le montrent tous les sondages. Il sera Président jusqu'en 2018, voire au-delà.

Quant à l'opposition, elle est vivace et s'exprime tant dans la rue que sur la blogosphère. Mais elle demeure divisée entre des courants très divers : le parti libéral Iabloko ; le parti ultranationaliste de M. Jirinovski, que personne ne prend plus au sérieux ; le Parti communiste, encore puissant, de M. Ziouganov ; le parti Russie juste de M. Mironov, qui est affilié à l'Internationale socialiste. Au total, l'opposition obtient environ un tiers des suffrages, à l'image de M. Navalny qui a réalisé un score de 27 % à Moscou. Ce dernier n'est cependant pas un parangon de vertu : ses thèses sur l'immigration ne sont pas sans rappeler celles d'un parti politique français bien connu. Quoi qu'il en soit, les Russes s'expriment très librement sur le pouvoir en place.

Nous gardons des a priori sur la Russie. Il a toujours existé, en France, une certaine russophobie – le marquis de Custine affirmait, en 1839, que « la Sibérie commence à la Vistule » –, mais aussi une certaine russophilie, comme en atteste la correspondance entre Voltaire et Catherine la Grande, ou le séjour de Diderot.

J'en viens à la politique étrangère russe. On oublie trop souvent que la première préoccupation des Russes est l'islam radical, auquel ils sont confrontés dans le Caucase et en Asie centrale. D'où leur inquiétude à propos du retrait de l'OTAN d'Afghanistan. Quant aux dirigeants des pays d'Asie centrale, pour la plupart d'anciens cadres du parti communiste d'Union soviétique devenus peu ou prou des satrapes, la Russie n'éprouve aucune sympathie à leur égard, mais elle est consciente que leurs principaux opposants sont des islamistes. Elle joue plutôt un rôle stabilisateur dans la région. Ses intérêts économiques se heurtent toutefois à ceux de la Chine, qui cherche à recréer la route de la soie. À ces ambitions, Moscou oppose un projet de zone de libre-échange eurasiatique, que pourraient rejoindre le Kazakhstan, la Biélorussie et le Kirghizstan, voire l'Ouzbékistan et l'Arménie. Il est en revanche beaucoup moins évident que l'Ukraine y adhère.

L'Ukraine est un pays contrasté : les Ukrainiens de l'Ouest, pour partie de confession uniate, sont tournés vers la Pologne ; les Ukrainiens de l'Est, en revanche, sont majoritairement russophones. Les liens entre l'Ukraine et la Russie sont très étroits : près de 80 000 entreprises des deux pays commercent entre elles. En outre, les Ukrainiens se font beaucoup d'illusions quant au montant des fonds européens qui pourraient leur être accordés – le chiffre de 160 milliards d'euros a circulé. Le Président de la République l'a rappelé : nous ne sommes pas à la veille d'un nouvel élargissement de l'Union européenne. Quoi qu'il en soit, il ne faudrait pas que le Partenariat oriental devienne un sujet de discorde permanent avec la Russie. L'Union européenne devrait concerter sa politique avec Moscou. D'autant que les Russes font preuve d'un nationalisme obsidional. Ils considèrent que l'Occident les a trompés en élargissant l'OTAN à l'Est bien au-delà de ce qui avait été convenu en 1990 : alors qu'elle aurait dû rester confinée à l'Allemagne de l'Ouest, l'Alliance s'est étendue aux pays baltes, et il a même été question d'admettre en son sein l'Ukraine et la Géorgie, lors de la préparation du sommet de Bucarest en 2008. Les Russes ne font d'ailleurs pas toujours la différence entre l'OTAN et l'Union européenne.

Mes collègues sénateurs Simon Sutour et Jean Bizet viennent de publier un très intéressant rapport sur les relations entre l'Union européenne et la Russie. Le « partenariat stratégique UE-Russie » connaît aujourd'hui des difficultés. Quels que puissent être les différends – l'Union européenne a déposé une plainte contre la Russie devant l'OMC à propos de sa taxe sur le recyclage des véhicules –, il convient de repenser ce partenariat, avec un regard neuf.

En 2003, nous avions notamment fixé l'objectif d'une suppression totale des visas entre l'Union européenne et la Russie. Pour sa part, la France délivre actuellement 400 000 visas par an en Russie, notamment aux nombreux touristes qui se rendent dans notre pays. Ils seraient plus nombreux encore si notre politique de délivrance de visas était plus libérale. Le taux de refus est aujourd'hui très faible : 1,62 %. Le risque migratoire en provenance de Russie est pratiquement nul et le risque sécuritaire – lié à l'existence de certaines filières, par exemple tchétchène ou ouzbèke – est circonscrit. Si l'Allemagne délivre à peu près autant de visas que nous, d'autres pays européens – l'Italie, l'Espagne – sont plus généreux : ils en accordent environ 800 000 par an.

L'Union européenne doit pouvoir s'ouvrir en même temps à l'Ukraine et à la Russie. La question des relations entre l'Union et ses voisins orientaux serait traitée de manière beaucoup plus rationnelle si elle l'était sur une base tripartite. Nous n'avons aucun intérêt à allumer une nouvelle Guerre froide au coeur de l'Europe. Il convient d'envisager notre partenariat avec la Russie en se tournant vers l'avenir : la grande puissance du XXIe siècle, c'est la Chine. Son PNB aura dépassé celui des États-Unis dans quelques années. L'hégémonie américaine déclinera très progressivement, sur toute la durée du siècle. Compte tenu de sa position entre l'Europe et la Chine, le concours de la Russie nous est indispensable. Il l'est d'autant plus qu'elle est aussi notre partenaire au sein du Conseil de sécurité des Nations unies : aucune crise internationale – au Moyen-Orient, en Afrique ou en Afghanistan – ne peut se régler sans elle.

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