C'est toujours un grand plaisir de vous écouter. Vous vous en souvenez peut-être : vous aviez eu la gentillesse de m'emmener avec vous dans une de vos visites en URSS, lorsque vous étiez ministre de la défense. J'avais déjà pu mesurer alors votre immense culture historique – devenue rare dans notre pays –, qui vous avait permis de clore certains débats difficiles avec vos interlocuteurs soviétiques, notamment à propos de la relation privilégiée entre la France et l'Allemagne.
Vous avez rappelé à juste titre que la Russie est née à Kiev. Ce rappel est très utile à un moment où beaucoup sont tentés de voler au secours de l'Ukraine, sans comprendre qu'ils ouvrent ainsi toutes grandes les portes de l'Union européenne. Il convient certes de défendre ceux qui luttent pour plus de liberté en Ukraine, mais en ayant bien conscience que ce pays est presque consubstantiel à la Russie. Il n'est pas possible d'arracher l'Ukraine à la Russie pour la rattacher à l'Union. Cette dernière se trouve d'ailleurs bien mal en point après avoir procédé à un élargissement certes inévitable mais trop rapide.
Vous avez souligné un deuxième point très important : les relations économiques franco-russes se sont beaucoup améliorées ces dix dernières années non seulement parce que la Russie se développe et que nos entreprises sont performantes, mais aussi parce que les dirigeants français ont cherché à nouer les meilleures relations possibles avec le pouvoir russe.
La Russie n'est pas une démocratie libérale et les affaires ne s'y traitent pas comme en Europe occidentale : le pouvoir joue un rôle clé en la matière et il est indispensable d'établir une relation de confiance avec lui. Bien que Mme Merkel n'aime pas M. Poutine – elle a gardé de sa jeunesse est-allemande un mauvais souvenir des Russes –, elle se rend en Russie trois fois plus souvent que les dirigeants français. Elle n'oublie pas que la Russie constitue un marché considérable pour l'Allemagne. De même, les relations particulières entre M. Berlusconi M. Poutine ont permis à l'Italie de remporter de nombreux marchés en Russie. Que nous aimions ou non la Russie et M. Poutine, si nous voulons que nos entreprises travaillent dans ce pays, nous devons nous y rendre et y passer du temps. De plus, M. Poutine ne se contente pas des relations formelles habituelles entre chefs d'État et de gouvernement : un entretien avec lui commence généralement avec trois heures de retard et dure au minimum trois heures. Mais si l'on parvient à un accord, celui-ci sera respecté.
Je relève deux problèmes. D'abord, une certaine vision de la Russie – partagée non seulement par des responsables politiques mais aussi, vous l'avez dit, par certains banquiers – freine nos échanges. Surtout, l'Union européenne est totalement dépourvue de stratégie à l'égard de la Russie. Pour des raisons historiques, certains États membres ne veulent pas d'un rapprochement avec la Russie. Ils sont d'ailleurs encouragés dans cette attitude par les États-Unis. La participation de certains politiques américains aux manifestations en Ukraine ne facilite d'ailleurs pas la recherche d'une solution. Si nous ne parvenons pas à faire progresser le partenariat entre l'Union européenne et la Russie, nous ne réglerons pas la question ukrainienne. La Russie s'enfermera dans l'idée qu'elle est maltraitée, assiégée, repoussée. Nous recréerons une forme de Guerre froide, dont la Russie ne veut pas et dont personne n'a besoin.