Eu égard au sujet de l'exercice, nous avons axé notre argumentation sur les enjeux politico-institutionnels comme le contrôle démocratique, mais cela ne veut pas dire que, pour redynamiser l'Union politique, il ne faille pas mettre l'accent aussi et peut-être même d'abord sur les politiques, y compris sur le projet politique européen. On voit bien que certains de ses éléments sont à consolider ou à parachever, comme l'Union économique et monétaire (UEM), l'espace de libre circulation. Plus globalement, le projet européen doit trouver un nouveau souffle, une nouvelle légitimité. Porté à l'origine par une volonté de réconciliation, le projet européen doit désormais s'inscrire dans la mondialisation et se décliner dans les domaines commercial, énergétique, migratoire, climatique et diplomatique.
Nous formulons, concernant l'Union politique, trois séries de recommandations.
La première porte sur les compétences de l'Union. Notre ancien président, Tommaso Padoa-Schioppa, disait souvent que le mot démocratie renvoyait non seulement au δημος, aux citoyens, mais aussi au κρατος, aux pouvoirs de l'Union européenne à l'égard des États membres. Aussi la première priorité doit-elle être de clarifier leurs compétences respectives. Il ne s'agit pas d'en donner encore davantage à l'Union ; le traité de Lisbonne lui en donne déjà beaucoup et des clauses de flexibilité permettent de les étendre si nécessaire. Mais il faut leur préciser car plus personne ne comprend qui fait quoi au sein de l'Union européenne et au sein de l'UEM.
Un quart seulement des directives de l'Union européenne a une portée législative ; les trois quarts d'entre elles sont transposés par l'administration parce que ce sont des directives d'exécution adoptées souvent par la Commission européenne dans le cadre de ce que le jargon bruxellois appelle des procédures « comitologiques ». Il faudrait donc dissiper le mythe selon lequel 80 % de nos lois viendraient de Bruxelles.
Au sein de l'UEM, la crise a conduit à une forme d'intégration solidaire en contrepartie d'un contrôle accru. Ces évolutions ont bouleversé les frontières entre ce qui relève de l'UEM et ce qui relève des États membres. Là encore, il faut clarifier les rôles avant d'aller plus loin le cas échéant.
L'Europe a joué quatre rôles différents.
Elle s'est d'abord comportée comme le FMI, mais à titre temporaire et à l'intérieur d'une zone géographiquement limitée. Ainsi, le programme d'aide de l'UE-FMI s'est appliqué à quatre États membres qui ont de facto aliéné leur souveraineté vis-à-vis des marchés financiers. En échange des financements obtenus, ils ont dû subir un contrôle très approfondi de l'Union et du FMI. Se comportant comme le FMI, elle est devenue aussi populaire que lui.
Dans le cadre du pacte de stabilité et de croissance, l'Union agit un peu comme l'ONU puisqu'elle fait respecter des limites, des ratios économiques au lieu des frontières. À ce titre, l'Union fixe des obligations de résultat, mais pas de moyens. La mutualisation des dettes bouleverserait la donne dans la mesure où, en donnant sa garantie aux eurobonds ou aux eurobills, elle gagnerait le droit d'avoir son mot à dire dans les budgets nationaux.
L'Union fait aussi figure d'hyper-OCDE puisqu'elle fait des recommandations sur presque tous les sujets, l'âge de départ à la retraite par exemple, sans avoir les pouvoirs de les mettre en oeuvre. Ces prises de position tous azimuts créent un flou dramatique dans le partage des responsabilités et des compétences entre l'Union et ses membres.
Enfin, l'Union est apparue comme une sorte de Banque mondiale qui, parce qu'elle paie, donne des conseils. Je vous renvoie au projet d'arrangement contractuel entre l'Union et les pays de la zone euro, et même au-delà. Jacques Delors a parlé à ce sujet d'un super-fonds de cohésion et son intervention donnerait plus de légitimité aux recommandations de l'Union.
Cette typologie montre qu'il n'est pas besoin de modifier les traités pour clarifier d'ores et déjà les compétences. Il suffit de préciser que les directives sont des directives d'exécution. L'Union peut aussi réfréner ses tendances à faire des recommandations du type OCDE car il n'en a jamais été question dans le projet européen.
La deuxième série de remarques concerne le δημος, les citoyens. Dans ce domaine, le plus urgent consiste à mettre des visages sur des clivages car c'est ce qui manque à l'Union. Les prises de position existent au niveau européen, mais les visages qui les incarnent ne sont pas suffisamment visibles aux yeux des citoyens. Cela est particulièrement vrai au sein de la zone euro. Ces dernières années, elle a eu surtout l'apparence de la troïka : trois technocrates représentant une même pensée monolithique. La troïka était sûrement une nécessité économique, mais c'est un désastre politique.
On peut reprocher à l'Union européenne dans la dernière période d'avoir été en déficit d'efficacité, de popularité, mais plus difficilement de démocratie, la troïka mise à part, car le clivage dominant ces dernières années ne séparait pas Bruxelles et les peuples, mais les peuples entre eux – les Allemands et les Grecs par exemple. C'est pour cela qu'il a été si difficile de se mettre d'accord lors des Conseils européens à qui l'on peut en effet reprocher d'avoir agi trop peu, trop tard. Il s'agit donc d'un manque d'efficacité plutôt que de démocratie. La BCE n'a pas eu les mêmes problèmes puisqu'elle n'a pas d'ancrage démocratique.
Cela dit, pour mettre des visages sur la gouvernance européenne, on peut organiser des sommets de la zone euro plus réguliers, avoir un président à plein-temps pour l'Eurogroupe. Et, si des crises venaient à se reproduire, il faudrait un trio, et non plus une troïka, composé d'Européens, des représentants de la Commission, de la BCE et de l'Eurogroupe, afin d'éviter une dilution des responsabilités.
Il faut aussi faire connaître le visage des parlementaires, en renforçant leur rôle. Il y a ainsi au Parlement européen un projet de sous-commission pour la zone euro. L'article 13 du TSCG donne une base juridique pour créer une conférence interparlementaire traitant des sujets relatifs à l'UEM. C'est une nécessité et il faut aussi lui donner des pouvoirs clairs et retransmettre ses débats.
Au niveau de l'Union européenne, l'incarnation des politiques et la politisation des débats est déjà en marche, mais elle est opaque au niveau du conseil des ministres où l'on ne sait pas qui dit quoi, bien que le traité de Lisbonne stipule qu'en formation législative, les délibérations doivent être totalement transparentes. Au Parlement aussi, cette évolution est en cours et il suffirait par exemple des relevés de vote. Dans votre Assemblée, les citoyens peuvent savoir qui a voté quoi. Au Parlement européen ou au conseil des ministres aussi, mais il faut appartenir à un think tank pour savoir où chercher. Il s'agit pourtant d'une information majeure sur un plan strictement démocratique.
Autre échéance essentielle, l'élection du prochain président de la Commission européenne qui sera issu de la majorité du Parlement. Chaque visage portera un projet et il y a déjà des candidats. C'est une excellente occasion de renforcer le contrôle démocratique.
La troisième et dernière série de remarques a trait au fonctionnement des institutions européennes, pour les rendre plus légitimes et efficaces.
S'agissant de la Commission, sa composition qui prévoit un commissaire par État membre garantit sa représentativité. Maintenir ce principe ne veut pas dire que son fonctionnement ne puisse pas être plus vertical : son président, puisqu'il est issu de la majorité du Parlement européen, pourrait avoir plus de pouvoir et davantage de latitude pour organiser son équipe. Il faudrait qu'il désigne les six vice-présidents en fonction de leur poids politique et qu'à eux sept, ils se répartissent le travail.
Il n'est pas raisonnable de conserver la présidence tournante semestrielle du conseil des ministres ; elle ne sert à rien. Il faudrait instaurer un mandat d'au moins dix-huit mois assumé par un trio, et mettre les bons présidents à la tête des bons conseils.
Le déficit démocratique européen trouve aussi sa source au niveau national. Il y a une très grande hétérogénéité dans la nature et l'étendue des contrôles exercés par les Parlements nationaux sur leurs gouvernements respectifs. Nous avions fait une étude sur ce sujet pour le Parlement européen, qui place la France au milieu du peloton. Le Bundestag contrôle bien mieux Angela Merkel que l'Assemblée nationale François Hollande. Il y a des améliorations à apporter qui sont de votre ressort.
La plupart des recommandations que nous formulons n'impliquent pas nécessairement un changement des traités. Une modification des pratiques politiques suffit souvent. L'articulation entre l'Union européenne et la zone euro gagnerait en efficacité s'il était fait appel au mécanisme des coopérations renforcées plutôt qu'à des traités parallèles. Il a précisément pour but de gérer l'unité dans la diversité, dans le cadre d'un contrôle démocratique exercé par la Commission, le Parlement européen et les Parlements nationaux. Jacques Delors a souligné que la coopération renforcée est un outil qui n'a pas été suffisamment utilisé.